Enki Bilal revisite le drame shakespearien "Roméo et Juliette"

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Transcript
00:00 Jusqu'à 13h30, les midis d'Occulture.
00:04 Nicolas Herbeau, Géraldine Mosnassavoy.
00:08 Notre rencontre quotidienne, c'est une conversation à trois voix avec notre invité ce midi.
00:14 Il est auteur de bandes dessinées depuis un demi-siècle.
00:17 Ses albums sont reconnaissables entre mille.
00:19 Sa marque de fabrique, le monochrome, des récits réalistes mais aussi fantastiques.
00:24 Aujourd'hui, il vient nous parler de sa rencontre.
00:27 Une rencontre artistique avec le plus grand dramaturge et poète anglais, William Shakespeare,
00:32 dans cet album qui paraît aux éditions Marie Barpier.
00:35 Bonjour Enki Bilal.
00:36 Bonjour.
00:37 Bienvenue dans les Midis d'Occulture.
00:38 Merci, bonjour.
00:39 Shakespeare, Bilal, une rencontre, c'est le titre de cet ouvrage dans lequel vous revenez,
00:45 Enki Bilal, sur votre adaptation de Roméo et Juliette en BD.
00:48 C'était en 2011, on va y revenir.
00:50 Et pourtant, vous le dites dès le début de cet ouvrage, d'habitude vous ne relisez jamais vos propres livres.
00:56 Je les relis en fait, effectivement, peu ou presque pas.
01:02 Sauf lorsque, par exemple, j'ai eu l'objet de faire la suite de quelque chose.
01:06 Vous avez fait beaucoup de trilogies, de tétralogies, de séries.
01:08 Mais c'est toujours une lecture assez technique.
01:12 Là, c'est un livre très particulier, en fin de compte.
01:15 D'abord, ce n'était pas une adaptation, Juliet et Rome en 2011.
01:19 On va y revenir.
01:20 On va y revenir là-dessus, ce n'était pas une adaptation vraiment.
01:22 En fait, c'est une éditrice qui m'a un peu piégé.
01:26 - Vous vous êtes fait piéger ?
01:28 - Avec plaisir !
01:29 Non, parce que c'est une très belle collection.
01:31 Elle met quand même en perspective des artistes.
01:34 Il y a eu Druillet-Flaubert, il y a eu Blutsch-Petron, il y a eu Rabaté aussi, je ne sais plus avec quelle auteur malheureusement.
01:41 Mais en tout cas, c'est à chaque fois des liens particuliers.
01:45 Je ne m'imaginais pas un jour faire ce travail de retour en arrière sur Shakespeare.
01:56 Notamment sur cet album qui utilise Shakespeare à des fins très personnelles.
02:03 C'est presque irrespectueux en soi de triturer comme ça un auteur aussi immense.
02:10 Mais ça fait partie du jeu.
02:12 - Vous avez dit que s'attaquer à Shakespeare, c'est de toute façon le trahir.
02:16 C'est aussi pourquoi vous me corrigez sur le terme adaptation.
02:18 Parce qu'effectivement, c'est une inspiration.
02:20 On va rentrer dans le détail.
02:22 Mais avec le recul, quel regard vous avez sur ce que vous avez fait en 2011 ?
02:26 Qu'est-ce que vous vous êtes dit ?
02:28 - Je suis obligé de relire le texte.
02:31 - Donc, 12 ans plus tard.
02:33 - Oui, ça fait beaucoup de temps.
02:35 Donc, je le relis en me disant qu'il va falloir que je m'explique.
02:39 Comment j'ai fonctionné et pourquoi j'ai fonctionné de telle manière.
02:43 Ça va paraître immodeste, mais en relisant, j'étais très content.
02:48 J'étais très content parce que je trouvais que ça fonctionnait.
02:52 J'avais oublié l'ambition de la réalisation de cet album.
02:58 Et je trouve que les choses fonctionnaient bien par rapport au contexte d'une trilogie
03:03 qui était sur le coup de sang, sur la planète qui se révolte,
03:09 qui met à l'épreuve des mini-mini-communautés de survivants.
03:14 Je trouvais que le contexte mettait bien en valeur
03:18 ce que j'avais voulu faire avec "Roméo et Juliette" de Shakespeare.
03:22 Et ça, ça s'est imposé de...
03:25 Je reviens en arrière, sur le moment où je faisais cet album.
03:29 C'est presque au détour d'une route que je me suis dit
03:32 "Ah, mais il peut arriver ça à mes personnages."
03:35 Je ne sais pas qui ils sont, ce qu'ils vont faire.
03:39 Et je me suis dit "Ah, mais ils pourront peut-être, à leur insu,
03:43 être mis à l'épreuve par la planète et ils seront en situation de rejouer
03:49 la tragédie la plus énorme de l'histoire de la littérature."
03:55 C'est la tragédie amoureuse par excellence, tout le monde la connaît.
03:59 Et donc voilà, c'est comme ça que...
04:02 Et donc le fait de relire ça, je me suis dit "Le pari était gagné."
04:06 Alors que j'avais un peu oublié le contexte.
04:09 - Dans ce livre, "Une rencontre entre Shakespeare et vous, N. Kibilal",
04:13 il y a un entretien avec vous.
04:16 Vous revenez effectivement sur la jeunesse de cette oeuvre,
04:19 sur les idées que vous aviez à ce moment-là,
04:21 et on va rentrer dans le détail dans un instant.
04:23 Il y a aussi des liens entre vous et le dramaturge anglais.
04:27 Il y a énormément de dessins, une soixantaine.
04:30 Comment vous re-regardez ces dessins aujourd'hui avec votre oeil,
04:35 N. Kibilal de 2023 ? Est-ce qu'il y a des choses que vous auriez changées ?
04:38 Vous vous dites "Ah, à ce moment-là, je travaillais comme ça,
04:41 je dessinais comme ça, c'était mon trait, c'était ma façon de penser.
04:44 Aujourd'hui, j'aurais pu faire pareil ?"
04:47 - Il y a toujours ça, effectivement.
04:49 On se dit toujours "Ça, j'aurais pu faire autrement, différemment, mieux."
04:52 Mais une fois que j'ai compris ça, je sais,
04:56 je ne m'attarde pas trop dessus, ce n'est pas utile.
04:59 Mais il y a une cohérence absolue.
