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Dans son édito du 11/03/2023, Mathieu Bock-Côté revient sur l’Express qui consacre sa une à un penseur des années 90, Francis Fukuyama, qui a laissé dans l’imaginaire collectif une formule forte : «La fin de l’histoire».

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Transcription
00:00 Autre thématique, que reste-t-il de la fin de l'histoire ?
00:03 L'Express, cher Mathieu, a décidé de consacrer sa une cette semaine à un penseur
00:08 qui a eu ses heures de gloire dans les années 1990
00:11 et qui a laissé dans l'imaginaire collectif une formule forte.
00:15 La fin de l'histoire.
00:16 Nous parlons évidemment ici de Francis Fukuyama,
00:18 le politologue et philosophe américain.
00:21 Et vous souhaitez prendre prétexte de cette une
00:24 pour revenir sur cette expression et vous demander ce qui reste
00:28 de la fin de l'histoire aujourd'hui.
00:30 C'était une formule dont on a beaucoup parlé.
00:31 C'était lié à la chute de l'Union soviétique.
00:33 Et on disait de Fukuyama, de manière très...
00:36 On l'a caricaturé, il faut dire.
00:37 On disait pour lui, à la fin de l'histoire, plus rien ne se passerait,
00:40 plus de guerre, plus de conflits, plus de tensions.
00:43 Évidemment, si ça avait été ça, ça aurait été complètement idiot.
00:45 Mais c'est pas ce qu'il disait.
00:46 Il disait une idéologie va s'étendre sur le monde,
00:50 va devenir absolument hégémonique et nous ne serons plus capables d'imaginer
00:54 l'expérience humaine à l'extérieur des catégories de cette idéologie.
00:57 Donc, la démocratie libérale de marché, à peu près.
01:00 Et ça, de ce point de vue, alors, on peut être en désaccord
01:03 parce qu'on regarde le monde aujourd'hui, il est sous le signe du pluralisme,
01:07 du conflit, de la diversité des civilisations, du choc idéologique.
01:10 Mais il n'en demeure pas moins que l'idéologie dominante encore aujourd'hui,
01:13 c'est effectivement cette conception du libéralisme démocratique
01:17 qui est lié à la mondialisation, la gouvernance globale,
01:20 une certaine interprétation des droits de l'homme.
01:22 Ça demeure l'idéologie dominante.
01:24 Je note cela dit devant cette thèse, cette thèse qui était...
01:26 Donc, c'est la fin de l'histoire,
01:27 puis il n'y aura plus de grand débat extérieur à cette idéologie.
01:31 C'était contredit par plusieurs figures.
01:32 J'en évoque quelques-unes, c'est intéressant.
01:34 Samuel Huntington, dont on a beaucoup parlé,
01:36 qui a eu la contre-formule, le choc des civilisations.
01:38 Et on a l'impression que les deux formules sont vraies.
01:41 Autant l'idéologie libérale progressiste domine le monde occidental,
01:45 autant le monde de notre époque est aussi celui du choc des civilisations.
01:48 Il y a un type, un politologue, qui s'appelle James Kirk,
01:53 qui est intéressant aux États-Unis, qui avait dit non,
01:55 il y a un choc interne à l'Occident aujourd'hui
01:57 entre les défenseurs de la tradition et la marche en avant du progrès progressiste.
02:01 Et John Fonte, un autre penseur américain très intéressant,
02:04 qui lui a dit non, il y a un vrai conflit aujourd'hui.
02:06 Le vrai conflit, c'est entre la démocratie libérale et l'État-nation,
02:09 d'un côté, qui viennent ensemble pour lui,
02:11 et de l'autre côté, le progressisme transnational,
02:13 donc la gouvernance globale, le multiculturalisme et tout ça.
02:15 Ce qui est intéressant quand on s'intéresse à Fukuyama,
02:18 c'est qu'il a posé une thèse très forte qui nous oblige à nous demander aujourd'hui
02:23 quels sont les vrais clivages dans notre société,
02:25 quels sont les vrais clivages qui nous traversent,
02:28 quels sont les vrais conflits qui traversent notre société.
02:30 Est-ce que c'est seulement la question sociale?
02:32 Est-ce que ce n'est pas surtout la question identitaire?
02:33 Est-ce que ce n'est pas la question civilisationnelle?
02:35 Donc Fukuyama nous oblige à nous demander,
02:37 si ce n'est pas la fin de l'histoire,
02:38 quels sont aujourd'hui les vrais clivages dans nos sociétés?
02:41 Mais le débat sur les retraites, par exemple, en France,
02:44 ne prouve-t-il pas la question sociale qui demeure l'alpha,
02:47 en quelque sorte, et l'oméga du débat démocratique?
02:50 Je ne crois pas.
02:50 Je pense que le débat sur les retraites, qu'on en dise,
02:52 pour moi, c'est les derniers spasmes d'un État social,
02:55 obèse, ventripotent, qui n'est pas capable de se réguler
02:58 et qui a investi des énergies politiques immenses,
03:02 immenses, pour être capable de faire finalement une réforme mineure
03:05 qu'il va falloir reprendre dans quelques années.
03:07 C'est quand même fou.
03:08 L'énergie politique a investi ici dans un projet
03:11 qui fondamentalement doit être repris dans 17 à 8 ans.
03:13 Cela dit, je pense qu'il y a de nouveaux clivages
03:17 qui émergent aujourd'hui parce que c'est presque une guerre idéologique.
