Vous allez chez quelqu’un qui vous dit « pardon pour le désordre ! » alors que tout est parfaitement rangé. C’est une posture de fausse modestie ou chleuasme. Mais pour qu’elle fonctionne, il faut être dans un cadre conversationnel coopératif. Référence : Erving Goffman
Retrouvez toutes les chroniques linguistes de Laélia Veron dans « C'est encore nous ! » sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-chronique-linguiste-de-laelia-veron
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AmusantTranscription
00:00 Là Elia, vous venez chaque semaine nous parler de langue, donc de linguistique mais
00:05 de stylistique aussi, parce qu'il n'y a pas que l'Académie française, il n'y a
00:09 pas que l'officine de l'Académie française qui s'appelle le Figaro.
00:13 Les chroniques linguistiques sont rares mais elles ont lieu aussi sur notre antenne et
00:17 c'est vous qui est officier.
00:18 Merci Charline, merci de donner cet espace d'ailleurs à la linguistique, parce qu'effectivement
00:22 il faudrait qu'on en ait ailleurs qu'au Figaro.
00:24 Bref, par exemple dans le journal Le Soir au Belgique.
00:27 Donc aujourd'hui je vais vous parler de stratégie conversationnelle et de cléasme.
00:30 Est-ce que vous vous rappelez ce que ça veut dire ? Je vous avais déjà évoqué ce mot ?
00:33 Non, personne m'écoute.
00:34 On l'a pas bien écouté.
00:35 On l'a pas retenu.
00:36 C'est le nom stylé en rhétorique pour dire une posture de fausse modestie, d'auto-dénigrement.
00:41 Par exemple c'est quand vous allez chez quelqu'un qui va vous dire "pardon pour le désordre"
00:45 alors que tout est rangé nickel.
00:47 Et vous, vous répondez gêné "mais quel désordre, voyons".
00:50 Ou bien c'est quand votre belle-mère vous apporte sa tarte tatin en disant "mais je
00:53 l'ai complètement raté" alors que c'est faux et vous êtes obligé de dire "mais pas
00:58 du tout, enfin, belle-maman, ça a l'air délicieux".
01:00 Ou peut-être que c'est l'inverse.
01:02 Peut-être que c'est vous qui mettez la pression sur votre interlocuteur ou interlocutrice
01:05 qui a adopté un discours auto-dénigrant pour pousser l'autre à vous faire des compliments.
01:10 Je sais pas si c'est une stratégie que vous utilisez.
01:11 En tout cas, qu'est-ce que ça révèle ce genre de petite interaction où tout le monde
01:15 sait très bien que chacun, chacune va jouer un rôle assez stéréotypé mais le joue
01:19 quand même ? Ça révèle que nos interactions sont codées, qu'elles vont respecter des
01:23 conditions, des sortes de rituels pour se dérouler sans accro.
01:26 Ça a été étudié par un sociologue américain qui s'appelle Erwin Goffman qui va théoriser
01:31 cela autour de la notion de face.
01:32 Selon lui, l'équilibre de la conversation, ça tient au fait qu'on essaye de faire en
01:35 sorte que tout le monde soit plus ou moins dans une position d'égalité.
01:39 Si quelqu'un se dénigre trop, on le rassure, on ménage sa face.
01:42 Et à l'inverse, si on vous fait plein de compliments, vous répondez "ah mais non,
01:46 c'est trois fois rien" pour ne pas être trop valorisé et ne pas trop dominer les autres.
01:50 Alors si on analyse ça dans l'émission, parce que moi j'aime bien que vous analysiez
01:53 le boulot.
01:54 - Je vais y aller.
01:55 Bonne fin de journée.
01:57 - J'y ai pensé quand Alex envoyait plein de compliments.
01:59 Qui est-ce qui se joue au contraire souvent sur le fait de dire qu'il est nul, qu'il
02:02 n'a pas préparé ses chroniques ? - Emmerick.
02:04 - Voilà, Emmerick Lomprey.
02:05 - Et qu'il ne sait pas laver.
02:06 - C'est autre chose.
02:07 - Il y a des choses vraies.