05:01 Graphiquement, j'assume évidemment ce travail,
05:03 qui est effectivement un travail de monochrome,
05:05 vous le disiez tout à l'heure.
05:07 D'habitude, c'est de la peinture, c'est de la couleur.
05:09 Là, c'est un papier teinté.
05:11 Je fais un peu de technique.
05:13 Le premier volume de la trilogie du coup de sang, c'était "Animals".
05:18 Ça se passait dans un désert de glace, d'eau, dans le froid.
05:23 On était sur un papier bleu, légèrement grisé.
05:26 Et puis, je me suis dit, pour la deuxième incursion dans ce monde,
05:32 je vais changer de lieu, je vais changer de papier.
05:35 Et en fait, c'est le papier qui a déterminé presque le choix du désert.
05:39 Donc, j'ai trouvé un papier ocre que je trouvais assez beau.
05:42 Je me suis dit, là-dessus, le rehausse du blanc va très bien fonctionner.
05:46 Et je me suis dit, du coup, c'est après l'eau, la glace,
05:50 on va passer dans le désert.
05:51 Et en plus, on est dans les éléments de la nature, de la planète elle-même.
05:55 Et les choses se sont faites comme ça.
05:58 Donc, voilà, les images qui sont dans ce livre, vous pouvez me le dire,
06:02 elles sont toutes extraites de l'album de bande dessinée.
06:05 C'est-à-dire que j'ai extrait des cases, des cases sans le texte,
06:09 puisque je travaille sans le texte, je travaille case par case.
06:12 Ensuite, je fais le montage.
06:14 Donc, c'est une mise à nu du travail, avec notamment des croquis préparatoires.
06:20 - Alors, justement, qu'est-ce que ça apporte aux fans de BD, aux fans d'Enkibila,
06:23 de voir tout ça, de découvrir ?
06:25 - Je ne sais pas ce que c'est, je n'aime pas trop ce mot,
06:27 parce que je ne comprends pas les fans de BD.
06:29 Mais je pense que ça apporte en plus le choix.
06:32 Ça m'a moi surpris, mais j'ai discuté avec l'éditrice.
06:35 Et justement, c'est que quand on ouvre le livre, sur la page de droite,
06:39 il y a le dessin préparatoire, qui est un dessin rapide, jeté,
06:44 un crayonné comme ça, qui flotte au milieu de la page.
06:47 Et en fait, c'est sur la page de gauche qu'on découvre, seulement après,
06:51 le dessin fini, finalisé sur ce papier teinté.
06:54 Donc voilà, ça prouve clairement qu'il y a volonté d'établir un lien
06:59 entre le premier geste du dessin et ce qui est le travail final.
07:06 Donc je trouve qu'il y a une forme de narration graphique
07:11 qui vient en plus de tout ce qui est abordé dans les entretiens
07:15 et dans l'analyse de ma relation avec Shakespeare.
07:20 - Très naïvement, quand j'ai eu ce désir de faire Roméo et Juliette,
07:24 j'ai tout de suite imaginé un Roméo et Juliette
07:28 dont la problématique des familles qui se détestent serait
07:32 de dépasser le schéma familial, mais s'étendre à un schéma social,
07:36 c'est-à-dire de lutte des classes.
07:39 Et évidemment, je me suis appuyé là-dessus pour construire la dramaturgie.
07:42 Et immédiatement, j'ai pensé à Enki Bilal, à ses personnages,
07:46 à cette espèce de futur proche où le monde est en délabrement
07:51 en train de basculer, une sorte de nomenclatura qui est en place
07:55 et puis des gens qui sont des sous-hommes presque,
07:57 qui sont des "homeless" qui vivent.
07:59 Et donc, je lui ai écrit une lettre en lui expliquant
08:02 comment je voyais ce Roméo et Juliette.
08:04 Et tout de suite, il m'a répondu, on s'est vus très vite,
08:06 et puis on a démarré.
08:08 Et c'était tout de suite une vraie complicité qu'on continue à entretenir.
08:12 Mais avec Enki, ça a été vraiment une explosion de créativité, d'échange.
08:20 C'était assez formidable.
08:23 * Extrait de "La Marseillaise" de Enki Bilal *
08:40 - Au micro de France Inter, le 5 mars 2014, Angéline Lepraye-Jocache,
08:44 le chorégraphe avec qui vous aviez travaillé, Enki Bilal,
08:48 pour son ballet "Roméo et Juliette" en 1996.
08:51 C'est là, véritablement, la première rencontre entre vous
08:54 et l'auteur dramaturge anglais, William Shakespeare,
08:59 la première fois que vous utilisez son texte qu'il a écrit pour créer quelque chose.
09:04 - Ah oui, c'est la vraie première rencontre.
09:07 J'avais eu des rencontres de lycéens, d'étudiants classiques,
09:12 y compris d'ailleurs, je me souviens d'un spectacle théâtral
09:15 qui avait été monté au lycée,
09:17 j'étais à cette époque-là avec une comédienne lycéenne,
09:22 donc j'étais un peu impliqué dans l'histoire.
09:25 Mais la vraie rencontre, c'est d'abord avec Angéline Lepraye-Jocache.
09:29 On a d'abord fait le spectacle en 1991, je crois,
09:33 c'était pour l'opéra de Lyon, le magnifique opéra de Lyon.
09:37 Et on a fait ce que dit Angéline, tout à fait juste.
09:41 Il y a eu une rencontre, je pense que nos origines nous y ont aidé,
09:46 il est d'origine albanaise, même s'il est né en France,
09:49 moi d'origine yougoslave, j'aime bien dire ça,
09:53 plutôt que d'entrer dans les subdivisions qui ont suivi après.
09:56 Et donc on s'est très vite compris, d'autant que, en 1990,
10:01 commençait l'éclatement de la yougoslavie.
10:04 Donc on était vraiment dans ce contexte de tension terrible,
10:07 ce drame qui allait faire exploser ce pays.
10:10 Et tout naturellement, on s'est dit, le Romeo et Juliette,
10:14 ça peut être ça, ça peut être une bosniaque avec un serbe,
10:19 un croate avec une serbe, bref.
10:22 Et on est... Effectivement, il y a eu beaucoup de plaisir,
10:28 de création commun.
