Francesca Woodman, étoile filante de la photographie

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Transcription
00:00 Et merci, merci à vous d'avoir poussé une nouvelle fois la porte du club de lecture
00:04 de France Culture, le book club qui se plonge ce midi dans la vie et dans l'oeuvre.
00:09 C'est indissociable d'une photographe américaine dont vous connaissez certainement les clichés.
00:14 La carrière de Francesca Woodman fut brève.
00:16 A l'âge de 22 ans, elle se suicide et laisse derrière elle des centaines de photographies.
00:21 On la voit presque toujours dessus, son corps toujours à portée de main, disait-elle.
00:26 Lui servait de modèle, adepte de l'autoportrait, du nu, du flou.
00:31 Francesca Woodman performe.
00:33 On la connaît mal car disparue très tôt, mais aussi car l'artiste demeure une énigme
00:38 que nos invités ont tenté de révéler dans leurs livres.
00:41 On en discute avec eux jusqu'à 13h30 et avec les lecteurs et lectrices du book club.
00:47 Sa réflexion, elle nous ouvre tant de questions.
00:49 On perçoit dans l'écriture l'élan, la force, l'intensité, l'extravagance de Francesca Woodman.
00:55 C'est parce qu'elle parle profondément de l'expérience féminine et de l'histoire des femmes.
00:58 * Extrait de la vidéo *
01:04 - Bonjour Marion Grébert.
01:05 Marion Grébert qui est historienne de l'art.
01:10 Bonjour, merci d'être avec nous.
01:11 - Bonjour.
01:12 - Et actuellement pensionnaire de la Villa Medici à Rome.
01:15 Et vous êtes évidemment en direct, on l'aura compris, de la capitale italienne.
01:19 Vous publiez l'ouvrage intitulé "Traverser l'invisible"
01:22 sous-titré "Énigmes figuratives de Francesca Woodman et Viviane Meyer".
01:26 On en parlera évidemment de ces deux photographes qui apparaîront aux éditions de l'Atelier Contemporain.
01:31 Un livre qui vous a valu le prestigieux prix André Malraux.
01:34 Qu'est-ce qui, en tant qu'historienne de l'art, vous a intéressé dans la vie de Francesca Woodman, Marion Grébert ?
01:41 - Alors j'ai commencé à m'y intéresser en regard d'une autre figure
01:47 qui était la figure d'Emily Dickinson qui est d'ailleurs présente dans le livre
01:51 qui est cette poète américaine du 19e siècle.
01:54 Et je m'y suis intéressée, je crois, non pas d'abord en tant qu'historienne de l'art,
01:59 mais en tant que collectrice, en fait, de poésie.
02:03 C'est par là que je suis entrée dans son œuvre et dans ses photographies.
02:10 Et donc c'est quelque chose qui reste dans l'essai paru "Traverser l'invisible".
02:19 C'est que je crois qu'il y a d'abord un regard très intime porté sur son œuvre
02:25 avant que d'être un regard d'historienne de l'art.
02:28 Et puis plus largement, je crois que c'est un regard aussi d'anthropologie visuelle.
02:36 Et ce qui m'intéresse, c'est la façon dont c'est une œuvre charnière,
02:39 à la fois dans l'histoire de la photographie,
02:41 mais beaucoup plus largement dans l'histoire, la très longue histoire de la figuration des femmes.
02:48 - Alors vous allez dialoguer pour nous parler de ce regard personnel.
02:52 Avec Bertrand Schaeffer, bonjour. - Bonjour.
02:55 - Vous aussi, vous avez un regard personnel sur Francesca Woodman.
02:57 Vous êtes écrivain, traducteur, réalisateur aussi et auteur de ce livre
03:01 intitulé sobrement "Francesca Woodman", publié aux éditions PEL.
03:06 Vous y dressez en quelque sorte le portrait de la photographe américaine
03:10 à travers votre regard, à travers une forme d'obsession aussi,
03:15 pour sa vie, pour celle qu'elle était.
03:17 Comment vous la rencontrez, comment vous la découvrez et qu'est-ce qui vous fascine chez elle ?
03:21 - D'abord, je la rencontre, pas physiquement, pas chronologiquement non plus,
03:27 puisque évidemment, je la rencontre à la fin des années 90 et elle meurt en 1981.
03:34 Mais il y a quelque chose chez elle d'extrêmement puissant,
03:37 qui rend la découverte de son œuvre indissociable d'une rencontre avec la personne.
03:43 Et je pense que c'est la première fois que ça me faisait ça,
03:47 avec un ou une artiste, une œuvre même,
03:51 de ne pas réussir à dissocier la personne et le travail.