02:08 - Et quand il dit qu'il sert à rien, qu'est-ce que vous lui répondez la plupart du temps,
02:12 surtout Juliette ? Mais non, exactement, exactement ça.
02:16 Et pourquoi alors ? Bon, peut-être parce qu'il sert à quelque chose, mais aussi
02:19 peut-être… - Vous nous donnez l'autre choix.
02:21 - L'autre choix.
02:22 - On prend la réponse 2.
02:23 - C'est peut-être parce que, de fait, vous formez une équipe et que dans une équipe,
02:26 on doit favoriser la coopération.
02:28 Parce que quand quelqu'un perd la face dans une équipe, les autres la perdent aussi.
02:31 Dans une conversation, si quelqu'un vous dit qu'il est nul, vous êtes un peu obligés
02:35 de lui dire qu'il n'est pas signé, parce que sinon ça implique quoi ? Que vous êtes
02:38 nul aussi de prendre autant de temps à interagir avec lui.
02:41 Donc dans l'émission, quand Emmerick dit qu'il est nul, Charline a deux choix.
02:43 Soit elle va vers le clash, réel ou ironique, en lui disant « bah ouais, ta chronique
02:47 est moisie, d'ailleurs dégage, t'es viré ». Soit elle coopère et elle dit « mais
02:52 non » et elle contribue à assurer le bon déroulement de la chronique.
02:56 En fait, ça nous montre que la posture de fausse modestie ou d'auto-dénigrement, ça
03:00 fonctionne dans un cadre de coopération.
03:02 Parce que si l'autre ne joue pas le jeu et que quand vous dites « ma chronique est
03:05 un peu ratée », l'autre vous répond sérieusement « bah ouais, c'est pas génial », c'est
03:09 le grand moment de solitude.
03:10 Et attention aussi au malentendu, parce que ce n'est pas si facile de distinguer la
03:15 fausse modestie et un auto-dénigrement sincère.
03:17 Et dans ce cas-là, c'est double peine pour la personne qui trouve vraiment sa chronique
03:21 ou sa tarte tatin ratée qui en plus se fait engueuler.
03:23 Mais ça va, arrête, tu sais bien qu'elle est bonne.
03:26 Donc finalement, l'auto-dénigrement, c'est une stratégie qu'on peut tenter dans un
03:30 cadre coopératif.
03:31 Ça ne marche pas du tout dans un cadre comme le débat politique conflictuel, où le but
03:36 au contraire est de faire perdre la face à l'autre.
03:38 Si l'un des deux s'auto-dénigre, sincèrement ou non, en disant que sa proposition politique
03:43 était ratée, par exemple la réforme des retraites, l'autre va sauter sur l'occasion
03:46 et en rajouter « allez manif le 7, retrait total, démission ». Vous n'imaginez pas
03:51 dans un débat, Fillon dira « bah oui, c'est vrai, j'ai un peu détourné des fronts
03:55 publics », et peut-être tout lui répondre « mais non, c'est pas tant que ça, c'est
03:59 pour la famille ». Il va lui dire « c'est vrai, voleur, rend l'argent ». Et nous
04:02 rappeler qu'en politique, il est bon quelquefois d'investir la polémique et de ne pas accepter
04:07 toute forme de coopération.
04:08 Là, Elia Veyron, mais oui, c'est brillamment vu.
04:12 D'ailleurs, il n'y a aucun candidat à la présidentielle qui arrive en disant « je
04:15 vous préviens, je me présente, mais je vais faire un petit pourcent et demi ».
04:19 Sauf peut-être Poutou.
04:20 Oui, il y a peut-être Poutou.
04:21 Le seul qui joue un peu sur ça, c'est Poutou.
04:23 Il dit qu'il ne veut pas être élu, donc il ne joue pas complètement le jeu.
04:26 C'est vrai.
04:27 On a aussi le cas dans cette équipe d'un chroniqueur qui arrive toujours en disant
04:30 « je vous préviens, j'ai pas de blague ». Et en fait, il a mis plein de blagues
04:34 dedans, donc comme on s'attend à ce qu'il n'y ait pas de blague dans la chronique,
04:36 dès qu'il y a des blagues, bah, on rit.
04:38 *Saskia de Ville*