Une tournure factitive, faire+infinitif implique-t-elle forcément une participation du sujet à l’action ? Est-ce problématique de dire « elle s’est fait violer » (plutôt que « elle a été violée ») ? Références : C. Le Bellec et M. Candea
Retrouvez toutes les chroniques linguistes de Laélia Veron dans « C'est encore nous ! » sur France Inter et sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-chronique-linguiste-de-laelia-veron
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00:00 Et dans cette classe, il y a une maîtresse de conférence à l'université d'Orléans,
00:03 n'est-ce pas ? Stylisticienne, linguiste et c'est sa chronique langue, là, Elia
00:08 Veyron, pour nous parler comme jamais.
00:09 Merci Charline.
00:10 Alors, la semaine dernière, je vous avais parlé de voix active et de voix passive et
00:14 j'ai reçu des courriers me disant « ça va pas du tout, vous n'avez même pas parlé
00:18 de tournure factitive, c'est n'importe quoi ». C'est vrai ! Donc vous, vous avez
00:22 des courriers où on vous traite de gauchasses, moi on me parle de trahison grammaticale,
00:26 c'est l'avis que j'ai choisi de mener.
00:27 Parlons-en de ces tournures dites factitives, c'est des tournures en « faire + infinitif
00:32 ». Par exemple, Juliette va peut-être se faire postillonner dessus par Thomas Croisière.
00:36 Dans ce cas, l'action n'est pas assurée par le sujet mais par un complément d'agent
00:41 introduit par la préposition « par ». Je répète, Juliette va se faire postillonner
00:46 dessus par Thomas Croisière.
00:47 Peut-être.
00:48 Possiblement.
00:49 Tout à fait possiblement, Juliette.
00:51 Pour répondre aux questions, le sujet c'est Juliette mais la personne qui fait l'action
00:55 c'est le complément d'agent Thomas et on pourrait donner plein d'exemples.
00:58 Se faire embaucher par Charline, faire monter ses sons par François, se faire imiter par
01:02 Aymeric Lomprey, ça donne ça d'habitude.
01:05 Bref.
01:06 Donc a priori dans ces tournures, en « faire », c'est le complément d'agent qui fait
01:10 l'action.
01:11 Mais dans certains cas c'est plus compliqué.
01:12 Si je dis « je me fais couper les cheveux par le coiffeur », certes je dis que je délègue
01:17 l'action à un tiers mais puisque je délègue, je participe un peu à l'action même si
01:21 je ne l'accomplis pas.
01:22 Autre exemple, si on dit « les propriétaires des yachts géants à Jaxio ont fait financer
01:27 leur amarrage par le Fonds Vert gouvernemental », petit exemple d'actu, certes celui qui
01:31 fait l'action de payer c'est le Fonds Vert, donc l'argent public, mais on peut penser
01:35 que les propriétaires ont un petit peu participé à l'action.
01:38 Là où ça devient polémique ces tournures, c'est quand on parle de violences et notamment
01:42 de violences sexuelles.
01:43 Par exemple si je dis « elle s'est fait violer », ça fait souvent polémique, est-ce
01:47 que la tournure factitive est problématique par rapport à une tournure à la voie passive
01:52 ou active ? Je rappelle la différence entre les trois.
01:54 Tournure factitive c'est « machine s'est fait agresser par son collègue », voie passive
01:59 c'est « machine a été agressée par son collègue », et à la voie active, Juliette,
02:02 qu'est-ce que ça donne ?
02:03 - Il y a un gros con qui a agressé machine.
02:05 - Voilà, la voie active par Juliette, j'aime bien.
02:09 Donc la tournure, elle s'est fait agresser, est-ce que ça implique une participation
02:13 du sujet ? Ça c'est une question qui fait débat en grammaire.
02:16 Pour certaines chercheuses comme Maria Candéa, il y a toujours le soupçon d'une participation
02:20 dans ces tournures en fer, et d'ailleurs les sujets des factitifs sont très majoritairement
02:24 désanimés.
02:25 Mais pour d'autres, la tendance à utiliser ces tournures factitives, c'est une simple
02:28 évolution de la langue, une recherche de formes nouvelles, plus modernes, plus expressives.
02:32 C'est la position de la chercheuse Christelle de Bellac qui considère que ces structures
02:36 sont neutres.
02:37 Et c'est vrai que ce n'est pas parce que vous dites « elle s'est fait violer »
02:39 que vous choisissez d'employer consciemment le factitif pour culpabiliser les victimes
02:44 et que vous êtes le nouveau Gérard Depardieu, vous répétez peut-être simplement « des
02:48 tournures en usage ».
02:49 Mais alors, comment est-ce que ça se fait qu'on a malgré tout souvent ce soupçon
02:54 de participation ? Et surtout, pourquoi dans certaines tournures plus que dans d'autres ?
02:58 Pourquoi plus dans « elle s'est fait violer » que « elle s'est fait cambrioler » par
03:02 exemple ?
03:03 Eh bien sans doute pour des raisons qui sont plus sociales que linguistiques.
03:06 En fait, la formule n'est pas forcément responsabilisante en soi, mais nous vivons
03:10 dans une société où on soupçonne encore les femmes victimes de violences sexuelles
03:14 de les avoir initiées ou d'y avoir participées.
03:16 Et dans ce cas, on peut penser que la tournure factitive « se faire violer » a un effet
03:20 d'écho avec d'autres discours culpabilisants.
03:23 Et on peut alors juger important et politique de ne laisser planer aucune ambiguïté.
03:28 Je vous laisse vous faire votre avis sur la question, mais le fait même qu'il y ait
03:31 débat autour de ces formules nous rappelle qu'on ne peut pas parler de langue sans
03:34 parler de société.
03:35 *Oh, là Elia Veyron, merci !* Bien compris ! *Mais oui, évidemment, la langue c'est politique, ça fait évoluer les choses aussi !*