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Art et designTranscription
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis d'Occulture.
00:04 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoir.
00:08 - Bonjour.
00:09 Notre rencontre quotidienne, c'est une conversation à trois voix avec notre invitée.
00:13 Elle est romancière, dramaturge et essayiste.
00:16 Elle a publié une vingtaine d'ouvrages, mais ses dernières publications s'éloignent
00:20 de la fiction.
00:21 Notre invitée se consacre à ses réflexions.
00:24 Son dernier essai porte sur le problème blanc et vient de faire paraître aux éditions
00:30 du Seuil ce dernier livre dont le titre est « L'opposé de la blancheur ».
00:34 - Bonjour Léonora Miano.
00:36 - Bonjour.
00:37 - Bienvenue dans les midis de Culture.
00:38 - Merci de votre invitation.
00:39 - C'est la question que vous posez dès les premières lignes de cet essai.
00:44 Peut-on déconstruire un blanc à la façon d'un homme dit déconstruit ? C'est une expression
00:50 qu'on a beaucoup entendue et qu'on utilise notamment communément maintenant dans le
00:54 débat sur les relations entre sexes.
00:58 Est-ce qu'on peut faire le même parallèle ?
01:00 - C'est la question.
01:03 C'est-à-dire qu'est-ce qu'on peut imaginer une manière d'être blanc qui ne soit pas
01:11 dominante, qui ne soit pas en quelque sorte toxique ? Et d'abord pour les blancs eux-mêmes,
01:20 est-ce qu'on peut renouveler les significations politiques et symboliques qui se sont attachées
01:32 à cette appellation et aux populations qui sont concernées par elle depuis maintenant
01:38 600 ans ?
01:39 - Mais quand on entend qu'un homme se dit homme déconstruit, c'est souvent le pire.
01:44 Ceux qui se disent « je suis un homme déconstruit » en général ne le sont pas.
01:50 Et ce besoin de le faire savoir dénote plutôt un manque de réflexion sur le sujet.
01:59 Est-ce que ce serait pareil là aussi ? C'est-à-dire moi qui suis blanche, on est tous les deux
02:06 blancs avec Nicolas, on arriverait en disant « nous sommes des personnes blanches déconstruites
02:11 ». Ce serait un peu plausible ?
02:13 - Est-ce que ce soit de le dire ?
02:15 - Voilà, c'est ça.
02:16 Si on est vraiment déconstruit, je pense que ça va se voir et que surtout ça produira
02:23 des effets.
02:24 Mais j'avais posé cette question en préambule comme une espèce de boutade.
02:30 Je suis quelqu'un de très espiègle.
02:32 - Ça marche bien d'ailleurs comme question.
02:35 - Oui, parce qu'il faut dépassionner un peu ces questions-là aussi, qui ne sont pas très
02:41 fédératrices et les aborder d'une manière qui permette aux personnes qui nous font l'amitié
02:50 de s'y intéresser, d'une manière qui leur permette de comprendre qu'on n'est pas dans
02:57 une posture accusatoire et vengeresse.
02:59 Il s'agit de comprendre un phénomène qui a quand même beaucoup contribué à fracturer
03:06 le genre humain et de voir comment trouver de nouveaux territoires relationnels.
03:13 - L'avenir des Noirs dans ce pays est exactement aussi brillant ou aussi sombre que l'avenir
03:23 du pays.
03:24 C'est entièrement au peuple américain de décider s'il va ou non affronter, faire avec
03:34 et accueillir cet étranger qui l'a calomnié si longtemps.
03:37 Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de découvrir dans leur propre cœur pourquoi
03:44 il était nécessaire d'avoir un nègre en premier lieu.
03:47 Parce que je ne suis pas un nègre.
03:48 Je suis un homme.
03:49 Mais si tu penses que je suis un nègre, ça veut dire que tu en as besoin.
03:54 Et si je ne suis pas un nègre ici, alors même que vous l'avez inventé, vous les Blancs,
04:01 alors vous devez comprendre pourquoi.
04:02 - James Baldwin dans "A Conversation with James Baldwin", interview du Dr Kenneth Clark,
04:09 c'était en mai 1963.
04:11 Vous devez comprendre pourquoi c'est la fin de ce propos.
04:16 Propos dans lequel cet écrivain afro-américain, figure majeure du mouvement des droits civiques
04:21 aux Etats-Unis, pose en fait toute la vision de votre livre.
04:25 C'est aux Blancs de se poser la question.