03:58 Là, en l'occurrence, le travail photographique.
04:00 C'est elle qui se donne et donc qui se donne aussi dans la rencontre.
04:06 On a vraiment le sentiment de rencontrer quelqu'un, une personne.
04:11 Et comme les grandes rencontres, ça bouleverse un peu la vie,
04:16 ça bouleverse l'économie du regard, mais aussi quelque chose de sentimental et de très très fort.
04:22 On est obligé, en quelque sorte, elle nous convoque à un endroit très très puissant.
04:29 Soit on l'ignore, soit on l'adore, j'ai envie de dire.
04:31 Et à partir du moment où on la connaît,
04:33 on entre dans une espèce de relation extrêmement personnelle avec elle,
04:38 ce qui me paraît quelque chose de très unique au fond,
04:42 dans l'histoire de l'art et dans l'expérience esthétique d'une manière générale.
04:45 - Ça veut dire qu'on découvre d'abord ces photos, ces clichés,
04:47 et puis on se rend compte qu'en fait la photographe est dans la photo,
04:51 et qu'elle a une histoire particulière et qu'on a envie de savoir qui elle était ?
04:55 - Alors, disons que je pense que chacun des spectateurs de Francesca Woodman a fait cette expérience.
05:03 On sait très très vite, on est très très vite au courant de sa vie.
05:06 On sait qu'elle est morte extrêmement jeune,
05:08 que ses clichés ont été faits entre l'âge de 13 et 22 ans,
05:12 ce qui est quand même une sorte de précocité hallucinante
05:14 et de fulgurance dans le travail qui est très impressionnant.
05:18 On n'ignore pas sa vie quand on découvre son oeuvre.
05:23 Et je ne sais pas comment ça circule d'ailleurs,
05:26 mais les deux choses se font pratiquement en même temps.
05:29 Parce qu'elle est aussi connue à travers sa réputation.
05:32 C'est ça qui l'a fait perdurer dans l'histoire, au-delà de sa propre vie.
05:37 Elle a été connue aussi comme une sorte de comète.
05:41 Donc on prend tout d'un coup d'une certaine façon.
05:44 - Alors Bertrand Schäffer, vous mélangez, on vient de le dire dans votre récit,
05:47 votre vie et celle de Francesca Woodman.
05:50 Et c'est d'ailleurs ce qui a plu.
05:51 Anna Dej, notre lectrice, voici ce qu'elle en retient.
05:54 - J'ai aimé l'alliage de ce livre, fait d'une enquête biographique,
05:58 du bouleversement sensoriel palpable de l'auteur face à l'icône,
06:03 des vocations sensibles de certaines photographies,
06:06 et d'une part romanesque qui s'y est parfaitement à l'aura de Francesca Woodman.
06:11 L'auteur alterne donc le jeu et le "elle",
06:14 s'incluant dans le récit, et tente en racontant Francesca
06:18 de saisir ses intentions, son cheminement, ses hantises, ses obsessions,
06:23 dès ses 13 ans, l'âge où elle découvre la photographie
06:26 et son goût pour le surréalisme.
06:28 Il décrit les mises en scène de son corps, souvent dénudé,
06:31 en train de se dissoudre, de se fondre dans le décor de son appartement délabré.
06:37 On perçoit dans l'écriture l'élan, la force, l'intensité, l'extravagance,
06:42 l'intuition, la subtilité, l'onirisme, l'étrangeté, l'incandescence,
06:47 la théâtralité, l'intelligence, l'ardeur de Francesca Woodman.
06:52 C'est un texte profond et habité sur une femme talentueuse
06:56 en décalage avec son temps, sur l'incompréhension de ses pairs,
07:00 sur le désir, la quête de soi, l'identité.
07:03 D'ailleurs, son œuvre aurait-elle été si puissante
07:05 si Woodman avait été reconnu en tant qu'artiste de son vivant ?
07:11 - Qu'est-ce que vous en dites Bertrand Schäffer ?
07:12 - Je me laisse sans voix.
07:13 C'est extraordinaire d'avoir des lecteurs et lectrices comme ça.
07:18 C'est très émouvant.
07:21 Merci de cette lecture.
07:25 Ça me touche beaucoup.
07:26 - Nadej, je demande si son œuvre aurait été si puissante
07:31 si Woodman avait été reconnu artiste de son vivant ?
07:36 - Ça, c'est une vraie et grande question qu'on peut se poser
07:41 pour beaucoup des contemporaines de Francesca Woodman.
07:48 Des artistes qui ont commencé en même temps qu'elle,
07:50 comme Cindy Sherman, par exemple,
07:52 dont on connaît la carrière institutionnelle aussi après.