10:30 - Puisqu'on questionne vos liens avec William Shakespeare,
10:32 qu'est-ce qui, dans la langue de Shakespeare,
10:34 qu'est-ce qui, dans le mythe de Romeo et Juliette,
10:37 qui a été d'ailleurs, comment dire, adapté au cinéma,
10:41 à la télévision... - Et beaucoup, beaucoup.
10:44 - Et beaucoup, beaucoup. Qu'est-ce qui vous a touché, marqué,
10:47 qu'est-ce qui vous a inspiré pour créer quelque chose de visuel ?
10:50 Le décor, c'est quelque chose de très visuel.
10:52 - Alors, ce qui s'est... Bon, d'abord, évidemment,
10:56 il n'y avait pas les mots. Dans un ballet, nous avons une musique,
10:59 en plus, une musique qui est celle de Prokofiev.
11:02 Moi, je préfère celle de Prokofiev à celle de Tchaïkovski, par exemple.
11:07 - Vous aussi ? - Oui, c'est vrai.
11:10 Je trouve que c'est évident. - Oui, oui, ça marche mieux.
11:13 - Et en plus, Angelin a fait, notamment dans la version de 1996,
11:16 lorsqu'on a repris les spectacles, une version encore plus populaire,
11:21 presque cinématographique. Donc, il y a vraiment quelque chose
11:24 de magnifique dans ce ballet, parce qu'Angelin, c'est un immense chorégraphe,
11:29 danseur au départ, mais immense chorégraphe, contemporain, moderne.
11:33 - Oui, donc vous remettez Romeo et Juliette dans un autre contexte.
11:36 - Voilà, tout d'un coup, là, on s'est dit, on va raconter une histoire.
11:39 On n'a pas le droit de ne pas raconter cette histoire.
11:41 En plus, tout le monde la connaît, tout le monde l'attend.
11:43 Donc, les mots n'étant pas là, moi, j'ai fantasmé un décor,
11:48 on s'est très vite entendus, il m'a dit, moi, j'aimerais qu'il y ait des chiens
11:51 et un chien qui passe comme ça, des passerelles.
11:54 On a travaillé vraiment ensemble sur le concept.
11:57 Et donc, on a créé une sorte de dictature qui va contrarier un amour magnifique.
12:05 Et ça, c'est seulement après qu'en revenant sur le livre, sur Juliet et Rome,
12:12 que je me suis trouvé confronté au texte.
12:15 Mais là, c'est-à-dire, ce qui est intéressant, c'est qu'avec une histoire comme celle-là,
12:19 qui est universelle, que tout le monde connaît,
12:21 cette histoire peut se passer de mots, totalement,
12:24 puisque tout simplement, une musique, une chorégraphie,
12:29 des danseurs exceptionnels, des corps qui font vivre l'émotion,
12:34 qui la provoquent, tout ça, c'est ça qui est très beau.
12:39 Shakespeare permet ça, permet le muet comme le verbal.
12:44 - Mais c'est parce que tout le monde connaît Romeo et Juliette aussi, c'est pour ça.
12:47 C'est-à-dire qu'il y a d'autres pièces de Shakespeare qui ne sont pas...
12:50 On ne peut pas se passer des mots, là, pour le coup.
12:52 - Bien d'accord, absolument.
12:53 Et puis, en plus, c'est vrai que c'est la pièce la plus universelle de Shakespeare.
12:56 Les autres, elle touche au pouvoir, à des tas de choses qui sont aussi universelles,
13:02 mais il n'y a rien de plus fort que l'histoire d'amour.
13:06 L'histoire d'amour, ça arrive à toutes les couches,
13:10 à toutes les populations, depuis que la planète existe,
13:14 depuis qu'il y a de l'humain dessus.
13:16 Même les animaux, ça aime, donc il y a vraiment quelque chose, c'est le vivant.
13:20 - Enki Bilal, comme on revient sur la création de votre album,
13:24 volume 2 de ce coup de sang, trilogie du coup de sang,
13:27 consacré à Romeo et Juliette, ça s'appelle donc "Julia et Roem".
13:31 "Roem", c'est publié chez Castelman ?
13:33 - J'aime pas le titre, j'aime pas ce titre.
13:34 - Pourquoi ?
13:35 - Je trouve que ça... Je sais pas comment le prononcer.
13:37 Vous l'avez bien prononcé, mais en même temps, est-ce qu'on dit "Roem", "Roem" ?
13:40 Donc, c'est un titre raté, mais j'assume totalement.
13:43 Je l'ai su depuis le début.
13:44 - En même temps, "Romeo et Juliette"...
13:45 - C'est mieux.
13:46 - Ah oui, c'est les prénoms, d'accord.
13:48 - Voilà.
13:49 - En même temps, ça dit ce que ça veut dire, quoi.
13:51 - En fait, j'aurais pas dû forcément faire un clin d'œil, un lien avec "Juliette et Romeo".
13:57 J'aurais pas dû appeler ça, je sais pas, "l'amour fou", je sais pas, j'ai dit n'importe quoi.
14:02 - En tout cas, il y a quelque chose qui vous a marqué dans cette histoire et que vous allez...
14:06 - "N'importe quoi" aussi, comme on le dit de temps en temps.
14:08 - Oui, mais on a le droit.
14:09 - Surtout sur France Culture.
14:10 - Moi, je vous en prie.
14:11 - Moi, ça va, c'est pas trop n'importe quoi.
14:13 - Non, non, normalement, on essaie d'aller quelque part.
14:16 Pour mettre, créer ce que vous n'appelez pas une adaptation,
14:21 mais en tout cas, une inspiration du mythe "Romeo et Juliette",
14:25 est-ce qu'il y a quelque chose que vous tirez aussi,
14:29 déjà de votre réflexion sur ce ballet dans les années 90, jusqu'en 2011,
14:35 puisque là, on est en gros, pour résumer, vous gardez l'intrigue minimale,
14:40 c'est-à-dire la rencontre entre un jeune homme et une jeune femme,
14:43 Julia et Rome, donc, de deux familles différentes.
14:47 Ce coup de foudre, vous le gardez vous aussi,
14:49 mais vous allez vouloir changer le récit initial de William Shakespeare,
14:55 puisque la fin ne vous va pas.
14:57 La fin ne vous convient pas, c'est tragique,
15:00 et vous, vous voulez plutôt quelque chose de...