04:28 - Oui, puisque cette invention des races et surtout leur hiérarchisation émanent de
04:41 ce qui est devenu l'Occident.
04:42 C'est-à-dire l'Europe de l'Ouest quand elle s'engage dans son projet conquérant.
04:48 Et je précise bien que c'est à cette époque-là, puisqu'elle ne s'est pas toujours envisagée
04:54 de cette manière dans ses rapports avec le reste du monde, mais il entre en elle quelque
05:00 chose, à l'époque des conquêtes coloniales, qui ne l'a plus quittée et qui l'amène
05:04 donc à créer une façon de se présenter au monde, mais aussi une façon d'envisager
05:14 les autres.
05:15 Il faut savoir pourquoi.
05:17 Si on veut, pourquoi est-ce qu'on a eu besoin de quelque part de se soustraire un
05:24 peu à cet espace de commune humanité ?
05:27 Besoin de s'envisager, de se croire supérieur à ce point et de s'autoriser donc tout
05:35 ce qu'on s'est autorisé par la suite et d'examiner les empreintes que ça a pu laisser
05:43 en nous aujourd'hui.
05:44 Donc c'était ça le projet du livre, commencer en tout cas à poser cette question du pourquoi,
05:53 puisque nous voyons que quelques siècles plus tard, nous sommes encore un peu incarcérés
05:59 dans cette vision des uns et des autres qui s'est créée à un moment précis et nous
06:03 avons l'impression que nous n'allons pas pouvoir en sortir.
06:06 Or, j'ai pour ambition, mon ambition ultime, c'est quand même celle-là, c'est de dévitaliser
06:13 ces catégories raciales de leur contenu et de nous restituer à nos humanités débarrassées
06:21 de ce stigmate.
06:23 Et je prétends qu'il y a un stigmate à la fois pour les populations défavorablement
06:29 racialisées mais aussi pour ceux qui l'ont été favorablement.
06:32 Et c'est cela que je voudrais maintenant interroger.
06:36 L'archive de James Baldwin date du début des années 60, 63-64.
06:41 Entre temps, là on est en 2023, la question du problème blanc qui est le sous-titre de
06:48 votre livre, Léonora Amiano, réflexion sur le problème blanc, est-ce qu'il a été
06:53 insuffisamment abordé selon vous ? On va pouvoir aussi aborder le concept de blanchité
06:59 qui est vraiment le fil rouge de votre texte.
07:01 Est-ce que la blanchité, ce problème blanc n'a pas été abordé pendant plus de 50
07:06 ans, 60 ans ? Je trouve qu'il ne l'a pas été en tout
07:09 cas par les blancs.
07:12 Puisque si on regarde les productions intellectuelles, artistiques et même spirituelles des groupes
07:23 minorés, le problème racial est souvent au cœur, en tout cas quand il se trouve
07:29 en Occident, souvent dans des sociétés marquées par la différence raciale.
07:39 Donc ceux-là ont déjà tout dit sur leur expérience, sur la manière dont on peut s'opposer
07:51 à un projet de déshumanisation et le déjouer, et tout ce que ces gens ont fait ne semble
08:01 pas suffire à nous délivrer de ce problème racial.
08:05 Donc je pense qu'il manque une voix à toutes les conversations que nous avons sur ces questions
08:12 et c'est la voix de ceux qui ont été favorablement racialisés.
08:15 Et alors on comprend leur silence, c'est-à-dire que quand on est dans cette situation qui
08:21 est une situation de pouvoir, on n'interroge pas sa condition.
08:26 On pense que c'est normal finalement.
08:27 Oui, finalement on ne la vit même pas comme une condition et puis surtout on se perçoit
08:31 avant tout comme légitime à incarner l'universel.
08:37 Tandis que les autres, puisqu'ils sont nommés, définis et qu'on leur a assigné
08:42 en plus des positions sociales, ne sont pas perçus comme incarnant l'universel.
08:48 Et on sent bien que dès lors que l'on acceptera une définition raciale de soi, on perdra
08:55 ce pouvoir, ce droit d'incarner l'universel que l'on s'est approprié.
09:01 Et on n'a pas très envie de ça.
09:04 On a envie de dire qu'on ne voit pas les couleurs, qu'on ne leur donne aucune signification,
09:09 que tout ça n'existe pas.
09:11 Mais depuis qu'on le dit, on voit bien que ça n'a pas résolu le problème.
09:14 Ça c'est trop facile ?