07:57 Là, disons que c'est très beau.
08:00 C'est vraiment l'art pur, d'une certaine façon.
08:03 C'est-à-dire l'art qui, à aucun moment, ne s'est institutionnalisé,
08:07 à aucun moment n'est rentré en dialogue
08:11 avec une réflexion critique, objectivante, on va dire,
08:15 ou objectiviste autour de son propre travail
08:18 et où on ne sent pas non plus le travail de la carrière de l'artiste
08:23 qui essaye de trouver sa place dans le monde
08:26 et qui court les vernissages, etc.
08:31 Toute la partie un peu négative au fond de l'art.
08:34 Là, il n'en reste qu'une sorte de quintessence,
08:39 d'essence pure, au fond, du geste artistique
08:43 sans tout le décorum et les déceptions aussi qui vont avec.
08:50 - Marion Greber, quelle est votre vision à vous ?
08:52 À quel moment est-ce que Francesca Woodman devient vraiment une artiste ?
08:56 En tout cas, à quel moment est-ce qu'elle est reconnue comme telle ?
09:00 - Alors, il y a plusieurs moments qu'on peut invoquer pour répondre à cette question.
09:05 C'est que d'abord, elle vient d'une famille d'artistes.
09:09 Ses parents sont artistes.
09:11 Je pense qu'elle a très vite la conscience de ce que ça peut signifier
09:15 que de vouloir faire carrière comme artiste.
09:17 Son père lui offre un appareil photographique quand elle est encore adolescente, à 13 ans.
09:23 Je pense que c'était un être ambitieux.
09:27 Mais s'étant suicidée à 22 ans,
09:30 en fait, on parle de photographie d'une adolescente
09:34 et d'une étudiante en école d'art tout juste diplômée.
09:38 Donc, c'est très rare en réalité de pouvoir commencer sa carrière à ces âges-là.
09:46 Donc, il y a une espèce d'évidence à ce qu'elle n'ait pas commencé sa carrière avant l'âge de 22 ans.
09:55 Et puis ensuite, suive après sa mort plusieurs décennies de découverte et redécouverte de son travail.
10:05 Je pense qu'on fait partie avec ces livres-là d'une nouvelle génération
10:11 qui redécouvre Francesca Woodman.
10:13 Mais on l'a fait avant nous et notamment en France déjà dans les années 90.
10:21 Mais ce qui est étonnant, c'est vrai que ça me paraît indubitable
10:25 qu'elle a une place centrale, fondamentale dans l'histoire de la photographie du XXe siècle.
10:32 Et je pense qu'on est nombreux aujourd'hui à pratiquer la photographie
10:35 et ne toujours pas réussir à dépasser ce qu'elle a trouvé.
10:38 Et pourtant, on rencontre encore des personnes et aussi des photographes
10:43 qui considèrent que son travail n'est pas si important que cela.
10:48 Donc, il y a encore du travail à faire pour assurer sa postérité.
10:54 - Ce qui est intéressant, il faut évidemment qu'on parle rapidement et même tout de suite de cette photographie.
11:00 Qu'est-ce que c'est la photographie de Francesca Woodman ?
11:03 Marion Grébert, vous vous y lignez bien.
11:07 Son œuvre est majoritairement d'auto-représentation.
11:10 Alors, qu'est-ce que ça veut dire auto-représentation ?
11:12 Et quelle est la différence avec l'auto-portrait ?
11:14 - Oui, alors, il y a souvent une question qui est posée très concrètement.
11:19 Dans la plupart des photographies de Francesca Woodman,
11:23 la photographe se trouve dans le champ de la photographie, la plupart du temps seule.
11:28 Même si bien souvent, elle a des amis qui enclenchent pour elle l'appareil.
11:34 Se pose la question de l'auto-portrait, de l'auto-représentation, etc.
11:39 Puisqu'elle est dans le champ.
11:40 Mais il y a souvent un débat pour savoir si c'est bel et bien Francesca Woodman qu'on voit sur la photographie.
11:48 Parce qu'elle est sans arrêt en train d'inventer des figures, des corps, des personnages, des masques, etc.
11:57 Donc, elle est dans le champ de la photographie.
11:58 Mais en même temps, c'est une œuvre lyrique.
12:01 Et donc, cette première personne du singulier qui est totalement incarnée chez elle, échappe.
12:07 Et ce sont de multiples identités qu'elle met en scène.
12:11 - Bertrand Schaeffer, c'est ce choc de l'image qui vous a tant alerté, intéressé en découvrant ces photos.
12:20 Pour vous dire qu'elle est la photographe et elle est aussi le modèle qu'elle photographie.
