Une nouvelle traduction pour "Le Docteur Jivago"

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00:00 * Extrait de « J'ai pas le temps de te dire » de J.P. Rowling *
00:19 C'est un patronyme qui vous parle à coup sûr, J.Vagot, le nom de ce docteur que vous avez certainement rencontré dans le film du réalisateur britannique David Lean au cinéma en 1963.
00:29 En 1935, le docteur J.Vagot incarné par Omar Sharif devient l'un des plus grands succès
00:34 commerciaux de tous les temps, raflant à sa sortie 5 Oscars.
00:38 Ce film est l'adaptation d'un roman.
00:40 Un roman unique signé par l'écrivain Boris Pasternak qui raconte au travers de ses
00:45 quelques 700 pages la vie du jeune orphelin Yuri J.Vagot durant les 30 premières années
00:51 du XXe siècle à Nîmes-Monté.
00:53 En Russie, on y reviendra.
00:55 Dans les années 50, le régime a refusé de publier l'ouvrage, trop critique.
01:00 Il paraîtra donc en italien en 1957, un an plus tard en français avant de recevoir
01:06 le prix Nobel.
01:07 65 ans après ses premières traductions, Gallimard en propose une toute nouvelle et
01:12 c'est tout l'objet de ce book club.
01:15 Vous donnez envie de lire ou de relire le docteur J.Vagot de Boris Pasternak.
01:20 C'est un livre extrêmement dense avec beaucoup de personnages et où il se passe vraiment
01:27 beaucoup de choses.
01:28 C'est sublime, c'est magnifique de poésie, c'est une merveille.
01:32 Lisez-le.
01:33 C'est magnifique.
01:55 France Culture, le book club.
02:22 Nicolas Herbeau.
02:26 Bonjour Hélène Henry.
02:29 C'est vous qui nous proposez aujourd'hui cette nouvelle traduction du grand roman de
02:34 Boris Pasternak, le docteur J.Vagot dans la célèbre collection du Monde Entier des
02:38 éditions Gallimard.
02:39 Vous êtes traductrice, agrégée de Russe, vous avez enseigné à l'université Paris-Sorbonne
02:43 et vous êtes spécialiste de la littérature russe et notamment de la poésie.
02:47 Quelle a été votre première réaction quand Gallimard, l'éditeur, vient vous voir et
02:52 vous dit Hélène Henry, est-ce que vous voulez bien retraduire pour nous le docteur J.Vagot ?
02:57 Ça a été le grand étonnement.
03:02 J'ai commencé par refuser en disant "loin de moi".
03:06 J.Vagot a été très bien traduit en 1958 par quatre jeunes universitaires qui connaissaient
03:16 à la fois Pasternak, le russe, le français admirablement.
03:20 Et voilà.
03:21 Pourquoi retraduire J.Vagot alors qu'on pourrait traduire par exemple ses lettres de jeunesse
03:26 à son père ?
03:27 Et quand même, vous vous êtes dit "il faut que je relève ce défi".
03:33 J'ai cédé à la tentation.
03:35 D'abord parce que Semyon Mirski a été très convaincant.
03:39 Il n'est plus avec nous malheureusement.
03:41 Et aussi parce que j'ai cédé aussi à une autre tentation, celle de passer à nouveau
03:49 un an ou 18 mois avec Boris Pasternak.
03:51 Ce que j'avais déjà fait à quelques reprises et je connaissais si vous voulez le bonheur
03:59 que ça pouvait apporter.
04:00 Vous dites que, c'est votre éditeur qui dit, vous avez essayé d'épouser au plus
04:05 près la langue de Pasternak.
04:07 Qu'est-ce qu'elle a de particulier cette langue ?
04:09 La langue de Pasternak, il y a beaucoup de choses à dire sur la langue de Pasternak.
04:18 D'abord c'est son inventivité et sa multiplicité.
04:22 C'est ce que tout le monde dit.
04:24 Pasternak c'est l'explosion des mots, ce sont les mots neufs.
04:28 C'est l'invention verbale portée à son sommet.
04:34 C'est l'exclamation, c'est ce qui fuse.
04:38 Mais ce qu'il faut savoir aussi c'est que ce que Pasternak lui-même visait et voulait,
04:45 ce n'était pas forcément, ou en tout cas ça n'était plus à cette date-là.
04:49 Quand il commence Givago en 1945, ça n'était plus ça.