09:15 C'est un peu facile.
09:16 C'est ce qu'on appelle le color blind.
09:18 L'aveuglement, le fait de ne pas nommer les couleurs et de faire comme si de rien n'était.
09:22 Oui, c'est un peu hypocrite parce que les couleurs, à moins de se crever les yeux,
09:27 on les voit tous.
09:28 Le problème n'est pas de ne pas les voir.
09:30 Le problème est d'y attacher une signification ou pas.
09:34 Et ce n'est pas parce que les gens vous disent qu'ils n'y attachent aucune signification
09:39 que c'est vrai.
09:41 Si ça l'était, on verrait vraiment dans toutes les instances de pouvoir un environnement
09:49 humain multicolore et ce n'est pas le cas.
09:52 Léonora Miano, nous sommes désolées, nous vous interrompons quelques minutes.
09:56 Le temps de l'annonce du prix Nobel de littérature en direct en ce moment même en Suède.
10:06 Le prix Nobel de littérature en 2023 est donné à l'auteur norvégien, Jon Fosse,
10:13 pour sa nouvelle dramatique et sa prose qui donne la voix à ce qui est inoubliable.
10:20 Le prix Nobel de littérature en 2023 est donné à l'auteur norvégien, Jon Fosse,
10:27 pour ses jeux et sa prose innovantes qui donnent la voix à ce qui est inoubliable.
10:34 Alors le prix Nobel de littérature a été attribué à Jon Fosse, écrivain norvégien,
10:42 dramaturge.
10:43 Vous le connaissez Léonora Miano ?
10:46 Je ne connais pas très bien toute son œuvre mais j'ai lu quelques pièces.
10:50 Il s'est bien donné au théâtre.
10:52 Ça fait longtemps, ça faisait longtemps.
10:54 Le dernier dramaturge était peut-être Oles Sojinka.
10:57 Moi je ne suis pas beaucoup les prix Nobel de littérature.
11:00 Vous ça vous intéresse ?
11:01 On entend quand même.
11:03 C'est difficile de ne pas être au courant.
11:06 En général, on cherche à lire au moins un texte du nouveau Nobel.
11:11 C'est vrai.
11:12 Qu'est-ce que ça représente ce prix pour un écrivain ?
11:14 Comment vous l'imaginez ?
11:16 Je ne l'imagine pas tellement.
11:18 Moi quand j'entends, j'entends décerner ce prix qui est censé couronner.
11:27 C'est un peu la consécration mondiale pour un auteur planétaire.
11:33 Le rayonnement du Nobel est planétaire.
11:36 Je regrette beaucoup que nous n'ayons pas encore créé en Afrique subsaharienne francophone
11:44 des distinctions qui aient le même retentissement.
11:47 C'est ce que ça m'évoque en premier lieu.
11:50 Que ceux qui ont un rayonnement planétaire viennent toujours des mêmes espaces.
11:56 Il faut que ça change.
11:58 Juste avant cette attribution du prix Nobel, Léonora Miano, vous nous parlez de cette absurdité.
12:04 Il y aurait un aveuglement sur la couleur.
12:07 Pourtant dans votre essai, "L'opposé de la blancheur", vous dites bien que la blanchité,
12:11 et il faut que vous nous expliquiez en quoi consiste ce concept,
12:15 n'est pas réductible à un phénotype, à une couleur de peau,
12:19 et que c'est beaucoup plus un discours, une histoire, qu'une couleur de peau.
12:26 Oui, ça commence avec...
12:28 Disons que ça se donne pour support la couleur de peau.
12:33 Mais on voit bien que c'est avant tout une modalité du pouvoir.
12:37 Et que c'est quelque chose qui se met en place dans les sociétés esclavagistes des Amériques.
12:44 Alors quand on dit les Amériques, c'est aussi les anti-françaises.
12:47 Parce que quand je dis les Amériques, les Français aiment bien se sentir écartés du problème.
12:52 C'est vrai que ça ne les concerne pas.
12:53 On y reviendra, oui.
12:54 Donc ça se met en place dans les sociétés esclavagistes des Amériques
13:01 pour structurer la société et décider, non seulement qui aura le pouvoir,
13:10 mais surtout qui aura les ressources.
13:12 Et qui les aura de génération en génération.
13:16 Ça se met en place à un moment où, bien que l'on parle d'égalité et de liberté,
13:23 on décide que quand même, on ne veut pas que tout le monde en bénéficie de la même manière.