12:27 - Je crois que ce qui m'a frappé beaucoup, c'est qu'elle nous aspire au fond.
12:33 Un auto-portrait aurait tendance, moi, à me laisser plutôt extérieur à l'image.
12:40 C'est quelqu'un qui, même s'il y a évidemment des auto-portraits extraordinaires,
12:45 mais c'est quelqu'un qui se représente, se regarde, se montre, se représente, etc.
12:51 Chez Francesca Woodman, on est littéralement aspiré dans l'image
12:55 parce que quelque chose se produit ou elle-même, en se révélant, disparaît.
13:03 C'est-à-dire que sa propre figure n'est pas un arrêt, pour moi, face à une sorte d'atterrité
13:12 qui serait celle du pur visage de l'autre qui m'appelle mais me laisse à distance
13:18 et où je vois quelqu'un construire les traits de son visage, son identité,
13:23 à tel moment déterminé du temps, etc.
13:26 Là, il y a quelque chose qui est toujours suffisamment indéterminé
13:30 dans les images de Francesca Woodman, dans son propre corps, dans le flouté de son visage.
13:35 Et ce qui est très caractéristique, par exemple, c'est que sa première photographie,
13:38 son premier autoportrait, qui est un chef-d'œuvre total à l'âge de 13 ans,
13:44 dans cette image, elle détourne la tête.
13:47 C'est un autoportrait mais elle ne montre pas les traits de son visage.
13:52 Elle tourne littéralement le dos à l'objectif et on est invité, pratiquement, à faire la même chose qu'elle,
13:59 c'est-à-dire à tourner sa tête devant la photo pour rentrer avec elle de tout son corps, d'une certaine façon,
14:06 et non pas être remis à sa place systématiquement par le visage d'un autre qui nous regarderait.
14:12 « Elle donne un décor aux figures disparues.
14:21 Elle a créé un espace qui ne ressemble à aucun autre.
14:25 Elle a trouvé, inventé le lieu pour se montrer et disparaître.
14:30 Personne n'avait pensé à ça de cette façon,
14:33 à ces pièces nues, vides, mais vivantes.
14:37 Elle l'a trouvé tout de suite et elle n'en est jamais sortie.
14:41 Il n'y a pas de ciel, jamais, pratiquement aucun extérieur, rarement une fenêtre,
14:47 mais toujours des pièces vides, des murs et des angles, et un corps, le sien,
14:53 qui l'arpente, le mesure, détermine ses limites, ses possibilités, ses frontières, ses impasses. »
15:02 * Extrait de « La vie de Nadej » de Bertrand Schaeffer *
15:14 La lecture de Nadej, notre lectrice de votre récit, Bertrand Schaeffer, Francesca Woodman,
15:20 deux éditions BOL.
15:22 On plante le décor, il y a un décor dans ces photographies qui revient très souvent,
15:28 jamais de ciel, on est en quelque sorte enfermé avec elle dans un lieu.
15:33 - Oui, on est dans une chambre, presque une chambre absolue, la fameuse chambre à soi,
15:40 mais très vite on se rend compte que c'est à la fois l'appareil photo, la chambre,
15:45 c'est elle-même aussi, son intériorité.
15:48 Elle arrive à projeter son intériorité sur les murs de ces chambres où elle se photographie
15:55 et où elle a gommé.
15:56 Et ça c'est très impressionnant par rapport aux autres photographes de tous les temps
16:00 et de son époque en particulier.
16:02 Elle a gommé tous les signes d'époque.
16:04 Ce qui fait que sa photographie est proprement intemporelle, se donne comme intemporelle
16:10 au moment où on la regarde, on ne peut pratiquement pas la situer chronologiquement.
16:14 - Marion Gréber, c'est pour cette raison qu'on découvre, redécouvre, re-redécouvre
16:20 les photographies de Francesca Woodman au fil des décennies ?
16:24 - Oui, en effet, je constate cette chose très étonnante, c'est que par ailleurs je fais
16:32 de l'histoire de l'art et de l'histoire de la photographie et que la plupart du temps
16:37 quand je pense aux photographies de Francesca Woodman, je ne pense pas aux artistes qui
16:43 lui sont contemporains et contemporaines.
16:47 Alors que, comme l'a dit Bertrand Schaeffer tout à l'heure, elle est par exemple l'exacte
16:53 contemporaine de Cindy Sherman qui réalise l'une de ses séries les plus connues exactement
16:59 dans les mêmes années, entre 1977 et 1980, les Untitled Film Steals.