15:02 - Un happy end.
15:03 - Un happy end, quoi.
15:04 - Alors, le happy end, en fait, c'est l'envie du happy end
15:08 qui a déclenché le désir d'aller au bout.
15:11 - OK.
15:12 - En fait, sinon, je me trouvais effectivement dans la situation d'une adaptation,
15:15 et qui aurait pas servi à grand-chose.
15:17 Alors, pourquoi le happy end ?
15:19 C'est parce que, tout simplement, je m'étais mis dans la tête
15:22 que dans cette trilogie du coup de sang,
15:24 la planète pousse un coup de sang,
15:26 donc c'est vraiment l'expression très triviale, très ordinaire,
15:29 "coup de sang, je vais piquer un coup de sang",
15:31 elle pique un coup de sang contre les humains.
15:33 On en a marre, parce que je trouve...
15:35 - La planète elle-même, c'est personnifié.
15:37 - Comme si elle était un être vivant.
15:39 Ce qui est vrai, à mon sens, c'est un être vivant.
15:41 Et donc, elle se débarrasse de...
15:44 Elle les met à l'épreuve, donc, se débarrasse comme un chien,
15:47 se débarrasse de ses puces en se secouant, en sortant de l'eau, voilà.
15:50 Et donc, il reste un certain...
15:52 Alors, moi, je montre pas la violence, la mort, tout ça, je montre pas,
15:55 mais, tout simplement, la planète, là, elle est presque déserte,
15:58 et il y a des groupuscules, on est dans le western,
16:00 qui vont essayer de retrouver des points
16:03 où ils vont pouvoir relancer une vie potentielle,
16:06 un Eldorado, etc., etc.
16:08 Et donc, la planète les met à l'épreuve, ceux qui sont vivants.
16:11 À travers la mémoire, notamment, puisque, tout ayant été détruit,
16:14 il ne reste que les humains, et les humains avec leur cerveau et leur mémoire.
16:18 Alors, la mémoire de la culture, c'est quelque chose qui met très, très, très, très cher,
16:22 évidemment, essentiel, en plus.
16:24 Donc, cette mise à l'épreuve, elle est faite dans le premier volume,
16:27 un image, d'une certaine manière, et dans le deuxième,
16:30 "Juliette et Rome", je me dis, mais...
16:32 Qu'est-ce que sera cette mise à l'épreuve ?
16:34 Et c'est là qu'il y a le déclic, je ne sais pas comment il est arrivé,
16:38 le désert, mais...
16:40 Et là, je dis, voilà, les deux gamins qui sont jeunes,
16:45 qui sont perdus sur le bord d'une route, en train de crever de soif,
16:48 et si c'était l'un d'eux, et si ça nous menait à "Romeo et Juliette",
16:51 et là, je ne sais pas comment c'est venu,
16:53 peut-être que j'ai revu des images du ballet,
16:55 ou peut-être que j'ai vu un titre traîné dans une librairie, je n'en sais rien.
16:59 Mais en tout cas, là, je me suis dit, ça, c'est très fort,
17:01 c'est que l'épreuve, ça va être que les gens, alors insus,
17:05 ne se rendent pas compte, mais qui vont vivre ce drame,
17:08 et qu'un devra se rendre compte qu'ils sont en train de vivre,
17:12 qu'ils vont vers la tragédie absurde, la mort,
17:15 et donc il va falloir qu'il y ait une espèce de quelqu'un
17:19 qui contrarie cette mécanique implacable,
17:22 et ça amène forcément à un Happy End,
17:25 et je me dis, mais c'est extraordinaire, on n'a jamais vu de Happy End
17:28 sur "Romeo et Juliette", à ma connaissance, je ne sais pas.
17:30 Et donc, voilà, c'est comme ça que ça part,
17:32 et du coup, à ce moment-là, le défi est assez excitant,
17:36 je sais qu'à ce moment-là, j'aurais envie qu'à un moment donné,
17:39 le texte original de Shakespeare vienne se greffer là-dedans.
17:43 Donc, il y a une vraie excitation, je pense que c'est assez rare.
17:47 Je suis toujours très heureux de faire ce que je fais, de le raconter,
17:50 mais là, il y avait quelque chose de particulier.
17:52 - Mais c'est quand même frappant, 91, 2011, 2023,
17:56 vous avez une sorte de compagnonnage avec Shakespeare.
17:59 Ça s'explique parce que c'est quand même un grand classique,
18:01 vous l'avez dit, "Romeo et Juliette", c'est universel,
18:03 j'irais même ultra-universal, même si, bon, je ne sais pas si ça se dit trop.
18:06 Mais il y a quand même quelque chose de, à la fois de l'évidence,
18:09 et en même temps, bon, on peut aussi s'en passer de Shakespeare.
18:11 Comment vous expliquez une telle omniprésence de cet auteur ?
18:15 Comment une telle rencontre, justement, entre vous et Shakespeare ?
18:18 - Alors, cette troisième rencontre, là, c'est pour essayer de comprendre.
18:23 - Alors, est-ce que vous avez compris ?
18:24 - Donc, dans 12 ans, je vous dirais...
18:26 - Ah ben, on va faire un quatrième...
18:28 - On va faire un quatrième. Mais en fait, c'est vraiment le...
18:32 Alors, en fait, ce qui est très étonnant, c'est que finalement,
18:37 finalement, l'état du monde tel qu'il est,
18:42 il a beau évoluer, pas forcément bien, en ce moment,
18:46 on ne peut pas être très satisfait de l'évolution de la planète,
18:49 à tout point de vue, mais il semblerait que, de toute façon,
18:53 quoi que l'on fasse, dans quelque situation que l'on soit,
18:56 même si on est au bord d'un précipice, dans les derniers instants,
18:59 on aura peut-être besoin de vouloir s'aimer.
19:01 Et on n'aura pas envie que quelqu'un vienne vous dire
19:03 "Attends, toi, tu n'appartiens pas à ma famille,
19:05 et donc, on ne veut pas empêcher ça."
19:09 Donc, quelque part, c'est peut-être que la seule chose
19:11 qui ne change pas dans l'histoire de l'humanité,
19:14 c'est ce besoin d'aimer et de s'aimer.
19:16 - Et ça, Shakespeare l'a dit, en fait, c'est ça ?
