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Cécile Ernst, agrégée en sciences économiques et sociales, répond aux questions de Dimitri Pavlenko. Elle est l'auteure de "Bonjour madame, merci monsieur. L’urgence de savoir vivre ensemble" aux Éditions JC Lattès.

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Transcription
00:00 Que serait la vie en société sans la politesse ?
00:02 Et si c'était en fait une grande affaire pour la démocratie ?
00:05 On en parle aujourd'hui sur Europe 1,
00:07 c'est le vendredi thématique que vous propose la rédaction
00:10 et notre premier invité y a consacré un ouvrage.
00:14 Bonjour Cécile Ernst.
00:15 - Bonjour.
00:16 - Bienvenue sur Europe 1, vous êtes agrégée en sciences économiques et sociales,
00:19 vous avez enseigné pendant 15 ans,
00:20 alors un peu partout, classe prépa, lycée, lycée dans le 16ème arrondissement de Paris,
00:24 mais aussi en zone d'éducation prioritaire dans les Yvelines,
00:27 vous êtes l'auteur d'un ouvrage.
00:29 Bonjour madame, merci monsieur,
00:31 "L'urgence du savoir vivre ensemble",
00:33 tiens, tiens, sacrée expression,
00:35 c'est paru chez la TESS il y a de ça une dizaine d'années,
00:37 mais c'est toujours d'actualité.
00:38 On va parler de ce savoir vivre ensemble
00:40 parce que semble-t-il vous considérez que c'est la clé de notre sujet,
00:44 mais peut-être pour commencer Cécile Ernst, tout simplement,
00:47 qu'est-ce que c'est la politesse ?
00:48 Est-ce que c'est la bienséance, les bonnes manières, la courtoisie ?
00:52 Comment on fait le tri entre tous ces termes ?
00:55 - Alors la politesse, c'est...
00:57 On considère que c'est un ensemble d'usages sociaux
01:00 qui oriente les comportements d'un groupe.
01:03 Et en ce qui me concerne, je préfère parler de civilité et de savoir vivre.
01:06 Alors la politesse est à l'intersection des deux,
01:08 mais parler de civilité et de savoir vivre,
01:10 ça permet juste de remonter d'un cran
01:12 et de comprendre des notions
01:14 qui ensuite vont se traduire par la politesse en fait.
01:17 Voilà.
01:18 - Alors le savoir vivre, on a cette image
01:20 des bonnes manières,
01:22 de cet ensemble de codes qu'il faut apprendre,
01:24 parce que ça n'est pas inné,
01:25 la manière dont on mange à table,
01:27 comment on pose ses couverts,
01:29 l'ordre de préséance,
01:30 quand on entre dans une pièce, qui s'assoit le premier.
01:32 Bref, il y a une forme d'élitisme à travers cette notion de savoir vivre.
01:36 Ça n'est pas tout à fait la même chose
01:37 dans la notion de civilité.
01:39 Alors comment vous placez la barrière entre les deux notions ?
01:41 - Alors, tout simplement en prenant un dictionnaire,
01:43 civilité, c'est bonne manière à l'égard de l'autrui.
01:46 Et savoir vivre, c'est connaissance
01:50 et pratique des usages du monde.
01:52 Et le monde, c'est une expression du 19e siècle
01:55 qui veut dire le beau monde, les élites.
01:57 Et donc on a, ces deux notions ne s'opposent pas,
01:59 mais elles permettent de mieux comprendre
02:02 pourquoi la politesse est parfois
02:05 une pratique essentielle à la démocratie
02:08 et pourquoi parfois,
02:09 elle est simplement la caractérisation d'un entre-soi
02:11 que les sociologues considèrent aujourd'hui
02:13 comme des pratiques de distinction sociale.
02:16 - Oui, alors il y a toute une histoire
02:17 de la codification de cette politesse.
02:19 Vous allez nous raconter ça,
02:20 mais d'abord, le plus important,
02:22 c'est que vous, c'est ce que je disais en introduction,
02:24 vous tissez un lien, un fil entre la politesse et la démocratie.
02:29 Vous dites qu'en réalité, c'est un sujet qui est central
02:32 aujourd'hui pour le fonctionnement de la vie démocratique.
02:34 Mais pourquoi ?
02:35 - Alors parce qu'en fait, la civilité,
02:38 elle émerge au moment de la...
02:42 Enfin, dans le 16e siècle, 17e siècle,
02:44 on l'identifie assez facilement.
02:47 Et en fait, elle est concomitante de l'humanisme.
02:52 Et je me suis intéressée à la civilité
02:53 parce qu'on parle beaucoup d'incivilité.
02:55 Donc la civilité, c'est le contraire de l'incivilité.
02:57 Et en fait, ce mouvement s'incarne dans l'honnête homme
03:01 qui va cultiver au sens quasi littéral du terme,
03:06 comme on cultive un jardin,
03:07 il va cultiver son esprit et donc s'instruire.