17:05 Quand on pense à cette œuvre-là de Cindy Sherman, on pense toujours à l'histoire
17:11 de l'art dans laquelle elle s'inscrit, tandis que Francesca Woodman, oui, ça échappe
17:16 toujours, ça fait qu'on a très souvent des comparaisons anachroniques en tête, ou
17:24 en tout cas des comparaisons avec d'autres périodes, comme la photographie victorienne
17:27 du XIXe siècle, mais elle est sans arrêt en train d'échapper à une inscription datée
17:36 dans une époque particulière et donc dans des styles particuliers.
17:40 Par exemple, toutes les artistes femmes qui lui sont contemporaines, qui utilisent la
17:44 photographie comme document de performance, on ne la rattache pas à ces périodes-là.
17:49 Et oui, en effet, je pense que ça joue beaucoup dans la manière dont plusieurs générations
17:56 se l'approprient sans arrêt.
17:58 - Vous nous proposez plusieurs photographies dans votre livre Traverser l'invisible, Marion
18:04 Greber.
18:05 Si on s'arrête sur la première, c'est Francesca Woodman donc, qui est nue, dont
18:13 le visage est caché par un papier peint qui se décolle du mur.
18:17 J'essaie de la décrire à la radio, ce n'est pas évident et je pense que vous le
18:21 feriez peut-être même mieux que moi.
18:23 Mais qu'est-ce qu'elle dit cette photographie ? Est-ce que c'est peut-être sa façon de
18:28 faire de la photographie, en tout cas sa façon de photographier ?
18:31 - Oui, alors il y a quelque chose que je trouve toujours intéressant d'avoir à l'esprit
18:37 quand on regarde ces photographies.
18:38 C'est l'historienne de la photographie américaine Rosalind Krauss qui a parlé de cela, qui
18:47 nous explique que les photographies de Francesca Woodman peuvent souvent être regardées comme
18:51 des exercices d'école.
18:52 C'est-à-dire qu'on a donné aux étudiants certaines contraintes thématiques, formelles
19:00 et ils doivent explorer ces contraintes-là.
19:02 Là, en l'occurrence, je pense que "Space au carré", qui est le titre de la photographie,
19:12 correspond peut-être à une contrainte étudiante.
19:17 Et en effet, il y a cet arrière-plan d'un mur dans une maison, dans un lieu qui semble
19:27 abandonné.
19:28 Elle est nue devant ce mur et elle se recouvre en partie de pans de papier peint.
19:32 Et tout d'un coup, elle crée effectivement un espace au carré où l'incarnation devient
19:41 un deuxième lieu, un lieu dans le lieu.
19:43 Et oui, je crois que c'est une image, c'est l'une de ses images les plus connues et très
19:48 représentative de sa manière d'occuper de manière théâtrale les lieux et de redoubler
19:54 l'espace par son propre corps et de devenir un décor dans le décor.
19:59 - Ce n'est pas la première photo que vous découvrez, Bertrand Schaeffer, de Francesca
20:04 Wynman, c'en est une autre je crois.
20:07 Mais peut-être simplement sur l'ambiance, l'esprit aussi qu'il y a dans ces photographies
20:13 et la question du nu.
20:15 Comment ça vient chez elle ? Est-ce qu'on sait comment ça vient chez elle, cette idée
20:21 de se représenter dénudée ?
20:23 - Comment ça vient ? Il y a quelque chose, je pense, autour de…
20:31 Ça, je pense que Marion Grembert pourrait en parler parce qu'elle a des belles pages
20:35 là-dessus dans son livre.
20:36 - Peut-être sur le rapport à la nudité avant et puis après on va parler avec Marion.
20:40 - Il y a quelque chose qui est de l'ordre de…
20:45 Comment dire ?
20:46 Il y a une dimension performative dans la photographie de Francesca Wynman.
20:50 Ce sont des mises en scène qui sont décidées à l'avance, parfois qui sont dessinées
20:55 au crayon, sur un papier et qui sont ensuite exécutées dans le plan.
21:00 C'est comme une danse, si vous voulez.
21:03 Il y a quelque chose qui rappelle un peu Loïs Fuller, cette danseuse de la fin du 19e, proche
21:10 de Malarmé.
21:12 Sans les vêtements ou avec très peu de vêtements, c'est une espèce de danse dans l'espace
21:20 qui suppose d'avoir abandonné un certain nombre de choses.
21:24 Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas un nu ni académique comme on peut le
21:30 retrouver y compris dans la photographie féminine de la première moitié du 20e siècle, comme
21:37 Anne Brinkman par exemple, ou d'autres qui sont des nus relativement référencés en
21:43 termes de représentation, y compris de l'histoire des représentations, de la peinture, etc.
21:49 Là, ce n'est pas le cas, ce ne sont pas des nus académiques.
