Pourquoi utiliser un jargon ? La Chronique linguiste de Laélia Veron

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Le jargon, ce n’est pas l’argot. Tout le monde jargonne (plus ou moins) pour des raisons de précision technique, d’efficacité, de rapidité, mais aussi quelquefois pour des raisons de reconnaissance sociale… Références : M. Sourdot et D. François

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Transcript
00:00 Avant cela, on va écouter Laëlia Veyron.
00:02 Merci Charline.
00:03 Alors aujourd'hui, je voulais vous parler de jargon.
00:05 Dans le langage courant, quand on dit jargonner, c'est un sens plutôt négatif.
00:09 Qu'est-ce que ça veut dire pour vous jargonner ?
00:10 On peut dire les choses à peu près.
00:12 On peut les dire de manière…
00:13 On peut utiliser des termes techniques issus du vocabulaire du travail…
00:17 Voilà, tout fait, c'est bon.
00:18 Non, c'est ça.
00:19 Merci.
00:20 Quand on dit jargonner, d'habitude, ça a le sens négatif de langage un peu incompréhensible,
00:25 inintelligible, mais en linguistique.
00:27 Avec par exemple Denise François, Marc Sourdot et Charline qui sait les réponses.
00:30 On va différencier l'argot du jargon, parce que l'argot se définirait principalement
00:34 par sa fonction cryptique, alors que le jargon désigne un parler technique, qui peut paraître
00:39 étrange pour les gens de l'extérieur, mais qui n'a pas, lui, pour but de masquer
00:43 la communication.
00:44 Et en réalité, tout le monde jargonne.
00:45 Chaque milieu a son jargon, chaque milieu professionnel, mais il peut s'agir de tout
00:49 milieu soudé par une pratique commune, sportive, culturelle, le cinéma, la musique, etc.
00:54 Et par exemple, si je vous dis qu'à l'université, on discute entre MCF de la difficulté de
00:58 passer son HDR tout en essayant de déposer des projets ANR et d'obtenir la ripec, voilà,
01:02 je pense que ça reste un peu obscur pour vous.
01:05 J'ai employé des sigles, certains sigles sont présents dans la langue commune, comme
01:08 SNCF, DRH, mais d'autres sont spécifiques à nos milieux, et nous, ANR, ça veut dire
01:13 Agence Nationale de la Recherche.
01:15 Là, ça devient du jargon.
01:16 Vous aussi, vous avez vos mots de jargon à la radio.
01:19 Si on entend par exemple notre réalisateur François Audouin parler de préfateur, ça
01:23 peut déstabiliser.
01:24 Moi, ça m'a déstabilisé.
01:25 Ça veut dire quoi François ?
01:26 Ça veut dire que l'effet est appliqué, même si le technicien baisse le volume sonore
01:30 de ma voix normale, l'effet reste au même niveau.
01:32 Voilà, même avec l'explication, on n'a pas compris.
01:34 Voilà, c'est ça.
01:35 Et là, il s'agit d'un mot technique.
01:37 Mais le jargon, ça peut être aussi des mots courants qui prennent un sens spécifique
01:41 dans un certain milieu.
01:42 En linguistique, on parle de verbe copulatif, ça fait toujours rire mes étudiants, mais
01:46 ça n'a rien à voir avec le sens habituel du verbe copuler.
01:49 Et ici en régie, moi je me souviens d'un grand moment d'incompréhension de ma part
01:53 quand François m'a dit "là, Charline fait l'hélico".
01:55 J'étais "ah ouais, vraiment, Charline fait des choses comme ça ?"
01:58 Parce que pour lui, c'était le geste…
01:59 Une fille peut dire ça, un mec c'est plus chaud.
02:01 Ben ouais, c'est le geste que vous faites quand vous bougez de voix pour indiquer le
02:04 lancement d'un disque, mais pour moi, ça envoyait à autre chose.
02:07 Et encore un exemple de solitude linguistique quand on change de milieu professionnel.
02:11 Je travaille aussi en détention, et la toute première fois que j'y suis allée, pour
02:14 l'anecdote, le surveillant m'a enfermée et oubliée.
02:16 Et à un moment, il fallait quand même que je sorte, et je ne savais pas comment faire.
02:19 Et les détenus m'ont dit "on va faire un drapeau".
02:21 Et j'ai appris qu'un drapeau, c'est une petite feuille de papier blanc que vous
02:25 passez à travers la porte pour l'agiter, pour signaler une demande.
02:28 Et ça, typiquement, c'est bien un mot de jargon, parce que c'est partagé par tout
02:32 le monde au sein de la détention.
02:34 Détenus, surveillants, intervenants.
02:35 C'est comme le mot "yo-yo", par exemple, c'est les draps qui sont entre les cellules
02:38 pour passer des objets.
02:39 En tout cas, c'est pour savoir si vous êtes enfermée en prison, ça peut aider.
02:42 Il faut faire un petit drapeau.
02:43 Vous n'avez pas le droit de frapper à la porte, de cogner.
02:45 Bref, un mot de jargon, c'est un peu comme un mot de passe.
02:48 Le jargon a une fonction dénominative.
02:50 Il permet normalement d'aller vite, d'être efficace dans l'usage interne du groupe.
02:54 Mais il peut aussi avoir une fonction sociale.
02:56 Il sert à souder le groupe, à distinguer ce qui en sont de ceux qui n'en sont pas,
03:00 qui a le code linguistique qui ne l'a pas.
03:01 Et quand on ne l'a pas, on peut se sentir à côté de la place.
03:04 Et on peut alors essayer de chercher un ou une alliée qui va nous permettre de nous
03:08 affilier au groupe.
03:09 Je me rappelle dans cette émission, quand je suis arrivée et que j'ai dit "tout
03:12 à fait Juliette, qu'est-ce que c'est qu'une bonnette ?" et qu'elle m'a expliqué que
03:15 c'était Juliette.
03:16 C'est le petit bonnet du micro.
03:18 Voilà.
03:19 Et je me rappelle aussi quand Emmerich m'a dit "quoi ? Tu ne sais pas ce que c'est
03:20 qu'un régisseur ?" Emmerich m'a collé la honte sur mon manque de vocabulaire.
03:24 Donc il peut exister un usage détourné du jargon qui en fait un instrument de reconnaissance
03:31 sociale inaccessible aux non-initiés.
03:33 D'où l'énervement que l'on a parfois face à un jargon qui paraît moins précis
03:36 que verbeux, moins nécessaire que discriminant.
03:39 Nathalie : Laëlia Veyron, merci beaucoup pour cette chronique langue qu'on pourrait
03:43 écouter, podcaster, balado, diffuser.

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