03:10 Et il va cultiver ses manières,
03:11 c'est-à-dire ses bonnes manières à l'égard des autres.
03:13 - Et pourquoi fait-il ça ?
03:15 - Comment ? - Pourquoi fait-il ça ?
03:16 Qu'est-ce qu'il combat, en fait, avec sa politesse ?
03:19 - Alors, ça s'inscrit en fait dans un mouvement
03:21 qui est une pacification des mœurs
03:23 liée à la centralisation du pouvoir royal
03:25 qui, progressivement, va s'arroger
03:28 le monopole de la violence légitime.
03:30 - Ça, c'est la bonne thèse de Max Weber.
03:33 - Absolument. Mais ça se traduit dans la société
03:36 par une réduction de la conflictualité
03:39 avec, je dirais, les élites qui avaient l'habitude
03:43 de porter la conflictualité entre domaines
03:46 ségnoriaux au Moyen-Âge, etc.
03:48 et qui, progressivement, vont se "curialiser",
03:50 c'est-à-dire qu'ils vont être obligés,
03:52 par la centralisation du pouvoir dans les mains de la monarchie,
03:55 d'être présents à la cour, de paraître à la cour.
03:58 Et en fait... - Et on va pas se battre,
04:00 on va pas s'entretuer sous les yeux du roi,
04:02 il y a cette idée-là. - Absolument.
04:03 Et donc, la conflictualité va plutôt
04:06 se déplacer vers le champ politique
04:10 dans les joutes verbales, dans les jeux d'influence, etc.
04:12 - Et c'est ça qu'on perpétue aujourd'hui à travers la politesse ?
04:15 À quel moment, en fait, il y a cette transition démocratique,
04:18 si je puis dire, de ces codes très élitistes aristocratiques ?
04:22 - Alors, en fait, la civilité, d'abord, elle va...
04:26 et c'est double, avec ces deux piliers,
04:29 cultiver son esprit, cultiver ses manières.
04:31 Pour moi, aujourd'hui, j'en suis certaine,
04:33 ça a été le substrat dans lequel les hommes de la Troisième République
04:36 ont puisé pour fonder le concept de citoyenneté.
04:39 C'est-à-dire, pour savoir ce que c'est qu'un citoyen,
04:41 on s'appuie sur la notion d'honnête homme.
04:44 Et c'est pour ça qu'on fonde l'École de la Troisième République
04:46 avec, d'un côté, l'instruction, cultiver son esprit,
04:49 et de l'autre côté, on l'a totalement oublié,
04:51 cultiver les bonnes manières par un enseignement de la morale
04:54 qui imprègne toute l'École de la Troisième République.
04:56 Et donc, pour terminer sur les pratiques de savoir-vivre,
05:00 la cour, etc., au XVIIe siècle,
05:03 l'aristocratie, qui est l'élite de l'époque,
05:05 comprend qu'à la cour, il va falloir que,
05:09 comme elle est confrontée aussi à l'honnête homme
05:11 et qui monte dans la hiérarchie de la monarchie
05:13 parce que ce sont sur ces honnêtes hommes
05:14 que la monarchie va s'appuyer
05:17 pour avoir des ministres compétents, etc.,
05:19 il y a une concurrence entre les deux groupes sociaux,
05:21 et l'aristocratie commence à s'approprier les codes de la civilité,
05:25 et pour garder sa suprématie,
05:26 elle va sophistiquer ses codes de civilité
05:29 jusqu'à produire un savoir-vivre
05:30 avec des codes d'entre-soi qui ne sont reconnaissables
05:33 que par les gens du groupe.
05:34 Et là, ça devient une pratique de distinction sociale.
05:36 - Mais alors, vous dites aujourd'hui, dans votre livre,
05:38 "Le citoyen fait acte de civisme en pratiquant la civilité".
05:42 Mais quel est le rapport, justement ?
05:44 - Alors, le rapport, c'est que...
05:46 - En quoi me montrer poli, finalement,
05:47 c'est bon pour la démocratie, très simplement, Cécile ?
05:50 - Eh bien, parce qu'en fait,
05:51 quand on regarde l'École de la Troisième République,
05:53 elle affiche au fronton de tous les monuments publics
05:56 des valeurs, liberté, égalité, fraternité,
05:58 et la civilité permet de pratiquer ces trois valeurs,
06:04 si je puis dire.
06:05 Je vais vous prendre un exemple très concret.
06:07 Une année, en classe de seconde, à la rentrée,
06:10 je vois arriver un jeune homme avec, je ne sais pas pourquoi,
06:12 quelque chose dans son attitude qui m'interpelle.
06:15 Il passe devant moi et sur son sac e-spac,
06:18 je vois que s'affichait au typex, donc au blanco,
06:22 des injures à caractère sexuel, avec, pardonnez-moi,
06:25 mais je n'en dirai pas plus, il y avait quand même le mot "salope".