21:52 Ce ne sont pas des nus très érotiques non plus.
21:55 Il y a quelque chose qui ne joue pas à cet endroit.
22:00 C'est plutôt une espèce, je dirais, presque de retour à l'animalité.
22:04 J'ai quelques images à un moment donné comme ça, qui me viennent dans le livre,
22:14 sur les animaux.
22:15 Il y a la présence de l'animalité assez forte dans les photos de Francesca Woodman,
22:21 que ce soit avec des fourrures, des renards, des insectes, des poissons, des anguilles,
22:31 des serpents, des choses comme ça.
22:33 Je pense qu'il y a quelque chose d'un ordre mythologique, mythique, très ancien,
22:37 une sorte de métamorphose ovidienne, et quelque chose de l'ordre de la mise à nu.
22:45 Je ne sais pas comment dire.
22:46 C'est plus une mise à nu, si vous voulez, qu'un nu érotisant.
22:51 Elle se défait de quelque chose, jusqu'à en quelque sorte faire en sorte que son corps
22:59 presque disparaisse dans le flou lui-même, comme si elle voulait se fondre et se dissiper
23:05 dans l'espace.
23:06 - Marion Greber, sur cette idée-là ?
23:08 - Oui, alors, ce que je peux ajouter comme élément, c'est que, par exemple, ses camarades
23:19 et des amis proches de la RISD, la Rhode Island School of Design, où elle était étudiante,
23:25 ont été étonnés qu'elle utilise à ce point le nu.
23:30 Quand elle a commencé à le faire, ils ont trouvé que c'était courageux.
23:34 Et ça, je pense que c'est aussi important de l'avoir en tête, parce que le nu en photographie,
23:43 il y en a depuis les débuts de l'histoire de la photographie.
23:47 Ça fait partie des premières choses qu'on se met à photographier, des femmes nues.
23:51 Donc, on pourrait se dire qu'il y a une espèce de continuité et d'évidence à ce qu'elles
23:54 le fassent.
23:55 Mais en fait, non, ça avait quelque chose d'étonnant, de courageux, de subversif, et
24:04 qui a été aussi assez mal reçu dans les cours auxquels elle participait, quand il
24:08 s'agissait d'accrocher ses photographies au mur et de les montrer, que chacun les commente
24:13 comme ça en groupe d'étudiants.
24:15 C'est quelque chose qui pouvait gêner.
24:17 - C'est subversif, Marion Grebert, c'est subversif parce qu'elle-même est encore
24:22 jeune, entre 18 et 22 ans, au moment où elle fait toutes ses photos.
24:28 C'est parce qu'elle est jeune, parce qu'elle est étudiante, parce qu'elle n'est pas encore
24:32 artiste confirmé que c'est sulfureux ?
24:34 - Non, je crois que malgré la tradition du nu en photographie, c'est une tradition qui
24:43 a aussi beaucoup été peut-être portée par des photographes masculins, que les photographies
24:51 de nues faites par des femmes ont été faites beaucoup dans le secret, à la fin du 19e,
24:56 au début du 20e, et que je crois qu'il y a vraiment l'affirmation d'une très grande
25:03 autonomie là-dedans, qui gêne au moment où elle le fait.
25:09 - Oui, juste pour ajouter que les classes de nues académiques dans les écoles d'art
25:15 étaient refusées aux femmes.
25:16 Les femmes n'avaient pas le droit d'aller dans les...
25:19 Elles étaient souvent modèles, mais en tant que jeunes artistes, étudiantes en art,
25:27 toute la fin du 19e siècle, tout le début du 20e siècle, les femmes n'avaient pas accès
25:30 aux classes de nues académiques, ce qui est quand même extraordinaire.
25:34 - Et Francesca Woodman a pris ce droit, le droit de photographier, et de se photographier
25:40 aussi nue.
25:41 On va écouter à présent Chloé de la librairie La Comète à Paris.
25:44 Elle a lu, Chloé, votre livre, Marion Greber, "Traverser l'invisible".
25:47 Voici ce qu'elle en retient.
25:49 - Lire le livre de Marion Greber, c'est s'approprier un peu plus l'oeuvre de Francesca Woodman
25:54 et Viviane Meilleur.
25:55 Ses réflexions, elles nous ouvrent tant de questions qu'à peine a-t-on posé le livre,
26:00 en fait, on a déjà envie de le réouvrir pour relire tel ou tel passage.
26:03 Et c'est ce qui le rend riche.
26:05 Je pense que c'est aussi ce qu'on retrouve dans le travail de Francesca Woodman.
26:08 Il a tant de ramifications qu'il ne cesse de poser des questions.