13:28 Et qu'il faut donc décider selon quels critères les uns en bénéficieront et pas les autres.
13:35 Et la blanchité se pose comme critère autorisant à bénéficier des droits,
13:43 les plus élevés au sein de la société et des ressources, bien sûr.
13:48 Alors quand tout cela se met en place, il peut nous sembler évident
13:55 qu'il suffit d'être noir ou d'ascendance subsaharienne pour être privé des avantages de la blanchité.
14:04 Mais quand on examine ces histoires de manière fine,
14:08 on voit bien que des personnes ayant un phénotype caucasien ont pu en être exclues à certains moments,
14:15 ou en tout cas ne pas en bénéficier pleinement.
14:18 Ce qui nous amène à bien voir la valeur politique de ce...
14:25 Comment appeler ça ?
14:28 Oui, de cette instance du pouvoir.
14:31 C'est sa valeur symbolique qui prend appui sur la couleur de peau,
14:38 mais qui très vite s'évade vers d'autres champs.
14:42 - Vous l'avez dit, l'idée c'est donc de hiérarchiser la société,
14:46 de créer des groupes et donc d'exclure, bien sûr.
14:49 - Absolument.
14:50 - Et ce que vous expliquiez à l'instant, c'est notamment vous en parlez dans votre livre,
14:55 en rapport avec des films et des séries que vous avez vues.
14:58 Je ne sais pas si vous avez les exemples de la représentation que vous prenez dans votre essai,
15:02 mais notamment vous parlez de cette loi de "one drop rule",
15:05 la règle de la goutte de sang unique,
15:07 où une seule goutte de sang, dit noire,
15:10 peut exclure l'individu de cette blanchité,
15:14 alors qu'on pourrait percevoir cette personne comme blanc.
15:17 Donc là vraiment c'est exactement l'essence même de ce terme de blanchité, de ce phénomène.
15:22 - Absolument.
15:24 - Et donc ça nous semble un peu délirant d'imaginer comment peut-on mesurer une goutte de sang
15:30 après combien de générations on peut estimer que c'est seulement une goutte qui reste.
15:34 Mais c'est quand on arrive dans cette société à un point de, comment dire,
15:43 de paranoïa collectif à propos du problème racial
15:49 qui amène à élaborer ce type de dispositions.
15:55 Qu'est-ce que ça signifie ?
15:56 Ça signifie qu'on veut à toute force se prémunir d'avoir dans sa propre lignée
16:03 la possibilité, même très très très lointaine,
16:08 de voir surgir à la énième génération
16:12 quelqu'un qui pourrait avoir un phénotype un peu douteux.
16:15 Donc on va décider que la moindre petite goutte de sang vous exclut donc de la blanchité
16:21 même si tout dans votre apparence invite à vous considérer comme blanc.
16:28 Et donc ça nous permet de voir, comment dire,
16:34 c'est-à-dire que la société américaine, pour le coup, puisque c'est de celle-ci qu'il s'agit,
16:39 est arrivée dans ce domaine-là à une sorte de folie,
16:46 une folie de la race tellement il fallait maintenir l'exclusion de certains.
16:51 On a sûrement privé beaucoup d'autres de leurs droits.
16:57 Vous prenez l'exemple de ce film "She's Too" de Lone,
17:01 c'est l'exemple même de ce que vous appelez la blanchité intériorisée et incorporée.
17:06 Il n'y a plus besoin de cet environnement où a lieu l'esclavage
17:11 pour que la blanchité puisse s'exprimer.
17:15 Et c'est, en quelques mots, mais ce film c'est l'histoire d'une institutrice blanche
17:20 qui va fonder une école, une des premières écoles destinées aux filles africaines-américaines
17:25 dans le Connecticut et qui, pour cela, va finir ensuite incarcérée.
17:31 Mais qu'est-ce que ça veut dire de la société dans laquelle on vit aujourd'hui,
17:37 aux États-Unis aussi ?
17:39 Cette représentation qui date des années, si je ne dis pas de bêtises...
17:44 - On est en 1831 quand elle crée son école, sa ferme.
17:51 - En 34, l'année d'après. - Voilà, 34, voilà.
17:55 Qu'est-ce que ça dit ? Ça nous renseigne sur les pathologies de l'identité
18:02 que l'on voit encore à l'œuvre aujourd'hui.
18:05 Ça nous renseigne aussi sur toutes les batailles qu'il y a eues.
18:09 Ça nous permet de savoir, et c'est important, que des gens se sont engagés pour l'égalité,
18:15 ont pris des risques.