03:19 Certaines diraient une guerre de religion interne à l'Occident
03:22 qui traverse notre monde aujourd'hui.
03:24 Entre deux conceptions de l'être humain,
03:25 est-ce que l'être humain naît homme ou femme?
03:28 Ou est-ce que l'être humain naît indéterminé, ni homme ni femme,
03:31 et est appelé à vivre dans une pure fluidité de son identité?
03:34 J'en parle souvent, mais c'est fondamental.
03:36 La conception de l'être humain sur laquelle repose notre démocratie,
03:39 est-ce que c'est un être humain enraciné ou est-ce que c'est un être humain liquide?
03:42 La question du transhumanisme, demain, elle est fondamentale.
03:46 La question du transhumanisme,
03:47 qu'est-ce qu'on fait avec tous les progrès technologiques qui sont devant nous?
03:50 Ça va transformer notre rapport à la cité.
03:52 La question de l'immigration, quoi qu'on en dise,
03:54 est-ce qu'une société,
03:55 est-ce qu'une société, c'est un peuple avec son histoire et sa culture
03:59 ou c'est une forme de société artificielle
04:01 qu'on peut commander seulement grâce aux règles de l'ingénierie sociale?
04:04 Je note que Fukuyama, pour revenir à lui pendant un instant,
04:07 Fukuyama, lui, pense que finalement,
04:08 le modèle américain peut s'étendre à travers le monde.
04:10 Pour lui, une société, c'est ni un peuple ni une civilisation,
04:13 c'est une forme de société artificielle, pilotée bureaucratiquement,
04:17 qui prospère grâce aux règles du marché
04:19 et qui, fondamentalement, est étrangère à la culture du peuple qui l'habite.
04:22 Moi, je pense que de ce point de vue,
04:24 même si Fukuyama avait été hostile à la guerre d'Irak en 2003,
04:27 on a vu cette idéologie hyper démocratique
04:30 en qui pense imposer une forme de colonisation démocratique mondiale
04:33 et universelle depuis 20 ans.
04:35 On l'a essayé quelques reprises et ça a échoué chaque fois.
04:37 Je pense que la grande découverte des 20 dernières années,
04:40 c'est l'existence des cultures, des peuples et des civilisations
04:43 et que toutes les communautés humaines ne sont pas interchangeables.
04:46 Cela dit, dans le monde occidental aujourd'hui,
04:48 je n'ai pas l'impression que c'est la démocratie qui triomphe,
04:50 j'ai l'impression que c'est la démocratie qui régresse.
04:53 Mathieu, excusez-moi, mais vous n'en démordez pas, en fait.
04:55 Vous croyez vraiment que le totalitarisme aujourd'hui nous menace?
04:58 Oui, oui, je le crois absolument.
04:59 Il se déploie non pas... Il est sans goulag,
05:02 c'est le totalitarisme sans le goulag,
05:03 mais il se déploie avec...
05:06 de manière liberticide, premièrement.
05:08 C'est-à-dire, il restreint toujours le domaine des opinions autorisées
05:10 et on trouve toujours des gens, pour l'évoquer,
05:13 qui considèrent qu'il y a trop d'espace possible
05:15 pour le désaccord idéologique.
05:17 Il y a des ministres dans les pays démocratiques,
05:20 vous ne me croirez pas, Elliot,
05:21 mais il y a des ministres dans les pays démocratiques
05:22 qui proposent de fermer les chaînes de télé.
05:24 Vous imaginez? C'est inimaginable.
05:26 Eh bien, on voit ça aujourd'hui.
05:28 On a aussi cette forme de conditionnement social de la population,
05:32 donc l'éducation devient rééducation.
05:34 Il y a quelque chose d'assez inquiétant dans cette espèce de...
05:37 On prétend être en démocratie, mais dans les faits,
05:38 on traite le peuple comme une collection de tarés, de beaufs inquiétants
05:41 qu'on doit rééduquer à temps plein,
05:43 et d'autant plus qu'on traite sa culture
05:45 comme une série de préjugés à déconstruire.
05:47 Alors, ayant dit tout cela,
05:48 vous me permettrez d'avoir quelques réserves
05:50 quand on nous dit que des conflits qu'on a dans le monde aujourd'hui
05:52 auraient le camp des démocraties
05:54 et le camp des autocraties et des dictatures.
05:55 Genre, moi, je suis solidaire, sans le moindre doute, de l'Occident,
05:58 qu'on se comprenne bien.
05:59 Mais je pense qu'on se prête des vertus que nous n'avons plus.
06:01 Nous ne sommes plus les démocraties libérales exemplaires
06:03 que nous prétendions être.
06:05 Nous vivons sur un vieux gagné,
06:06 nous vivons sur une fausse réputation,
06:08 nous vivons sur nos anciennes victoires,
06:09 mais certainement pas sur notre réalité aujourd'hui.
06:11 La démocratie occidentale, aujourd'hui, régresse.
06:13 La culture des peuples occidentaux se désagrège.
06:16 Mais la bonne bourgeoisie libérale, version Fukuyama,
06:18 peine à voir dans cela autre chose
06:20 que l'évolution naturelle de nos sociétés,
06:22 alors que c'est devant tout cela le visage de la décadence qui nous mord.
06:25 [Musique]
06:29 [SILENCE]

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