26:11 Et Marion, elle explore avec brio la pluralité des questions que pose cette photographe.
26:16 Francesca Woodman, elle explore l'autoreprésentation.
26:20 Elle se met en scène souvent en nu ou à demi-vêtue et elle crée avec son corps comme seul outil
26:25 des compositions.
26:26 J'y vois la volonté de montrer ce que l'on ne voit pas.
26:29 Pourtant, elle ne nous lit jamais vraiment son intime.
26:32 Pour moi, elle reste toujours un peu inatteignable, toujours un peu invisible.
26:36 Et je pense que si son oeuvre est si complexe et nous touche tant, c'est parce qu'elle
26:41 parle profondément de l'expérience féminine et de l'histoire des femmes.
26:44 Donc, Marion Grébert, pourquoi cette ambivalence à vouloir montrer et en même temps cacher ?
26:50 Votre réponse, Marion.
26:53 Merci beaucoup pour cette lecture.
26:55 Cette dernière question est en fait toute la question du livre.
27:00 C'est un livre qui part des œuvres photographiques de Francesca Woodman et Viviane Maillard et
27:07 qui pose la question à travers leur œuvre de cette contradiction-là.
27:12 C'est-à-dire qu'on voit sans arrêt Francesca Woodman, on la voit nue et en même temps,
27:19 elle nous échappe.
27:20 Et mon idée, c'était à travers son œuvre à elle, de poser cette question dans toute
27:28 l'histoire des images et des figurations féminines dans l'histoire de l'art, en réinvoquant
27:35 certains mythes, certaines images très anciennes qui font qu'en effet, quand on figure des
27:44 femmes, on est sans arrêt devant cette contradiction de les voir apparaître et de les voir disparaître
27:49 en même temps.
27:50 Et je place au départ de mon parcours ce mythe d'Orphée Eurydice raconté notamment par
27:58 Ovide, où Eurydice remontant des enfers derrière Orphée va y être renvoyée éternellement
28:06 lorsque Orphée se retourne sur elle trop tôt, qu'il se pétrifie et qu'il empêche son
28:12 amante de revenir à la lumière du jour et des vivants avec lui.
28:15 Et en fait, cette manière de sans arrêt se montrer et se dérober en même temps dans
28:21 l'œuvre de Francesca Woodman, c'est une espèce de style et de manière d'être qui
28:27 sont fondamentaux dans notre manière de faire et de regarder les images des femmes.
28:32 Et en effet, tout ça est porteur de notre manière aussi d'être au monde et d'être
28:40 dans l'histoire, toujours à demi présente et à demi absente et de devoir faire avec
28:44 cette invisibilité et devoir la traverser pour arriver à une part de visibilité.
28:51 - C'est ce que vous appelez aussi apparaître dans des formes de disparition.
28:55 Et c'est là où il y a aussi un point commun avec votre récit, Bertrand Schaeffer, c'est-à-dire
28:59 que quand vous avez commencé à vouloir écrire, vous étiez fait une promesse, je vais écrire
29:04 quelque chose sur Francesca Woodman, vous avez voulu commencer par écrire un roman
29:09 et vous n'avez pas réussi.
29:11 - Non, je n'ai pas réussi parce qu'écrire un roman aurait supposé me substituer, moi,
29:18 beaucoup à elle.
29:19 Forcément, on sait, ça reste une adolescente américaine des années 70 sur laquelle la
29:28 documentation est malgré tout très limitée.
29:31 Donc pour écrire un roman biographique, un biopic d'une certaine façon, il aurait fallu
29:38 se substituer à elle.
29:40 - Fouiller dans ses carnets que ses parents ne veulent pas.
29:42 - Non seulement fouiller dans ses carnets, mais surtout il aurait fallu combler les
29:46 lacunes.
29:47 Or, précisément, ça me semblait totalement contradictoire avec son œuvre elle-même
29:51 de devoir combler les lacunes.
29:52 Et puis je n'avais pas envie de combler les lacunes, j'avais envie, moi, de la retrouver
29:57 un peu elle, de vivre un peu auprès d'elle, de vivre son expérience à elle.
30:02 Et avec ce que je possédais, ce qu'on possède, j'ai lu à peu près tout ce qui était possible
30:07 de lire sur elle.
30:08 J'ai rencontré des gens qui l'ont personnellement connue, j'ai été assez loin, j'ai même
30:15 écrit à ses parents quand ils étaient encore vivants, il y a six ou sept ans, je réécris
30:20 parce que je voulais publier le journal de Francesca Woodman en France.
30:23 - Ils n'ont pas voulu, ils n'ont publié que certaines parties.