04:52 Ce qu'il cherchait c'est quelque chose de très simple et qu'il appelle la simplicité.
04:56 Pour lui la simplicité, ce n'est pas la simplicité syntaxique toute unie.
05:06 C'est plutôt l'aptitude à laisser s'énoncer spontanément la signification et l'émotion.
05:16 Ce qui est encore plus important.
05:18 - Alors nous devions être en rejoint par Georges Niva, historien de la littérature
05:23 russe, traducteur notamment de Solzhenitsyn.
05:25 Il est malheureusement bloqué dans un train donc on va évidemment le saluer amicalement
05:30 et poursuivre cette découverte du docteur Givago, cette redécouverte aussi.
05:35 Il faut bien le dire.
05:37 On va d'abord écouter Nathalie, notre lectrice.
05:39 Elle a lu le docteur Givago, elle nous raconte dans quelles circonstances.
05:43 - Le docteur Givago c'est un livre que j'ai longtemps laissé de côté parce que j'avais
05:47 des images du film et que j'étais persuadée que c'était une histoire d'amour, ce qui
05:51 ne m'intéressait pas vraiment.
05:52 Je me suis lancée en été et j'ai été très surprise d'abord parce que c'est un
05:56 livre extrêmement dense avec beaucoup de personnages et où il se passe vraiment beaucoup de choses.
06:01 Finalement l'histoire d'amour est très secondaire.
06:06 J'ai mis beaucoup de temps à le lire.
06:09 D'habitude je n'aime pas tellement rester sur un livre plus de 7-10 jours mais là il
06:12 m'a fallu au moins 3 semaines.
06:13 Mais finalement j'ai adoré, même si j'ai l'impression de n'avoir fait qu'effleurer
06:18 la richesse de ce livre.
06:20 Je crois que j'aimerais bien le relire dans quelques années pour me replonger dans l'histoire
06:24 avec les personnages, redécouvrir des choses qui m'ont échappé à ma première lecture.
06:28 Merci.
06:29 Merci.
06:30 *Musique*
06:59 Hélène Henry, vous parliez de l'écriture de Pasternak, de sa simplicité dans l'expression
07:05 en quelque sorte pour aller directement au sens de ce qu'il veut écrire.
07:09 Mais quand on voit le livre, ces quelques 700 pages, ça peut faire peur en quelque
07:15 sorte.
07:16 Il y a aussi beaucoup de personnages.
07:17 Il y a une difficulté d'accès à ce roman.
07:20 Est-ce qu'en le retraduisant vous apportez une nouvelle porte d'entrée en quelque
07:25 sorte ?
07:27 Ça, ce n'est pas à moi d'en juger.
07:30 Ce que j'aurais envie de faire, ce serait réagir à ce que vient de dire la lectrice,
07:38 à savoir ce n'est pas une histoire d'amour ou c'est quelque chose de multiple.
07:44 Si, c'est précisément une histoire d'amour, mais ça n'est pas une histoire de passion.
07:48 C'est là où est l'erreur.
07:51 Il ne faudrait pas confondre le docteur Givago avec Belle du Seigneur.
07:56 Ça n'a strictement rien à voir.
07:59 C'est l'histoire d'un amour qui englobe tous les amours possibles.
08:05 Alors quels amours ? Racontez-nous sans trop nous en dire.
08:08 Yorick Givago, il est amoureux de qui ?
08:12 Yorick Givago, c'est un petit garçon blessé qui a perdu son père.
08:19 Son père s'est suicidé, puis sa mère qui a été recueillie et élevée par une famille
08:27 d'intellectuels moscovites de très bon Alloa, dont il a épousé ensuite la fille Antonina.
08:34 Il a épousé d'une certaine façon sa cousine ou sa soeur, quelqu'un avec qui il avait
08:40 été élevé et qu'il aime profondément.
08:43 C'est cet amour-là, cet amour à la fois fraternel et un amour du foyer qui commande
08:51 une grande partie de la personnalité de Givago.
08:53 Il n'y a pas de doute.
08:54 Et puis l'amour qui coûte la profusion dans ce livre, c'est aussi l'amour qu'un
09:03 médecin peut avoir pour tous ses patients.
09:06 Lorsqu'il n'a plus aucun moyen de soigner et qu'on vient le voir, il trouve encore
09:12 le moyen d'aider celui qui est venu le voir.
09:15 Givago est quelqu'un qui aime l'autre.