19:18 - Il l'a très bien dit, et c'est pour ça que ça traverse autant.
19:21 Alors, moi, j'en suis un des...
19:23 C'est par accident que tout ça, ça se passe.
19:25 Moi, je ne maîtrise pas la situation, je n'ai rien à démontrer,
19:28 mais simplement, je suis très heureux d'être un peu une forme de baromètre.
19:31 Vous venez de me faire cet honneur, c'est-à-dire que tous les dix ans,
19:34 je ramène Shakespeare dans...
19:37 - Est-ce qu'il y a une kibillette dans cette trilogie ?
19:40 Puisque, vous l'avez dit, c'est une trilogie.
19:42 On a l'impression aussi qu'il y a quelque chose qui change chez vous.
19:44 Et vous l'avez dit, je suis très heureux quand je trouve
19:46 cette idée qui m'amène à "Roméo et Juliette"
19:49 et que je vais donc mettre sur papier.
19:52 Mais il y a aussi la place du texte, l'importance du texte.
19:54 Qu'est-ce qui fait que, je vous ai décrit comme auteur de BD,
19:58 mais que vous êtes surtout auteur et aussi dessinateur de bande dessinée
20:02 et que les deux sont liés et que la littérature vous fait perdurer ?
20:06 J'ai parlé d'un demi-siècle, déjà, vous m'avez regardé avec des grands yeux tout à l'heure.
20:09 - Oui, c'est vrai qu'à un demi-siècle...
20:12 - Ah oui, mais bon, Shakespeare...
20:15 - Mais il est mort, Shakespeare, là, vous êtes en...
20:17 Il n'est pas avec nous en studio.
20:19 - Non, il est avec nous, là, il nous écoute.
20:21 Oui, le texte, alors, non...
20:24 C'est vrai que je suis un peu...
20:26 Je n'ai rien contre l'auteur de BD, je suis un auteur de bande dessinée.
20:30 Mais je suis auteur, tout simplement, je m'aime, je fais des films,
20:33 je fais de la peinture, je fais des tas de choses comme ça.
20:35 Tout est lié pour moi.
20:37 Donc, je dirais même quelque chose qui surprend,
20:40 mais je le dis de plus en plus souvent parce que j'en suis convaincu,
20:43 j'éprouve peut-être plus de plaisir à l'écriture qu'au dessin,
20:46 d'une certaine façon.
20:48 Et par exemple, le travail de...
20:50 C'est pour ça que je dis tout à l'heure,
20:52 je ne m'autosatisfais pas de moi-même,
20:54 je ne suis pas dans ce trip-là, je ne fonctionne pas comme ça.
20:58 Mais quand je dis que j'étais content de relire
21:00 ce "Juliet et Rome", dix ans après,
21:03 c'est que j'ai simplement trouvé,
21:05 j'ai retrouvé le plaisir que j'avais eu à écrire,
21:08 et j'ai retrouvé la musique.
21:10 Moi, je suis très, très, très...
21:12 très attaché à la musique des mots, à l'équilibre des phrases.
21:16 Par exemple, quand ça se joue à un mot,
21:19 une virgule, le rythme, la diction, tout ça, je l'entends.
21:24 Et donc, j'ai retrouvé ça en le relisant.
21:26 Donc ça, ça m'a beaucoup plu.
21:28 Et c'est pour ça que je me suis éloigné un peu
21:30 de la bande dessinée classique traditionnelle,
21:32 parce que précisément, je favorise peut-être cette musique des mots,
21:35 qui ne correspond pas forcément à ce qu'est le langage
21:38 de la bande dessinée classique traditionnelle,
21:40 avec une espèce d'efficacité, avec des dialogues, des choses.
21:44 Donc voilà, je rends hommage finalement à cette chance que j'ai eue
21:50 d'arriver à l'âge de 10 ans en France, 9 ans,
21:53 et de devoir apprendre une nouvelle langue.
21:55 Ça, ça m'a vraiment transformé, ça m'a donné un début,
21:59 des envies de création.
22:03 Et je pense que les mots français que j'ai appris
22:07 ont énormément contribué à la fabrication de mon graphisme, par exemple.
22:11 M. Golsigny, vous faites donc partie du comité de rédaction
22:15 d'un journal d'enfants qui a environ 2 ans d'existence, "Pilote".
22:19 C'est un journal moderne, reflétant notre époque bouleversée
22:23 par les progrès techniques extraordinaires.
22:25 Quels sont les problèmes qui se sont présentés à vous
22:27 lors de la création de ce journal ?
22:29 Nous voulions faire un journal nouveau,
22:32 puisqu'il existe d'excellents journaux
22:34 qu'on pourrait qualifier de classiques.
22:36 Il fallait donc trouver quelque chose qui réponde
22:38 au goût des enfants actuels, des enfants de notre temps.
22:42 Nous avons bien sûr des bandes dessinées dans un journal d'enfants.
22:45 Les bandes dessinées, on peut dire, constituent quand même la base.
22:48 Pensez-vous avoir des lecteurs adultes ?
22:50 Ah oui, absolument.
22:51 Ça, nous avons fait un référendum
22:53 qui nous a donné une réponse qui nous a même étonnés.
22:56 Nous avons demandé aux enfants,
22:57 "Est-ce que vos parents lisent "Pilote" ?"
22:59 90% oui.
23:01 Et nous recevons constamment des lettres.
23:03 Les instituteurs, par exemple, le lisent tout le temps.
23:07 Et puis, des lettres d'adultes, beaucoup, énormément.
23:11 Renégociner au micro de...
23:12 C'est son humour, là, quand il dit,
23:13 "Nous avons fait un référendum auprès des enfants."
23:15 C'est génial.
23:16 On a l'impression, un petit blague,
23:17 que cette question, elle est toujours d'actualité.
23:19 Est-ce que la bande dessinée, c'est pour les enfants
23:21 ou c'est pour les adultes ?
23:22 Vous en pensez quoi, vous, aujourd'hui ?
23:23 Je pense que la bande dessinée, c'est...
23:26 Chacun peut trouver son...
23:28 Maintenant, en plus, il y a une très grande variété.
23:30 Il y a énormément de choses qui sortent.
23:32 Il y a énormément de genres.
23:34 Il y a de la qualité.
23:36 Il y a de la médiocrité aussi, comme dans tous les domaines.