06:28 Donc, c'était quand même bien tourné vers les filles.
06:29 Et en fait, quand je vais voir le CPU,
06:31 en disant "écoute, là, je trouve quand même que c'est violent",
06:34 ils me disent "mais non, attends, si on avait que ça à gérer,
06:37 non, on ne va pas s'en occuper".
06:38 Et en fait, quelque part, cet exemple-là,
06:41 très clairement, donc manque de civilité par rapport aux autres,
06:45 en fait, si on tire le filet un tout petit peu,
06:47 on attaque deux principes de la République.
06:49 - Oui, mais on va vous dire, alors ça, c'est intéressant votre exemple,
06:51 pourquoi ? Parce qu'on va vous dire,
06:53 la politesse, c'est le respect que je témoigne à autrui.
06:55 Oui, mais là, quand vous attaquez ce jeune sur ce qu'il a écrit sur son sac,
06:58 vous manquez de tolérance, Cécile Ernst.
07:00 - Alors, on peut le voir comme ça,
07:02 mais on peut le voir comme ça, et je viendrai,
07:06 parce qu'effectivement, on a ce filet-là aussi, sur ces sujets-là.
07:09 Quand je dis que ça attaque deux valeurs de la République,
07:12 première chose, c'est une agression,
07:15 par rapport à la personne qui est derrière, notamment les filles.
07:18 Une agression. Ce qui veut dire que, en l'agressant la personne,
07:21 il envoie très clairement un message totalement contraire à un principe de solidarité.
07:25 Je vous agresse, donc si vous avez un problème, évidemment,
07:28 ce n'est pas moi que vous allez vous tourner.
07:29 Vers moi que vous allez vous tourner.
07:30 Donc, on écorne le principe de solidarité,
07:33 et on écorne aussi le principe de liberté.
07:35 Si ce jeune homme est dans une cour de récréation,
07:36 où il fait très chaud, il y a un arbre, il se met à l'ombre,
07:39 il est évident qu'un certain nombre de filles ne vont pas oser aller se mettre à l'ombre,
07:43 et donc elles vont rester à cuire au soleil.
07:45 Donc, sa liberté à lui va limiter leur liberté à elle.
07:48 Et c'est là où je dis que ça écorne les principes de notre démocratie.
07:52 - Alors, on ne va pas avoir le temps, très rapidement,
07:54 vous dites la politesse, elle a été attaquée,
07:57 à la Révolution française, à la Révolution russe aussi,
08:00 parce que c'était du capital culturel, toutes ces pratiques que vous avez racontées.
08:04 - Les pratiques de savoir-vivre, ce sont les capitales culturelles, pas la civilité.
08:07 - Et aujourd'hui, quand on voit des députés qui arrivent à l'Assemblée sans cravate,
08:10 et qui le revendiquent, il y a une nouvelle attaque,
08:13 la politesse est de nouveau l'objet d'attaques, aujourd'hui, ça s'élance ?
08:15 - Oui, en fait, il y a vraiment une tradition d'anti-politesse,
08:18 ça a été très bien étudié par Frédéric Rouvillois,
08:22 qui s'enracine dans la Révolution, où effectivement,
08:25 on supprime les codes, les titres, les hiérarchies, etc.
08:29 et tout le monde s'appelle citoyen.
08:31 Ensuite, ça se prend dans le mouvement ouvrier,
08:34 avec l'empreinte du marxisme qui décode la société comme une lutte des classes,
08:38 et donc toute une partie de la population ouvrière
08:40 ne veut pas se reconnaître dans les pratiques qui sont assimilées aux élites.
08:44 Et on arrive à mai 68, avec l'idée d'une émancipation de l'individu par rapport au collectif.
08:50 En réalité, et donc ça c'est toujours aujourd'hui revendiqué,
08:54 mon hypothèse, c'est que dans cette anti-politesse,
08:56 on a jeté le bébé avec l'eau du bain, c'est-à-dire on a jeté le savoir-vivre,
08:59 en jetant aussi la civilité, qui est le fondement de notre démocratie,
09:02 et là ça devient dangereux.
09:03 - Merci beaucoup Cécile, je renvoie vers la lecture de votre ouvrage,
09:06 alors c'est paru chez La Tess il y a une dizaine d'années,
09:07 mais ça se trouve toujours, il est toujours aussi intéressant.
09:09 Bonjour madame, merci monsieur, l'urgence du savoir-vivre ensemble,
09:14 merci d'être venue nous voir ce matin sur Europe 1.
09:16 Tiens, les pratiques de politesse d'ailleurs, elles varient dans le monde,
09:20 c'est question du "c'est coutume".
09:21 On fera un petit tour du monde tout à l'heure à 7h40,
09:23 on ira faire notamment un tour en Afrique, ou encore au Japon.
09:26 Il est 7h23, c'est le jour de la fin de l'époque.

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