09:21 J'ai dit dès les premiers mots du livre, si on lit le tout premier chapitre du livre,
09:33 on voit le petit garçon de 10 ans, le petit Yura Givago, qui monte sur la tombe de sa
09:38 mère que l'on vient d'enterrer, il fronce le nez, il lève la tête et dit Pasternak,
09:45 si l'avait été un loup, un loup, il se serait mis à hurler.
09:50 Or, le petit Givago se met à pleurer.
09:53 Et le livre découle de ses pleurs.
09:56 C'est-à-dire que ce qui est dit là, c'est que tout simplement, l'homme n'est pas
10:01 un loup pour l'homme.
10:02 D'ailleurs, c'est dit plus loin dans le livre.
10:03 Et c'est tout simple.
10:06 C'est de ça que parle le docteur Givago.
10:08 Et puis, il y a une autre femme qui arrive un peu plus tard.
10:11 Et puis, il y a une autre femme.
10:12 Il y a une femme qui arrive, une femme d'un autre...
10:16 La traduction historique a dit milieu.
10:18 Moi, j'ai mis monde en hésitant beaucoup, mais j'ai tout de même mis d'un autre monde.
10:24 Le texte russe dirait d'un autre cercle, mais cercle est trop étroit en français.
10:29 Et cette femme, elle est décalée, elle est à côté.
10:36 D'abord, elle n'est pas russe.
10:39 Elle est à moitié française, à moitié belge.
10:41 Elle est Larissa Guichard.
10:45 Elle a fait des études en même temps.
10:51 Elle est la fille d'une mère frivole.
10:56 Et elle-même est promise à la frivolité d'une certaine façon, ce qu'elle refuse.
11:02 C'est une femme qui est à la fois passionnée, capable de se tromper, capable d'errance,
11:11 et qui en même temps est incroyablement concrète, efficace, bonne, présente, et qui est très
11:19 belle.
11:20 Pour Pasternak, c'est important.
11:22 La femme doit être belle et c'est par là qu'elle illumine le livre tout entier.
11:29 - Vous l'avez dit il y a quelques instants, Boris Pasternak met du temps à écrire ce
11:37 roman qui est le seul roman qu'il va écrire parce que Pasternak, d'abord, c'est un poète.
11:42 - C'est d'abord un immense poète.
11:44 C'est un très, très grand poète.
11:46 Je ne sais pas si c'est le lieu de dire de quelle façon j'ai rencontré la poésie de
11:53 Pasternak.
11:54 Je l'ai rencontrée a posteriori.
11:55 Je m'intéressais à la poésie de Saint-Pétersbourg, Achmat, Thauvin, Mandelstam, tous ces poètes
12:03 plus apolliniens.
12:04 Et Pasternak, j'en avais rapporté un petit volume publié, petit volume de son grand
12:11 recueil "Ma Sœur, la vie" de 1922, je l'avais rapporté et je ne le lisais pas.
12:17 Un jour, j'ai eu à le lire et j'ai eu un véritable ébranlement.
12:22 Vraiment, j'ai reçu ce livre comme une espèce d'évidence du génie poétique et ça ne m'a
12:30 jamais quitté.
12:31 Je pense encore que "Ma Sœur, la vie", c'est Straum, Maïa Gysgne, est un des grands recueils
12:39 de poésie du XXe siècle européen.
12:42 C'est une merveille de célébration de la vie, en même temps de souffrance mêlée
12:50 à la lumière.
12:51 - Donc, il est né Pasternak en 1890 et il va commencer sa carrière de poète, si on
13:01 peut dire, au tout début des années 1910, à peu près.
13:06 Il commence à écrire à cet âge-là.
13:07 Après bien des annistations, puisque avant de se déclarer ou sentir poète, il s'est
13:13 cru musicien, mais il n'avait pas apparaît-il l'oreille absolue.
13:17 Il s'est cru philosophe, il est allé faire des études de philosophie en Allemagne.
13:21 Et puis, la poésie est venue à lui, dans une espèce de nuit d'évidence.
13:28 Il a écrit un recueil, puis l'autre.
13:36 Puis, "Ma soeur, la vie", écrit à l'aube de la révolution d'octobre, du coup d'état
13:42 bolchévique d'octobre, pendant cet été extraordinaire, où d'abord à Moscou, puis
13:50 dans le sud de la Russie, dans la steppe, sous les étoiles, au milieu des meules, etc.