18:17 Prudence Crandall, puisque c'est d'elle qu'il s'agit,
18:20 avait au départ créé simplement une école pour filles.
18:24 Elle avait créé une école pour filles.
18:27 Et elle recevait des étudiantes de la bonne bourgeoisie, du Connecticut à l'époque.
18:33 Et c'est quand arrive sa première élève africaine-américaine
18:38 que les parents blancs retirent leurs enfants de l'école.
18:41 Et elle se dit qu'elle ne va pas abandonner son projet d'instruire.
18:47 Et elle considère aussi que les jeunes filles noires ont le droit d'être instruites.
18:55 Elle est un peu acculée à n'accueillir que des jeunes filles noires.
19:00 Ce n'était pas son projet au départ.
19:02 Mais elle s'est accrochée à ce projet parce que ça lui semblait juste.
19:06 Simplement, elle n'a cessé d'être attaquée, menacée.
19:09 L'école brûlait quelquefois.
19:11 Enfin, bon.
19:12 Et elle a donc dû abandonner.
19:14 Elle s'est retrouvée en prison, comme vous l'avez dit.
19:17 Et dans l'histoire des États-Unis, des profils comme le sien et des profils de femmes,
19:21 il y en a beaucoup.
19:23 On peut même faire un livre sur ces femmes qui se sont engagées
19:27 avant l'abolition de l'esclavage, avant la proclamation d'émancipation de l'école,
19:34 pour la justice et l'égalité.
19:37 Dans votre livre, Léonora Miano, vous convoquez l'exemple de ce film,
19:42 "She's Too Alone".
19:44 Mais c'est différent de parler de Prudence Crandall.
19:47 Vous, vous appuyez sur le film.
19:49 Est-ce que la manière dont Prudence Crandall s'est engagée pour ses petites filles, noires,
19:56 est différente dans la représentation qui en a été donnée dans ce film ?
20:01 Est-ce que justement, cette manière de valoriser le courage d'une femme blanche,
20:07 ce n'est pas encore une manière pour le problème blanc de s'auto-pardonner,
20:12 sans se poser les bonnes questions sur ce qu'il a fait ?
20:15 On peut dire ça quand le film est mauvais.
20:18 Ce n'est pas un très bon film, ce n'est pas ça qui m'intéressait.
20:21 Ce qui m'intéressait avec ce film, c'était la transmission de, comment dire,
20:31 d'un épisode de l'histoire liée à la manière dont les Etats-Unis ont cherché à affronter ce problème racial
20:42 et donc les individus qui se sont dressés pour l'affronter.
20:47 Je pense que même si le film n'est pas super, après l'avoir vu, on va faire des recherches sur cette femme.
20:54 Il pose des questions, il soulève des choses.
20:56 Il présente les acteurs de l'époque et on peut tout à fait se limiter à cet aspect-là de ce qu'il propose.
21:03 Ce n'est pas un film génial, personne ne connaît "She's too tall".
21:07 Mais je l'ai pris pour ça, pour ce qu'il nous propose en termes de connaissances de l'époque.
21:14 Est-ce que la représentation de Crandall est fidèle ?
21:20 Je pense qu'elle avait un peu plus de tempérament que ce qui est montré dans le film.
21:26 Elle était moins glamour.
21:28 Mais voilà, le cinéma est un art populaire aussi.
21:31 Ça sert à ça, ça sert à nous prendre un petit peu par la main pour qu'on aille trouver l'histoire de la vraie Crandall.
21:38 Mais ça sert aussi à formater, ça vous le dites très bien.
21:40 Ça formate aussi des clichés, des a priori.
21:43 Bien sûr, mais c'est les Blancs qui font les films.
21:46 Donc ils les font évidemment. Par exemple, dans ce film, les personnages noirs sont sans relief, n'ont pas beaucoup de caractère.
21:54 Mais encore une fois, Prudence Crandall a existé.
21:58 Et son école a vraiment existé.
22:00 Elle a vraiment été en prison, comme on le voit dans le film.
22:04 Elle a vraiment dû affronter toute la bonne société du Connecticut.
22:09 Il y a vraiment eu une loi empêchant la circulation des Noirs seulement parce qu'elle avait créé cette école.
22:19 Et qu'on ne voulait donc plus que des jeunes filles noires venant d'autres États puissent être instruites.
22:28 Donc, même si ce n'est pas un film super, il nous met quand même en présence d'une figure que nous devrions connaître.
