Agatha Christie, une vieille dame trop choquante, à nouveau censurée par son éditeur
Tous les matins après le journal de 8h30, Emmanuelle Ducros dévoile aux auditeurs son «Voyage en absurdie», du lundi au jeudi.
Retrouvez "Voyage en absurdie" sur : http://www.europe1.fr/emissions/chronique-en-absurdie
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00:00 à vous Emmanuel Ducrof.
00:03 C'est pas ça, mais c'est que j'ai perdu le texte de votre chronique,
00:07 mais je sais de quoi l'on parle Emmanuel, on va parler ce matin
00:10 d'Agatha Christie. Son oeuvre est en cours de republication au Royaume-Uni depuis 2020.
00:16 Seulement, il se trouve Emmanuel, que son éditeur Harper Collins
00:19 a décidé de soumettre Miss Marple et Hercule Poirot à la lecture de Sensivity Readers.
00:25 Alors qu'est-ce que c'est que ces Sensivity Readers ?
00:27 Ce sont les lecteurs de la sensibilité qu'on pourrait aussi appeler des démineurs littéraires
00:32 ou ça c'est ma vision des choses, des biblio-hygiénistes.
00:36 Ils sont supposés purger les livres du langage,
00:39 des concepts potentiellement offensants pour le lectorat contemporain.
00:43 Pour ce qui est des ouvrages actuels, on est souvent dans le gommage préventif
00:47 de toutes les aspérités pour que personne ne ressente le moindre inconfort en lisant.
00:51 Quand un auteur crée par exemple un personnage qui souffre de discrimination
00:54 que lui-même ne connaît pas, attention, il peut pécher par appropriation de la souffrance d'autrui,
00:59 il lui faut donc un garde-sûrbe sensible.
01:02 Ça revient à dire que toute licence littéraire est désormais en liberté surveillée.
01:06 Mais pour les livres à paraître, soit.
01:08 Ce qui concerne les oeuvres plus anciennes, comme celle d'Agatha Christie,
01:12 écrite en 1920 et 1976, ça pose des vraies questions.
01:16 Elle est potentiellement devenue intolérable pour une partie du lectorat,
01:19 c'est du moins ce que pense l'éditeur.
01:21 - Mais qu'est-ce qui a été réécrit précisément dans l'œuvre d'Agatha Christie à ce stade des choses-là ?
01:25 - Alors souvenez-vous, en 2020, c'était le titre de l'ouvrage "Die Pteneier"
01:28 qui avait été révisé, devenu "Ils étaient dix" pour, selon l'héritier d'Agatha Christie,
01:32 ne blesser personne. Là, on va bien au-delà.
01:35 Selon le Télégraphe, des paragraphes entiers ont été expurgés ou plus radicalement supprimés.
01:41 On a effacé les descriptions des références ethniques.
01:44 Pire, des personnages qui avaient le malheur, selon les "sensivity readers",
01:47 d'être noirs, juifs ou gitanes, n'existent tout simplement plus dans la réécriture d'Agatha Christie.
01:52 - Alors le terme "oriental", par exemple, a aussi été biffé du texte de "Mort sur le Nil".
01:57 C'est quand même un peu ennuyeux, là.
01:59 - Oui, comme toute référence d'ailleurs au peuple nubien, pourtant structurant dans l'histoire égyptienne.
02:03 Dans cet ouvrage de 1937, il est question d'un serviteur noir décrit initialement comme souriant
02:08 quand il comprend qu'il doit taire un incident.
02:10 Dans la version sensible, il n'est plus ni noir ni souriant,
02:13 c'est simplement devenu une personne qui acquiesce.
02:16 Des exemples comme ça, il y en a à l'appel.
02:18 Des expressions, oui, parfois racistes ou antisémites, parfois simplement datées,
02:23 elles ont toutes été purgées.
02:25 Et cette réécriture, elle est vraiment, vraiment problématique.
02:28 - Justement, pourquoi ça pose problème, ces réécritures sensibles, Emmanuel ?
02:33 - Parce que cette vague de vertus qui pousse à la réécriture d'ouvrages célèbres
02:38 gagne du terrain dans le monde anglo-saxon.
02:39 L'auteur pour "Enfant roi le dalle" ou celui de James Bond, Sir Arthur Fleming,
02:43 ont déjà pris leur petite fessée posthume par les ligues de vertus littéraires.
02:48 Heureusement, pour l'instant, la France est encore épargnée
02:50 par sa législation sur le droit d'auteur.
02:52 Mais derrière le cache-sec, ce n'est plus acceptable dans le monde actuel,
02:57 ce qui est à l'œuvre, c'est un effacement de l'histoire littéraire,
02:59 comme on effaçait les personnages sur les photos sous Staline.
03:03 Et puis c'est surtout l'affirmation que le lecteur d'aujourd'hui
03:05 est dépourvu de tout recul par rapport à un texte.
03:08 Il faut donc lui mâcher le travail en lui servant une purée bien lisse,
03:12 sans morceaux, comme à un petit enfant.
03:14 Lire, normalement, c'est se confronter.
03:16 Là, on ne permet plus, en faisant ça, à personne de se confronter
03:18 à rien du tout intellectuellement.
03:20 En somme, on force les gens à enfiler les charentesses de la pensée.
03:24 Alors, tous les lecteurs, tous ceux qui aiment les livres,
03:26 les auteurs devraient s'insurger.
03:28 Les éditeurs pourraient facilement présenter des lectures critiques
03:30 ou annoter des livres qui ont mal vieilli.
03:32 Parce que oui, c'est vrai, des livres ont mal vieilli.
03:34 Quand ils les réécrivent comme ça, ils font le choix de servir
03:37 aux lecteurs de l'eau tiède à la place du thé.
03:39 C'est, en fait, pour le dire avec un langage qui ne passerait pas
03:43 à la réécriture, les prendre pour des cons.
03:45 - Oh, l'auditeur sensible sera choqué, Emmanuelle Ducrox.
03:48 Merci à vous qu'on lira, avec plaisir également,
03:51 dans les colonnes de l'opinion.
03:53 Merci beaucoup, Emmanuelle.
03:54 Bonne journée à vous, 8h45.