13:56 Il va rejoindre une femme qui ne l'aime pas.
13:58 - Et ce qui est amusant, c'est qu'on va retrouver évidemment tous ces événements
14:03 dans le Docteur Zhivago.
14:05 Ensuite, comment est-ce qu'on arrive à l'écriture de ce roman ? Un roman unique,
14:10 c'est le seul roman qu'écrira Pasternak au soir de sa vie, puisqu'il a 56 ans quand
14:16 il commence à l'écrire.
14:18 Qu'est-ce qui le pousse à écrire ce roman long, quelque chose de vrai et pour de bon,
14:24 c'est ce qu'il dit vouloir faire ?
14:25 - Toute sa vie, Pasternak a voulu écrire de la prose et a écrit de la prose.
14:31 Mais c'était des tentatives avortées, parvenues plus ou moins à leur accomplissement.
14:40 Par exemple, l'Enfance de l'hiver, c'est une remarquable nouvelle écrite à l'aube
14:46 de la carrière de Pasternak.
14:48 Et puis, en 1945, son père vient de mourir, il se sent déjà âgé et il vient d'éprouver
15:06 une énième déception politique qui ne cesse de se répéter depuis 1935.
15:14 La guerre lui a en même temps redonné quelques forces et quelques fois.
15:19 Et il sent qu'écrire ce roman qu'il a différé toute sa vie, c'est un devoir intérieur.
15:28 Donc c'est un geste, Givago, avant toute chose.
15:33 Ce sera bien entendu un cas tout à fait rare de poète immense qui écrit un roman immense.
15:45 C'est assez rare.
15:46 - Il va mettre 10 ans pour le terminer.
15:49 - Il va mettre 10 ans pour le terminer.
15:51 C'est un livre qui a été écrit lentement.
15:54 Cela se voit en le lisant et cela se voit en le traduisant.
15:58 Jamais de ma vie, je n'avais traduit aussi lentement.
16:02 - Vous avez traduit au même rythme que lui en quelque sorte.
16:06 - J'ai traduit au même rythme que lui.
16:07 Ce qui n'est pas tellement...
16:09 Ce qui à possérer Ruri ne m'a pas étonnée puisque Pasternak lui-même raconte que lorsqu'il
16:15 traduisait Shakespeare, c'était juste avant Givago et en même temps qu'il écrivait Givago,
16:24 il se mettait dans les pas de Shakespeare jusqu'à avoir la révélation historique
16:28 concrète de l'homme qui a écrit les pièces de Shakespeare.
16:38 On a un petit peu l'impression en effet que suivre Pasternak pas à pas, c'est adopter
16:47 son rythme.
16:48 - Pasternak, qui est donc né à Moscou et qui écrit...
16:51 Il n'est pas né à Moscou.
16:53 - Il est né à Odessa.
16:54 - Il est né à Odessa.
16:55 - Il est né à Odessa.
16:56 - Qui écrit donc ce roman dans cette période de l'URSS, bien sûr, dans un champ littéraire
17:03 qui est évidemment soumis, on peut dire, au diktat de ce qu'on appelle le réalisme
17:09 socialiste jusqu'au moment où justement il veut publier ce livre et il ne va pas y arriver.
17:15 On va lui dire non, ce n'est pas conforme au régime dans lequel nous sommes.
17:21 Qu'est-ce qu'il fait ensuite ?
17:22 - Il est difficile de dire jusqu'à quel point Pasternak a cru cette publication possible.
17:29 On a quelquefois l'impression qu'il croyait cette publication possible en Union soviétique
17:35 et à d'autres moments on sentait bien qu'il connaissait trop l'institution culturelle
17:43 soviétique pour croire qu'on pourrait accepter un livre comme le sien qui en fait est un
17:50 livre qui raconte son propre trajet depuis l'illumination de 1917 dont nous venons de
17:57 parler jusqu'à la grande, l'immense, comment dire, cassure du congrès antifasciste à Paris
18:10 en 1935 qui voit Pasternak s'écrouler psychiquement.
18:15 Pasternak est un indéfectible optimiste donc on peut penser que d'une certaine façon
18:27 il avait espéré que quelque chose se passerait et à chaque fois que quelques poèmes ou
18:33 quelques fragments étaient publiés ou cités ici et là il reprenait espoir.
18:38 Mais le geste fatal a été la remise du manuscrit pour une traduction italienne à Feltrinelli,
18:48 l'éditeur italien.