22:37 Voilà, que je trouve en tout cas intéressante.
22:42 Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flamboyante, du cannibalisme tenace,
22:54 trésor content, la folie qui se souvient, la folie qui hurle, la folie qui voit, la folie qui se déchire, et vous savez le reste,
23:00 que deux et deux font cinq, que la forêt miaule, que l'arbre tire les marrons du feu, que le ciel se lisse la barbe, etc., etc.
23:06 À force de regarder les arbres, je suis devenu un arbre, et mes longs pieds d'arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin, de hautes villes d'ossements.
23:16 À force de regarder le Congo, je suis devenu un Congo brusque de forêt et de fleuve, où le fouet claque comme un grand étendard,
23:24 l'étendard du prophète, où l'eau fait licroala, licroala, où l'éclair de la colère lance sa hache verdâtre et force les sangliers de la putréfaction
23:34 dans la belle orée violente des narines. Au bout du petit matin, le soleil qui toussote et crache ses poumons.
23:41 Douaniers, anges qui montaient aux portes de l'écume la garde des prohibitions, je déclare mes crimes et qu'il n'y a rien à dire pour ma défense.
23:50 Le cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, lecture sur France Culture en 1972, Léonora Miano, pourra évidemment revenir aussi à la France,
24:03 puisque vous parlez des Etats-Unis, on l'a compris dans le début de cette conversation, et vous faites ce comparatif avec la France.
24:11 La comparaison est intéressante parce que la France a pratiqué l'esclavage loin de son territoire, contrairement aux Etats-Unis,
24:19 et la conséquence de cela, encore aujourd'hui, c'est que l'esclavage, la colonisation, c'est un sujet qui semble distant pour les Français.
24:29 Qui semble très périphérique, même si tous ces territoires lointains sont aujourd'hui la France, et qu'ils le sont en réalité depuis cette époque.
24:41 Donc non, la France n'a pas pratiqué loin de son territoire, elle a pratiqué loin de son territoire européen.
24:47 Visuel en tout cas, oui.
24:49 Son territoire européen, puisqu'elle a des territoires qui ne sont pas européens mais qui sont la France, et elle les a depuis longtemps.
24:56 Donc effectivement, ça crée de grandes différences dans la manière d'aborder cette question, puisque les Etats-Unis n'ont pas pu, eux, y échapper.
25:07 Ils étaient tout le temps dans la présence des autres, de tous les autres, que ce soit les Amérindiens ou les Africains déportés, et puis plus tard leurs descendants.
25:17 Donc il n'y avait pas moyen d'échapper à toutes ces présences.
25:22 Pour les Français de la partie européenne du pays, il était aisé de ne même pas savoir que tout cet autre réel existait.
25:36 Les colonies, c'était loin, ça reste loin.
25:40 La vie qui s'y déroulait était une vie différente, même si, voilà, elle était mise en œuvre par des personnes issues de bonnes familles françaises,
25:51 parce que les colons les plus fortunés n'étaient pas des inconnus, c'était des gens qui revenaient souvent aussi en France européenne, en France hexagonale, comme on dit souvent.
26:04 Et donc il y avait quand même pas mal d'échanges, et puis les colonies travaillaient pour le continent.
26:11 Chaque fois que l'on a consommé des denrées produites par les colonies, on a un petit peu consommé de la sueur d'esclaves, et quelques fois du sang d'esclaves.
26:23 Donc on n'était quand même pas complètement séparés. Je pense qu'on pouvait savoir si on avait voulu savoir.
26:29 Mais c'est vrai que la présence physique des personnes réduites en esclavage n'était pas commune.
26:40 Et que quand des Noirs ont commencé à venir s'établir en France européenne, ils n'étaient pas très nombreux non plus.
26:50 Donc c'était, voilà, quelques figures remarquables dans le paysage, mais c'était pas une masse de gens dont la présence vous incite à vous poser des questions sur la manière dont vous fonctionnez en tant que société.
27:06 Quelle serait la bonne manière pour se confronter à cette question-là en France, puisque vous faites une comparaison entre les Etats-Unis et la France ?
27:14 Vous l'avez dit, Léonora Miano, aux Etats-Unis, la question s'est posée parce que c'était sur un territoire, le même sol.
27:21 Là, on a l'impression que la question est lointaine, que la question de la colonisation, même si on va avoir beaucoup plus de débats autour de la colonisation,
27:29 notamment avec les études postcoloniales, se pose, quelle serait la manière pour les personnes de se confronter à cette question-là ?