23:40 C'est signe que ça marche bien.
23:41 Moi, je pense que la bande dessinée est quand même liée beaucoup,
23:44 précisément à l'enfance et à la nostalgie.
23:46 Moi-même, je fonctionne comme ça.
23:49 Quand j'ouvre un Tintin, par exemple,
23:51 un album de Tintin ou un Astérix ancien
23:53 ou un Gaston Lagaffe ou un Blueberry,
23:55 enfin, bon, bref, je vais le citer.
23:57 Il y a une forme d'émotion,
24:00 quelque chose à l'intérieur qui fait...
24:02 Vraiment, la nostalgie se réveille.
24:05 L'odeur du papier,
24:07 retrouver les sensations de lecture,
24:09 enfin, bon, tout ça, c'est très lié à la bande dessinée,
24:11 plus qu'à la littérature, évidemment.
24:13 Et donc, c'est pour ça que moi, j'ai changé aussi
24:15 ma façon de travailler,
24:17 ma façon d'aborder la bande dessinée
24:19 ou en tout cas, les livres que je fais.
24:21 C'est pour ne pas être attaché,
24:23 pour ne pas être prisonnier de ce besoin nostalgique
24:26 que le lecteur de base a.
24:28 Alors, le lecteur de base déteste
24:30 que son auteur favori change.
24:32 - C'est une forme de trahison.
24:34 On a envie de retrouver quelqu'un.
24:36 - J'ai appris tout à fait à mes dépens,
24:38 et j'assume parfaitement,
24:40 donc j'ai trahi énormément de lecteurs
24:42 qui me le remprochaient,
24:44 y compris des critiques qui se sont sorties.
24:46 - Qu'est-ce qui a changé ?
24:48 - Ne pas refaire les choses,
24:50 parce que c'est ça qui crée l'addiction
24:52 et la nostalgie.
24:54 Et peut-être se libérer de certains codes.
24:56 Par exemple, les onomatopées,
24:58 je n'en mets pas, etc.
25:00 De certaines façons de découper,
25:02 j'ai fait des clips beaucoup plus lourds,
25:04 plus longs,
25:06 avec des pavés de textes plus grands aussi.
25:08 Je l'ai fait sciemment,
25:10 parce que ça correspond à mon envie
25:12 d'expression,
25:14 et de mêler le verbe et l'image.
25:16 Donc, c'est totalement assumé.
25:18 Je suis très heureux de ce parcours.
25:20 Mais effectivement,
25:22 je sais que ça a désorienté
25:24 pas mal de lecteurs traditionnels.
25:26 Donc, la bande dessinée,
25:28 en fait, elle est beaucoup liée
25:30 à ce que je fais.
25:32 - Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez appris
25:34 la langue française à l'âge de 9-10 ans,
25:36 et vous avez dit que votre apprentissage
25:38 de la langue et de certains mots
25:40 avait vraiment influencé
25:42 votre graphisme.
25:44 C'est-à-dire, par exemple,
25:46 vous vous souvenez de votre premier mot
25:48 en français que vous avez pris et qui aurait orienté
25:50 votre graphisme d'une certaine manière ?
25:52 - Pas sûr, que ce soit le premier mot.
25:54 Le premier mot, c'était pour aller acheter une baguette de pain.
25:56 Donc, j'avais appris la phrase par cœur,
25:58 et mon père parlait
26:00 pas trop bien, mais beaucoup mieux.
26:02 Je me souviens de ça.
26:04 Je pense que c'est effectivement aller découvrir
26:06 des textes, des premiers textes,
26:08 à l'école, au lycée.
26:10 Je pense à...
26:12 J'étais devenu fan de
26:14 Jules Verne, par exemple.
26:16 Et puis, quand je découvre Baudelaire,
26:18 c'est ce que je cite souvent,
26:20 là, je suis confronté à une organisation
26:22 de mots qui est totalement inédite,
26:24 la poésie,
26:26 la poésie de Baudelaire, et puis des mots
26:28 que je ne comprends pas,
26:30 donc le dictionnaire devient
26:32 une roue de secours,
26:34 et en même temps, je ne sais pas,
26:36 quand je lis pour la première fois
26:38 une charogne,
26:40 c'est quelque chose qui me frappe.
26:42 Et là, il y a des images qui arrivent.
26:44 D'autres auteurs, d'autres écrivains,
26:46 Lovecraft, par exemple,
26:48 c'est un écrivain
26:50 américain,
26:52 fantastique,
26:54 très malsain comme personnage,
26:56 antisémite,
26:58 le personnage est assez horrible en soi,
27:00 mais il a écrit des choses qui sont très puissantes
27:02 et très fortes,
27:04 et qui m'ont aussi énormément influencé.
27:06 Alors, c'est étrange
27:08 de voir qu'un homme d'image
27:10 rende hommage
27:12 à la langue, au verbe,
27:14 pour dire "ça m'a permis de dessiner".
27:16 Je l'assume totalement,
27:18 parce que j'en suis convaincu.
27:20 - On a écouté René Goscinny il y a quelques instants,
27:22 qui parlait de ce magazine,
27:24 de ce journal "Pilote".
27:26 C'est là où vous avez commencé la bande dessinée,
27:28 "Inquilibile", en 71, puisque vous remportez un concours
27:30 organisé par "Pilote".
27:32 Vous entrez dans ce journal,
27:34 très rapidement,
27:36 il y a une autre rencontre après celle de René Goscinny,
27:38 c'est Pierre Christin qui va
27:40 teinter de politique,
27:42 de géopolitique, votre bande dessinée.
27:44 Avec lui,
27:46 vous allez introduire
27:48 cette dimension géopolitique,
27:50 vous allez raconter des choses qui ne sont pas racontées
27:52 à l'époque en bande dessinée.
27:54 - C'est très exact,
27:56 en fait, Pierre Christin...
27:58 Moi j'avais fait quelques histoires courtes,
28:00 d'ordre fantastique,
28:02 précisément inspirées de Lovecraft.
28:04 Et je rencontre
28:06 Pierre Christin,
28:08 - C'est journaliste, scénariste ?
28:10 - Non, prof de journalisme.
28:12 Prof de journalisme,
28:14 et auteur
28:16 de scénario de bande dessinée,
28:18 et romancier également.