18:49 - Alors l'éditeur italien en 1957, un an plus tard il est traduit en français, vous
18:55 l'avez dit.
18:56 - Oui en français et dans beaucoup d'autres langues.
18:57 - Et dans beaucoup d'autres langues.
18:58 Mais je voulais revenir juste un instant sur cette première traduction en 1958.
19:01 Pourquoi est-ce qu'elle est anonyme ? On peut les citer depuis ils sont sortis de l'anonymat
19:07 Michel Okuturier, Louis Martinez, Jacqueline de Proyar et Hélène Zamoisca.
19:13 Pourquoi est-ce qu'ils ont publié de façon anonyme, ils ont traduit de manière anonyme
19:18 ? - Voilà pourquoi était-ce anonyme ? Tout
19:20 simplement parce que l'époque était dangereuse et que chacun de ces jeunes universitaires
19:27 ils étaient très jeunes à l'époque.
19:29 Jacqueline de Proyar connaissait personnellement très bien Pasternak comme d'ailleurs Jean
19:37 Geniva.
19:38 Et tout simplement parce qu'ils voulaient tous avoir leur visa.
19:43 - C'est ça, on ne pouvait pas se couper totalement de l'université.
19:47 - Voilà si leur nom avait été mentionné et qu'on ait su que c'était Madame de Proyar
19:53 et Michel Okuturier qui avaient traduit.
19:55 - C'était terminé pour eux l'accès ? - Au moins pour un certain temps.
20:02 Staline était encore mort mais le dégel n'était pas aussi, comment dire, fluide
20:12 qu'on peut le croire.
20:13 - C'est sûr, Pasternak donc brave les interdits du parti communiste de l'URSS en faisant publier
20:19 ce roman en dehors de l'URSS.
20:22 Il va tout de même recevoir le prix Nobel de littérature en 1958 et le refuser.
20:27 - Il le refuse après l'avoir accepté.
20:30 - Oui.
20:31 - Il est poussé à le refuser.
20:33 - Il est poussé à le refuser puisqu'immédiatement après l'attribution du prix Nobel, il y
20:41 a un tollé d'injures à l'encontre de Pasternak et Pasternak est immédiatement rayé de l'Union
20:54 des écrivains, interdit de publication.
20:57 On le menace même d'expulsion.
21:01 Pasternak doit refuser le Nobel.
21:04 - Il le fait et il est en quelque sorte isolé ensuite dans son pays.
21:11 - Voilà et il lui reste peu à vivre puisqu'il meurt en mai 1960.
21:17 Pasternak était cardiaque mais il est mort aussi d'un cancer dont il a senti les premières
21:28 atteintes au printemps 1960.
21:30 - Et il faudra attendre 1988 pour que les lecteurs russes, évidemment au moment de
21:38 l'écroulement du régime soviétique, puissent découvrir ce qu'a écrit Boris Pasternak
21:45 et le docteur Zhivago qu'a lu aussi Aurélie qui nous en dit un peu plus.
21:48 - Le docteur Zhivago c'est un roman qu'on ne présente plus.
21:54 C'est un classique de la littérature.
21:56 Son auteur Boris Pasternak est un monument de l'histoire littéraire.
22:00 C'est un livre vers lequel je suis allée grâce à ma maman parce qu'elle aimait beaucoup
22:05 les auteurs russes et elle m'a toujours dit à quel point elle aimait le docteur Zhivago
22:10 aussi bien le livre que le film.
22:12 Paradoxalement je l'ai découvert sur le tard, il y a quelques années, et j'ai regretté
22:17 de ne pas l'avoir lu plus tôt parce que c'est vraiment un livre magnifique.
22:21 L'incipit des premières phrases m'ont emporté et je n'ai pas réussi à le lâcher.
22:26 On vit avec Yuri Zhivago ces contradictions, celle d'un homme qui est incapable de choisir
22:34 entre deux femmes, qui l'aime sincèrement, et le tourbillon, le cataclysme que représente
22:41 la première guerre mondiale et la révolution bolchévique en Russie.
22:45 C'est sublime, c'est magnifique de poésie, c'est une merveille.
22:50 Lisez-le.
22:51 - Et relisez-le peut-être aussi pour redécouvrir, Hélène Henry, cette histoire qui est dense
22:58 racontée dans le docteur Zhivago.