27:39 Ce serait d'en parler plus ? Ce serait de faire, de reconnaître ce qu'on appelle aujourd'hui un privilège blanc ? Ce serait de s'excuser ?
27:48 Pour vous, ce serait quoi cette manière de le confronter ?
27:51 Il y a plein de manières. Déjà, quand on se définit en tant que nation et quand on parle de ce qu'est l'identité française,
28:02 peut-on continuer à le faire sans mentionner l'influence et donc l'empreinte de toutes les présences qu'on a conviées en soi du fait de sa propre volonté,
28:16 qui était autrefois une volonté prédatrice, mais enfin, on ne s'est plus jamais quitté.
28:21 Peut-on parler de la puissance réticulaire de la France, c'est-à-dire le fait qu'elle soit la deuxième puissance maritime au monde,
28:32 sans préciser que c'est parce qu'elle se déploie sur trois océans et que donc ça doit quand même vouloir dire quelque chose,
28:38 puisque tous ces espaces-là sont peuplés de gens qui ne sont ni blancs ni européens, mais qui sont français,
28:45 et qui sont souvent français non pas parce qu'ils sont venus en France, mais parce que la France s'est abattue sur eux et qu'elle n'est jamais partie.
28:54 Ou alors qu'ils sont français parce que la France est allée les chercher dans leur pays de naissance, l'Afrique, et les a fait esclaves dans ces colonies.
29:03 Donc d'abord examiner la définition de soi que l'on propose à soi-même et au monde, et voir à quels endroits il y a des silences dans cette définition de soi.
29:22 Pourquoi à ce jour n'attend-on toujours pas à assimiler ces présences ?
29:27 Pourquoi est-ce qu'on peut continuer à se définir sans qu'il y ait de traces dans cette définition du fait que par exemple,
29:38 il y a des citoyens français qui sont des Amérindiens de la Guyane ?
29:42 Qu'est-ce que ça apporte à nos imaginaires, à notre sensibilité de français, le fait qu'il y ait des Amérindiens français ?
29:49 On le sait à peine, mais ils sont là. Ils sont là depuis qu'on les a rencontrés, qu'on est allés chez eux et qu'on n'est pas partis.
29:56 La Guyane, ce n'est pas seulement l'endroit d'où on envoie des fusées, c'était un territoire peuplé.
30:02 Lorsque les français y sont arrivés, il y avait une quarantaine de tribus amérindiennes, il en reste six.
30:08 Je vous mets au défi de les citer et de nommer un héros amérindien qu'on devrait considérer comme un héros français, puisque tout ça est l'histoire de France.
30:19 Donc ça, c'est une façon de faire.
30:21 L'histoire ?
30:22 Oui, l'histoire, c'est la base. L'histoire, comment on se raconte l'histoire du pays. Et ensuite, les représentations.
30:31 Donc là, les films, les séries, les productions ?
30:34 La littérature. La littérature. Qu'y a-t-il dans la littérature française, comment dire, populaire ? C'est-à-dire la littérature la plus promue, la plus connue des lecteurs, de tout type de lecteurs en France, qui nous parlent de ces français du lointain, qui sont français, qui sont français parce qu'il y a eu une certaine histoire.
31:03 Voilà, il y a des tas de choses à faire qui ne sont pas nécessairement d'emblée de l'ordre de la revendication bruyamment politique.
31:15 Ça se décide. La manière dont on inclut dans sa parole, sur soi, tous les autres. La manière dont on les montre aussi.
31:27 Ça veut dire que c'est un travail collectif ou individuel ?
31:31 C'est d'abord une œuvre collective.
31:34 Mais pas militante, si j'ai bien compris ce que vous dites.
31:37 Ça ne peut pas être que militant.
31:39 Quand vous dites "pas que bruyamment".
31:41 Non, ça ne peut pas être que militant. Le militantisme a sa fonction, qui est souvent de nous alerter, mais ce n'est pas le militantisme qui met en œuvre les grandes décisions.
31:55 C'est intéressant parce que...
31:57 Il nourrit la pensée politique qui va ensuite décider de l'action et de comment les choses se passent.
32:04 Donc il y a une interaction entre le militantisme et l'action politique des gouvernants, par exemple.
32:14 Ce ne sont pas les militants qui font les programmes scolaires, par exemple. Ce ne sont pas les militants qui vont décider dans quel type de fiction France Télé va mettre de l'argent pour que les Français voient un petit peu...