28:20 Je le connaissais pour Valérian,
28:22 avec Jean-Claude Mézières,
28:24 et pour le premier album qu'il avait fait
28:26 avec Tardy, qui s'appelait "Rumeurs sur le roi Herg".
28:28 Et lorsqu'il me rencontre, il me dit
28:30 "J'apprécie beaucoup ton travail, j'ai vu tes dessins,
28:32 j'ai vu tes premières histoires,
28:34 est-ce que ça t'intéresserait qu'on en discute ?
28:36 Est-ce que t'intéresserais
28:38 de travailler sur un récit long ?"
28:40 C'est comme ça que j'accepte de travailler
28:42 sur "La Croisière des Oubliés",
28:44 qui est un peu la suite du travail qu'il avait fait
28:46 avec Tardy. Et là, effectivement,
28:48 on est dans un contexte
28:50 régional, la France,
28:52 la politique,
28:54 le réel, la réalité
28:56 contemporaine. Donc ça,
28:58 ce sont des sujets que la bande dessinée n'abordait pas.
29:00 Donc on peut évidemment dire que Christin
29:02 a amené cette
29:04 ouverture sur le monde adulte, finalement.
29:06 Et donc j'accepte.
29:08 Je lui dis que je suis un peu frustré, parce que je trouve qu'il n'y a pas...
29:10 Moi j'aime bien le fantastique,
29:12 j'aime bien que ça se décale un peu,
29:14 parce que
29:16 il m'a emmené, c'était drôle,
29:18 dans les Landes.
29:20 Il est enseigné à Bordeaux,
29:22 il m'a dit "Viens, l'histoire va se passer là,
29:24 je vais te montrer de cette région". Moi je ne connaissais pas
29:26 la France, quasiment pas. Et donc
29:28 on fait de la route, et je lui dis "Mais il y a
29:30 des pins partout, des dizaines de kilomètres
29:32 de pins alignés".
29:34 Je lui dis "Mais ça va se passer là, l'histoire ?"
29:36 Il me dit "Ben oui, pourquoi ?" Je lui dis "Ben attends, les pins,
29:38 c'est pas sympa à dessiner quand même."
29:40 - Pourquoi c'est pas sympa ? C'est un peu monotone ?
29:42 - Ben oui, je sais pas,
29:44 je ne me tentais pas trop.
29:46 - Et ce qui est étonnant, c'est que du coup,
29:48 pardon, mais vous lui
29:50 piquez son regard presque journalistique
29:52 sur le monde, sur
29:54 l'endroit où il vit, mais vous voulez toujours
29:56 en faire quelque chose de fantastique.
29:58 - Alors voilà, il m'a dit
30:00 "Mais moi je suis tout à fait d'accord, c'est ma culture aussi,
30:02 donc on se met d'accord pour mettre
30:04 du fantastique dedans." Donc moi j'étais content.
30:06 Sauf pour "Les phalanges de l'ordre noir",
30:08 on n'a pas mis de fantastique, parce que l'histoire était
30:10 tellement forte en elle-même que
30:12 j'étais le premier à lui dire "On la laisse comme ça."
30:14 Mais en tout cas,
30:16 c'est vrai que c'est cette
30:18 aventure avec lui qui a duré jusqu'à
30:20 "Partie de chasse" quand même, on a fait un certain nombre
30:22 d'albums, et "Partie de chasse" ayant été
30:24 aussi un peu prémonitoire sur la chute, la fin
30:26 du communisme. - 1983,
30:28 vous prédisez en gros l'éclatement,
30:30 vous dessinez la chute
30:32 du Bloc de l'Est. - Donc c'est
30:34 ce qui se passe, on est un peu,
30:36 on est presque la course contre l'actualité,
30:38 on voulait que notre album sorte avant
30:40 que le communisme ne s'effondre
30:42 vraiment, on a réussi à faire
30:44 effondrer le communisme aussi d'ailleurs.
30:46 Je plaisante.
30:48 Mais c'est vraiment le...
30:50 Oui, c'était un moment très fort aussi, parce que
30:52 c'est la bande dessinée à ce moment-là,
30:54 cette bande dessinée-là est reconnue,
30:56 passe dans un milieu tout d'un coup
30:58 plus intellectuel,
31:00 Bernard Pivot s'intéresse à nos livres,
31:02 on apprend, et ça, ça nous touche
31:06 vraiment très très profondément,
31:08 que le parti de chasse va circuler
31:10 dans les pays de l'Est,
31:12 dans cette période un peu trouble,
31:14 au moment où ça vacille, et au moment
31:16 où le communisme va tomber.
31:18 Donc voilà, on est pris dans une forme
31:20 de reconnaissance du monde adulte
31:22 avec ces albums-là.
31:24 ...
31:28 -Jusqu'à 13h30,
31:30 les midis de culture,
31:32 Nicolas Herbeau,
31:34 Géraldine Mosna Savoie.
31:36 ...
31:38 ...
31:40 -Qu'est-ce que vous cherchiez, Clara,
31:42 devant la porte du président ?
31:44 Vous vous intéressez à lui ?
31:46 -Comme tout le monde, il me semble.
31:48 -Pourquoi vous êtes venue ici ?
31:50 -Comme vous, comme les autres.
31:52 Pour m'abriter.
31:54 ...
31:56 -Je vous ai posé une question.
31:58 ...
32:00 -Je suis venue pour espionner.
32:02 Pour assister en filement
32:04 à la déchéance d'une classe.
32:06 À la fin d'un monde, ça vous va, ça ?
32:08 ...
32:10 -Ça me paraît plus proche
32:12 de la réalité.
32:14 Alors vous devez avoir envie
32:16 de me poser des questions ?
32:18 Allez-y !
32:20 ...
32:22 ...
32:24 Filmez-moi !
32:26 ...
32:28 Je vous écoute !
32:30 -Vous avez reconnu votre projet.
32:32 -Un joli film, avec la rolle bouquet.
32:34 -Incubilat, bunker, palace, hôtel,
32:36 la fin d'un monde, la déchéance
32:38 d'une classe. Votre film nous plonge dans une
32:40 dictature imaginaire. On est dans un monde
32:42 futuriste. Là encore, le régime en place
32:44 va être renversé par une rébellion.
32:46 Et ces hauts dignitaires ont tout prévu
32:48 puisqu'ils ont créé un bunker
32:50 où ils vont aller se réfugier.