30:26 - Oui, ils n'ont absolument pas voulu.
30:28 J'ai eu la réponse malgré le décalage horaire, instantanément.
30:31 Ils ont tout de suite refusé, parce que le journal n'est pas publié non plus aux États-Unis.
30:36 Quelque chose doit rester sans doute à jamais secret, peut-être pour des raisons très
30:42 personnelles, familiales.
30:44 J'étais avec ce matériau lacunaire et au fond, il fallait prendre acte de cette lacune
30:52 et d'essayer de vivre auprès d'elle et de la faire un peu réapparaître, un peu revivre.
30:59 Parce que je pense qu'effectivement, dans l'écriture, quelque chose est possible du
31:06 mouvement photographique, de retrouver un peu du mouvement photographique dans le mouvement
31:11 de l'écriture.
31:12 - Marion Greber, vous mettez en parallèle, en tout cas vous mettez côte à côte d'ailleurs
31:17 Francesca Woodman avec Viviane Meyer.
31:20 Elles restent encore des énigmes toutes les deux et notamment Francesca Woodman, malgré
31:24 tout le travail que vous avez mis en œuvre, il y a encore des choses que vous ne comprenez
31:29 pas chez Francesca Woodman ?
31:31 - Oui, bien sûr, mais je crois que c'est le cas de toute grande œuvre et puis aussi
31:37 d'une œuvre qui est à ce point incarnée.
31:40 Bien sûr qu'elle est pleine de mystères et en même temps, je crois que le livre était
31:48 aussi une façon pour moi de prendre un peu de recul sur ce mystère-là, de ne surtout
31:53 pas essayer de l'élucider et de comprendre en quoi ce mystère qui est propre à sa vie,
32:01 à son œuvre, est aussi un mystère beaucoup plus large qu'elle éclaire en fait, d'une
32:07 œuvre très très longue à laquelle elle appartient et tout d'un coup, dans ce parcours-là mystérieux,
32:14 elle devient une sorte de lumière et de guide.
32:17 - "Cet acte que je prévois n'étant rien mais l'eau dramatique, j'étais, je suis non pas
32:23 unique mais spécial, c'est la raison pour laquelle j'ai été une artiste", écrit
32:27 Francesca Woodman dans son journal, une déclaration que vous publiez dans votre livre, Marion
32:33 Bertrand-Scheffler, vous vous dites dans votre récit que pour être artiste, il faut être
32:39 malheureux, c'est une phrase qu'on vous a beaucoup répétée.
32:41 - Oui, c'est une phrase que j'ai entendue enfant, oui.
32:43 - Comment est-ce qu'on regarde le geste de Francesca Woodman avec cette phrase en tête
32:50 quand on est plus jeune ?
32:51 - Oh je ne sais pas, c'est abyssal comme question.
32:55 Disons qu'on est face à la mort de quelqu'un qui a eu le sentiment peut-être de, je n'en
33:03 sais rien, d'avoir bouclé son œuvre en tout cas.
33:05 En tout cas, tel que nous on la reçoit aujourd'hui, on a une œuvre qui paraît bouclée.
33:11 C'est ça qui est profondément perturbant.
33:15 - Déstabilisant.
33:16 - Oui, c'est très déstabilisant parce qu'on a l'impression que la trajectoire avec des
33:20 menus variations entre ces 13 ans, la première photo à 13 ans, les photos qu'elle fait dans
33:27 les cimetières à 14 ans, où elle se met en scène nue entre les tombes, 14 ans quand
33:33 même, c'est quelque chose de totalement incroyable et prodigieux.
33:38 Elle est woodmanienne à la première seconde où elle commence à prendre des photos jusqu'à
33:46 la dernière photo qu'elle prend, aux dernières vidéos couleur qu'elle fait à New York au
33:53 tout début des années 80.
33:54 Il y a une sorte de continuité parfaite de son œuvre, comme si elle avait refermé.
34:02 Elle a fermé son œuvre et puis après, comme elle dit dans sa dernière lettre, elle est
34:08 juste passée de l'autre côté.
34:09 - Elle est passée de l'autre côté et vous la faites en quelque sorte revivre dans ce
34:13 récit Francesca Woodman aux éditions POL.
34:16 Merci beaucoup Bertrand Schaffer d'être venu dans le Book Club.
34:18 Merci beaucoup Marion Grébert.
34:20 Je rappelle le titre de votre livre "Traverser l'invisible, énigmes figuratives de Francesca
34:25 Woodman et de Viviane Meyer à l'atelier contemporain".
34:29 Merci d'avoir été ce midi dans le Book Club de France Culture.
34:31 [Musique]

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