32:32 Je ne sais pas, une histoire qui les mette en rapport avec l'histoire de France telle que vécue en Polynésie, par exemple.
32:44 Donc il y a une puissance du militantisme qui permet d'imprimer l'art du temps.
32:47 Ah oui, bien sûr. Il faut que les gens se battent pour alerter.
32:53 Et je pense qu'on en voit les effets dans tous les domaines. Si on regarde bien les évolutions de nos sociétés à travers les décennies, on voit que le militantisme a toujours...
33:09 servi à permettre de prendre en compte des grands impensés, des situations qui étaient là, mais tant que personne n'en parlait, tant que personne ne revendiquait, on les laissait un petit peu fermenter dans leur...
33:28 Voilà, je ne sais pas très bien comment expliquer ça, mais en tout cas on laissait le problème à lui-même.
33:37 Donc tout est utile, mais il faut que les politiques prennent leurs responsabilités.
33:44 Et l'action individuelle est toujours intéressante, mais elle ne suffit pas.
33:48 Les individus vertueux, tout seuls dans leur coin, c'est bien, mais ça n'a pas grand impact. Il y en a beaucoup.
33:55 Il y en a beaucoup, il y en a toujours eu. Il y en a toujours eu à toutes les époques. On a pu trouver...
34:01 La prudence Crandall dont vous parlez.
34:04 Voilà, c'est un cas, c'est ce que j'allais vous dire. Elle avait compris le problème, elle voulait s'y attaquer, mais la société était contre.
34:16 Et donc il faut qu'on arrive toujours à parler au plus grand nombre. Et ce qui concerne la France, c'est donc parler au français, de tous les français, en permanence.
34:28 Et vous espérez avec ce livre parler au plus grand nombre, toucher justement des personnes qui jusque-là ne se sentiraient pas concernées par le problème,
34:37 toucher même des politiques, des militants ?
34:40 J'espère au moins inviter les gens à un peu de curiosité sur le sujet et s'interroger. Nous sommes dans un pays quand même assez intellectuel.
34:49 Peut-il y avoir des questions que l'on refuse de se poser ? Je propose que nous nous interrogions ensemble sur ce sujet-là, et vraiment sans trop de passion.
35:02 Est-ce que c'est vraiment possible de se dépassionner sur ce sujet ?
35:05 C'est tout à fait possible dès lors qu'on a compris qu'on ne sera pas séparés. Nous ne serons plus jamais séparés. Donc ce n'est pas la peine de s'engueuler.
35:13 L'idée de vivre ensemble suppose du conflit. Je ne parle pas d'hierarchie.
35:23 Sur ces questions-là, il y a déjà assez de conflits. On ne peut pas n'avoir que du conflit.
35:27 Il faut du dialogue.
35:28 Il faut aussi discuter assez tranquillement, comme des personnes qui ont vraiment compris, d'une part, qu'elles ne seraient plus séparées,
35:36 et qui ont le désir de réinventer ces relations viciées par l'histoire, par une histoire qu'aucun de nous n'a vécue, mais qui pèse encore sur nous tous.
35:49 Comment nous délester du poids de l'histoire si nous ne nous mettons pas ensemble pour décider que, puisque nous avons un avenir commun, faisons en sorte qu'il soit chouette.
36:00 Merci beaucoup, Léonora Miano, d'être venue nous parler de votre livre "L'opposé de la blancheur, réflexion sur le problème blanc".
36:06 C'est aux éditions du Seuil, et c'est peut-être le moyen d'entrer dans ce dialogue et dans ce changement de réflexion.
36:15 Le moment est venu pour vous de faire un choix musical entre deux artistes.
36:20 Vous avez le choix entre une chanson d'Elvis Presley ou une chanson de Fred Astaire.
36:24 Elvis !
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37:38 Elvis Presley, pour notre invité qui est très fan de ce fantôme.
37:46 Léonora Miano, merci beaucoup d'être venue dans les médias de culture.
37:49 Merci de cette chanson qui est très belle.
37:51 Une émission préparée par Aïssa Touendoy, Anaïs Hisbert, Cyril Marchand, Zora Vignel,
37:56 Laura Dutèche-Pérez, Manon Delassalle.
37:58 L'émission est réalisée par Nicolas Berger et la prise de son ce midi c'est Grégory Oualon.
38:02 Merci beaucoup Géraldine.
38:03 A demain Nicolas.