23:00 - Oui, l'histoire est dense bien que Pasternak n'arrête pas de dire que c'est une toute
23:05 simple chronique.
23:06 - De quelques 700 pages avec beaucoup de personnages.
23:10 - De quelques 700 pages avec une foule de personnages qu'on est obligé d'énumérer
23:13 au seuil du livre pour qu'on s'y retrouve un petit peu.
23:16 Cela dit, j'ai tenu à me contenter de translittérer les noms des personnages de façon à ce que
23:24 la Russie soit là dans ces espèces de sonorités qui nous sont quelquefois un petit peu étrangères
23:30 et que nous avons du mal à assimiler.
23:33 - Et aussi dans les prénoms puisqu'il y a des personnages qui sont nommés par des prénoms
23:38 différents mais qui sont un seul et même personnage.
23:41 - Oui, il s'agit des diminutifs tout simplement.
23:45 Le fils de Yuriy Zhivago, Alexandre, s'appelle Sacha.
23:52 - Il faut faire la correspondance évidemment pour ne pas se perdre dans ce roman.
23:58 - Voilà.
23:59 - Vous dites que c'est une œuvre multiple, à triple fond, un entrelacement de genre littéraire
24:04 et artistique.
24:06 On l'a déjà dit tout à l'heure, c'est un grand roman d'amour avec le personnage,
24:10 la figure de Lara qui est le grand personnage peut-être du roman.
24:15 Un roman d'idées aussi mais est-ce que c'est un roman politique ?
24:19 - Est-ce que c'est un roman politique ?
24:22 Ça dépend du sens que l'on peut donner à politique.
24:28 Oui, c'est un roman politique au sens où c'est pour Pasternak le roman d'un bilan,
24:33 d'un bilan à la fois artistique et d'un bilan d'idées, d'un bilan de position,
24:39 hommes et position.
24:40 C'est la dernière autobiographie de Pasternak.
24:44 Le retour que fait le docteur Zhivago sur lui-même et sur son choix originel de la
24:56 révolution puisque Zhivago accueille la révolution russe comme une magnifique chirurgie,
25:04 il fait ensuite machine arrière en voyant ce que l'histoire fait au pays où a lieu
25:17 cette révolution, aussi bien en Europe qu'en Sibérie.
25:23 L'hiver était là tel qu'il avait été prédit, pas aussi effroyable que le seraient
25:31 les deux suivants mais de la même espèce, noir, affamé et glacial, toute entière rupture,
25:38 toute entière reconstruction des bases mêmes de l'existence, efforts surhumains pour
25:42 retenir la vie qui s'échappait.
25:44 Il y en eut trois de ces hivers terribles, à la suite l'un de l'autre, si bien que
25:50 ce qu'on croit s'être produit durant l'hiver de l'an 1917 a très bien pu avoir
25:55 eu lieu plus tard.
25:56 Ces hivers successifs se sont fondus en un seul et il est difficile de les distinguer
26:01 l'un de l'autre.
26:02 La vie d'avant et l'ordre neuf ne coïncidaient pas encore.
26:06 Il n'y avait pas encore, entre eux, l'hostilité féroce de l'année suivante, celle de la
26:12 guerre civile, mais aucun lien n'était encore établi.
26:15 C'était deux espaces indépendants, placés l'un en face de l'autre, sans se recouvrir.
26:21 * Extrait du Docteur Gébago de Boris Pasternak
26:50 * L'un de mes étonnements en traduisant ce livre a été de découvrir à quel point,
27:20 à quel point Pasternak était capable de rendre compte des événements historiques
27:28 depuis 1905 jusqu'à 1922, printemps 1922, là où Yuri Gébago revient à Moscou.
27:37 Ensuite, ce qui suivra l'épilogue, c'est raconté un peu a posteriori.
27:41 Cela m'a frappé qu'à l'occasion de cette traduction, j'ai relu des ouvrages
27:47 historiques, en particulier j'ai été vraiment frappée de voir à quel point les textes
27:53 de Nicolas Woerth, "La terreur et le désarroi", redisaient sur le mode, bien entendu, historique,
28:01 ce que Pasternak décrivait avec une précision détaillée dans les chapitres, dans les quinze,
28:12 disons, premiers chapitres de son livre.
28:14 D'abord cette espèce d'éclatement, de fourmillement, de cruauté, fleur de peau
28:22 qui se manifeste.