32:52 Deux choses sur cet extrait de film.
32:54 D'abord, votre passion
32:56 pour le cinéma, qui on a l'impression
32:58 pousse en quelque sorte
33:00 cette passion de la BD pour s'imposer
33:02 au fil des années. Et puis,
33:04 peut-être de manière un peu aléatoire,
33:06 ça va, ça vient. Et puis toujours,
33:08 cette idée aussi, on en parlait
33:10 il y a un instant avec "Partie de chasse",
33:12 de s'inspirer du monde dans lequel
33:14 on est, de ce monde qui est en train
33:16 de changer à la fin des années 80,
33:18 au début des années 90.
33:20 - Oui, le cinéma, c'est un truc
33:22 d'enfance. Moi, belgradoise,
33:24 quand j'étais gamin, j'allais
33:26 sans arrêt au cinéma. Ma mère
33:28 nous emmenait, ma soeur et moi, voir des films.
33:30 Alors, il y avait des films pour enfants,
33:32 fabrication locale,
33:34 j'allais dire, ou alors au pays de l'Est,
33:36 la Tchèque notamment.
33:38 J'allais voir ça. Et puis,
33:40 lorsque j'ai eu 7-8 ans, en commençant à être un peu plus grand,
33:42 je commençais à voir des premiers westerns
33:44 américains.
33:46 Et donc, tout ça,
33:48 le cinéma m'a marqué.
33:50 Et tout au long de ma période
33:52 banlieusarde à Paris, quand j'étais
33:54 arrivé, le cinéma
33:56 faisait partie d'un rituel du dimanche
33:58 après-midi. Alors, je passais
34:00 d'un peplum
34:02 à un western, à un film
34:04 d'espionnage. Et à chaque fois,
34:06 je commençais une bande dessinée
34:08 correspondante
34:10 au thème que j'avais vu au cinéma.
34:12 Donc, le lien s'est fait
34:14 très vite.
34:16 - C'est-à-dire qu'on est parti des films
34:18 que vous voyez, vous essayez
34:20 de les dessiner ensuite,
34:22 pour ensuite revenir au film.
34:24 Il y a quelque chose de cyclique. En tout cas, il y a des liens
34:26 très évidents pour vous entre
34:28 filmer, créer un film
34:30 et faire une bande dessinée.
34:32 - C'est la même mécanique, en fait.
34:34 Sauf que, simplement, je me disais
34:36 faire un film. Ah oui, mais moi,
34:38 je voulais faire un court-métrage. C'était prévu.
34:40 C'est comme ça, d'ailleurs, que je commencerais.
34:42 Mais un court-métrage, je me disais
34:44 ça, le cinéma, il faut une technique, il faut apprendre
34:46 la technique, il faut sortir d'une école,
34:48 etc. Donc, ça me paraissait
34:50 inaccessible. Mais la mécanique
34:52 de création, narration,
34:54 ça se ressemble. Les codes sont différents,
34:56 bien sûr. Mais le dessin, évidemment,
34:58 la bande dessinée, c'est un truc totalement artisanal.
35:00 On n'a pas besoin de
35:02 beaucoup de finances pour le faire. On est dans son coin.
35:04 Là, le cinéma,
35:06 ça me paraissait plus complexe.
35:08 Et finalement, par la reconnaissance
35:10 que j'ai eue dans la bande dessinée,
35:12 on viendra me proposer de faire un film.
35:14 - Merci beaucoup, Enki Bilal, d'être venu
35:16 dans les médias de culture. On s'approche de la fin de l'émission.
35:18 Je vais rappeler qu'on peut découvrir, dans cet
35:20 ouvrage publié aux éditions Marie Barbier
35:22 et Shakespeare, Bilal, une rencontre, les coulisses
35:24 en quelque sorte, de ce qui
35:26 a inspiré Julia
35:28 et Réum, Rome, en
35:30 2011. C'était chez Casterman.
35:32 J'ajoute que cet ouvrage
35:34 fera l'objet d'une exposition à la Galerie
35:36 Barbier. Ce sera à Paris au mois de
35:38 janvier et février prochains. Et que vous
35:40 sortirez l'année prochaine, en 2024,
35:42 le quatrième tome de votre série
35:44 d'album qui s'appelle "Bug".
35:46 - Pour finir, Enki Bilal, nous avons choisi
35:48 deux chansons. L'une
35:50 sur Hamlet, l'autre sur
35:52 Roméo et Juliette. Laquelle souhaitez-vous
35:54 écouter ?
35:56 - Alors, donc, c'est
35:58 un mystère parce que je ne sais pas qui...
36:00 - C'est un mystère, exactement.
36:02 - On va faire Roméo et Juliette
36:04 pour ne pas trahir
36:06 le Shakespeare
36:08 et moi.
36:10 - Hum.
36:12 ...
36:14 ...
36:16 ...
36:18 - Juliette
36:20 avec Roméo
36:22 s'aimait
36:24 d'un amour si beau
36:26 s'aimait
36:28 d'un amour si grand
36:30 que leur amour
36:32 ...
36:34 ...
36:36 ...
36:38 vivra
36:40 éternellement
36:42 jusqu'au bout du temps
36:44 et la fin
36:46 des jours
36:48 vivra
36:50 pour être toujours
36:52 le plus beau roman
36:54 dans le cœur
36:56 des amants
36:58 et moi
37:00 comme un troubadour
37:02 je chante
37:04 pour notre
37:06 amour
37:08 je chante
37:10 et chante toujours
37:12 cette chanson
37:14 ...
37:16 ...
37:18 ...
37:20 ...
37:22 ...
37:24 ...
37:26 ...
37:28 ...
37:30 ...
37:32 ...
37:34 - Juliette
37:36 et Roméo
37:38 chanson signée Louis Mariano
37:40 - Oui, on ne peut pas finir mieux !
37:42 - Merci beaucoup Enki Bilal d'être venu dans les Midi de Culture
37:44 une émission préparée par Cyril Marchand
37:46 Anaïs Hissbert, Aïssa Touaine, Doïman,
37:48 Laura Dutèche-Pérez et Zora Vignet
37:50 émission réalisée par Nicolas Berger
37:52 à la prise de son c'est Olivier Arnet
37:54 A demain Géraldine !

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