Quoicoubeh. Comment parlent les jeunes - La Chronique linguiste de Laélia Veron

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"Quoicoubeh" "Apayinye"... Comment fonctionnent ces mots? Et pourquoi les mots "de jeune" fascinent-ils autant les adultes ? D'ailleurs, ça existe vraiment "le langage jeune"? Référence: Françoise Gadet.

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Transcript
00:00 Laélia Veyron, vous êtes parmi nous aujourd'hui, vous avez pris le tram puis Orléans, votre université,
00:04 pour nous parler langue, linguistique, stylistique même.
00:08 Tout à fait, merci Charline.
00:10 Charline, est-ce que vous avez l'écran météo ?
00:12 Quoi ? Qu'est-ce que ?
00:14 Kwaku Bé !
00:15 Ah ! Vous avez entendu parler de ce mot ?
00:18 Non, un petit peu.
00:20 Il a été lancé par le TikToker Kamsko Lavache qui le prononce Kwaku Bé.
00:23 Deux interprétations possibles du mot.
00:25 Soit il serait inspiré d'un échange de Côte d'Ivoire,
00:28 soit il jouerait sur la prononciation de Kwa, Kwa A, Kwa B, Kwaku B.
00:33 Mais en réalité, il ne veut pas dire grand-chose, il sert surtout à piéger l'autre.
00:37 On aurait pu en rester là, mais il y a eu un journal qui a voulu en profiter pour lancer une panique morale.
00:42 Quel journal ?
00:42 Le Figaro !
00:43 Oui, c'était facile !
00:45 Le Figaro qui nous a dit que c'était, je cite, un signe de « la misère lexicographique des jeunes d'aujourd'hui ».
00:53 Alors, il faut se calmer, ça s'appelle une blague.
00:55 Et chaque génération a les siennes.
00:57 De mon temps, s'était appelé au téléphone un ami, lui demander « tu connais Sarah ? »
01:01 et quand l'autre dit « Sarah qui ? », lui dire « Sarah Croche ».
01:04 Elle est pas mal !
01:06 Et puis si on remonte plus avant, de la génération de nos parents, ou peut-être d'Hippolyte,
01:10 il y avait la réponse à « Kwa, Feur, Kwa Feur ».
01:14 Il a rang !
01:15 Et ça peut prendre une forme encore plus basique, la répétition en boucle de répliques célèbres.
01:20 Quand j'étais adolescente, les gens cools dont je ne faisais pas partie faisaient tout le temps « WhatsApp ».
01:24 Vous connaissez ça ? Ça vous dit quelque chose ?
01:27 La contraction de « What's up » en anglais, ça c'était avant,
01:30 mais ce n'était pas pour autant d'une richesse lexicale extraordinaire.
01:34 Bref, dans la plupart de ces jeux de mots, on retrouve les mêmes dispositifs que dans « Kwaku Bé »,
01:39 un détournement du mot, mais aussi des codes de l'interaction.
01:42 On piège l'autre en le faisant entrer dans un dispositif conversationnel standard,
01:46 une question, une réponse, pour l'interrompre de manière abrupte.
01:50 C'est ludique, mais c'est aussi un signe de reconnaissance générationnelle.
01:53 C'est d'ailleurs bien pratique pour exclure les adultes.
01:56 Lancer « Kwaku Bé » à son prof dans une salle de classe, c'est défier l'autorité,
02:00 tout en se cachant derrière le dispositif du jeu.
02:02 Et d'ailleurs, la meilleure manière de ringardiser le mot auprès des jeunes de la part des adultes,
02:07 c'est peut-être de l'employer.
02:09 Donc finalement, il n'a rien de spécifique à « Kwaku Bé »,
02:12 à part certes sa vitesse de diffusion grâce aux réseaux sociaux.
02:15 Il va peut-être rester dans l'usage, mais il peut aussi disparaître avec les grandes vacances.
02:20 Ce qui est peut-être davantage révélateur, c'est à quel point cette question d'un « langage jeune »
02:25 a toujours intéressé les adultes.
02:27 Que cet intérêt prenne la forme d'une fascination « Oh, quelle créativité ont ces jeunes ! »
02:32 ou de la peur « Ces jeunes qui menacent la langue française avec leurs mots barbares ! ».
02:36 Les linguistes sont très souvent sollicités par les médias à propos du langage jeune.
02:42 Et nous, on fait notre métier d'universitaire pénible.
02:45 C'est-à-dire qu'on commence par interroger les fausses évidences de la question.
02:49 Est-ce que ça existe vraiment le « langage jeune » ?
02:52 Déjà, c'est quoi un jeune ? A partir de quel âge on est plus jeune ?
02:55 Vous en dites quoi ?
02:56 - Alors ? - Quel âge vous diriez ?
02:57 - Très tard, très tard.
02:58 - Voilà, ça c'est quand on commence à être vieux qu'on dit ça.
03:02 Alors vous voyez, c'est pas si facile de répondre.
03:04 Et pourquoi tous les jeunes auraient-ils, auraient-elles le même langage,
03:06 alors qu'ils ont des pratiques différentes selon leur classe sociale, leur ancrage géographique, et j'en passe ?
03:12 Certes, vous n'allez peut-être pas comprendre les expressions de votre nièce plus jeune que vous,
03:15 mais peut-être qu'un autre jeune d'un autre milieu avec d'autres pratiques culturelles ne les comprendrait pas non plus.
03:21 Finalement, il y a bien quelques mots et expressions employés par beaucoup, si ce n'est tous les jeunes,
03:25 qui renvoient des références communes autour de l'école,
03:28 des intensifieurs qui changent de génération en génération.
03:30 Moi, je disais vachement, ça ne se dit plus.
03:32 Mais les spécificités strictement générationnelles...
03:36 Ça c'est quand on est vieux.
03:37 Reste... Pardon.
03:40 Les spécificités strictement générationnelles restent assez limitées et assez éphémères.
03:45 La linguiste Françoise Gaddé, spécialiste de la question,
03:48 disait que certes, les jeunes négociaient leur identité par leur façon de parler,
03:52 mais qu'ils et elles étaient surtout des locuteurs et des locutrices comme les autres.
03:56 Merci, Laëlie Aveyron.
03:57 Et donc, je note que le Figaro titre « misère lexicographique », mais vous employez « misère lexicale ».
04:01 Tout à fait. Ils se sont encore plantés.
04:04 Parce qu'on dit « misère lexicale ».
04:05 C'est ça, au fait. « Lexicographique », ça renvoie au fait de faire des dictionnaires.
04:08 Donc s'ils se plaignent de la misère lexicographique des jeunes d'aujourd'hui,
04:10 ça veut dire qu'ils se plaignent du fait que les jeunes ne fassent pas des dictionnaires,
04:13 ou au fait peut-être qu'en voulant donner une leçon, ils se sont encore plantés.
04:15 Pas du tout.
04:16 Merci beaucoup, Laëlie Aveyron. Une linguiste atterrée, je le rappelle.

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