28:24 Et puis ensuite, la dureté non moins impitoyable de la reprise en main avec tous les décrets,
28:34 toutes ces affiches, toutes ces injonctions un peu absurdes auxquelles chacun doit se
28:45 conformer, on ne sait pas trop pourquoi.
28:47 Vraiment, ces deux mouvements-là sont parfaitement mis en évidence.
28:51 - Pasternak, il a d'abord applaudi la prise de pouvoir des bolchéviques, avant ensuite
28:59 de changer de position.
29:00 Est-ce que ça, vous l'avez analysé ? Et est-ce que ça se ressent aussi dans l'écriture
29:06 de ce roman ?
29:07 - Ça se joue sur de nombreuses années.
29:09 Pasternak a en effet accueilli l'explosion catastrophique qu'a été la révolution
29:20 d'abord de février, puis le coup d'état bolchévique d'octobre, mais par son côté,
29:33 on pourrait dire presque pulsionnel.
29:36 Il a ensuite tout fait pour essayer de se conformer à certains des dictats esthétiques
29:43 de l'époque.
29:44 En particulier dans les années 1920, il a écrit une série de récits en vert sur
29:53 le mode épique qui raconte des épisodes des révolutions, de 1905, etc.
30:01 Et puis au début de l'advenu de Staline au fait du pouvoir, Pasternak y a cru dans
30:13 un premier temps.
30:14 Il a cru que Staline était celui qui, en effet, allait remettre une espèce de logique
30:21 dans ce monde.
30:22 Il a même été à un moment donné ce qu'on appelle le premier poète.
30:29 Bon, ça n'a pas duré.
30:32 Vraiment, la rupture se situe autour de 1935.
30:39 Ces idéaux révolutionnaires étaient évidemment à ce moment-là.
30:44 Après, en 1932, au moment où il rencontre sa deuxième femme, Zinaïda, il y a eu à
30:50 nouveau une espèce d'essai, d'adhésion totale.
30:53 Vous parliez de la précision historique dans ce roman de Pasternak.
30:57 Est-ce que le docteur Givago aussi est un petit peu Boris Pasternak ? Il est écrivain,
31:03 lui aussi poète.
31:04 Est-ce qu'il y a des choses qui peuvent correspondre sur ces facettes de vie ou de personnalité ?
31:10 Oui, la belle-fille de Pasternak, la femme de son fils aîné, Eugène, avait coutume
31:20 de dire que Givago, c'était un Pasternak idéalisé, que Pasternak avait, dans son personnage,
31:29 voulu montrer celui qu'il aurait, lui, voulu être.
31:32 Ça ne me paraît pas une mauvaise analyse.
31:36 Givago est l'homme imparfait et qui, justement, dans son imperfection, est ce qu'il peut
31:45 y avoir de mieux dans l'humain.
31:48 Quelle image on a de la Russie, de l'URSS, une fois qu'on termine la dernière page
31:53 de docteur Givago, selon vous ?
31:55 Un grand chaos, un grand chaos qui n'arrive pas à se trouver une règle, à se trouver
32:05 une loi, un pays qui cache dans ses profondeurs le meilleur et le pire, un pays inattendu
32:17 dont on peut attendre tout, à la fois ce qu'il y a de plus compatissant, de plus
32:29 spirituel et puis de plus cruel, de plus terrible.
32:32 Il y a des personnages dans Givago, comme par exemple le personnage de Pamphil Padre,
32:37 qui sont terribles et qui incarnent en eux cette espèce de double face de la Russie.
32:45 Pour terminer, est-ce que vous diriez qu'il faut relire aujourd'hui le docteur Givago ?
32:49 Est-ce que ça nous éclaire d'une autre manière sur ce qui peut se passer aujourd'hui
32:53 avec la Russie ?
32:54 Est-ce qu'il y a dans ce livre une force éclairante, si je puis dire ?
33:01 Quoi qu'il en soit, cela peut éclairer sur la façon dont un grand poète, Boris Pasternak,
33:10 a fait le bilan du XXe siècle russe, dont la Russie actuelle est bien entendu l'héritière.
33:15 Ces forces obscures qui sont contredites par une espèce de présence, d'une lumière
33:33 qui envahit le livre tout entier, cette espèce d'ambivalence-là, je crois qu'il faut
33:41 l'avoir en tête, le meilleur et le pire ensemble, dans une espèce d'erreur dans
33:53 la conscience de soi que peut avoir un peuple et un pays.
33:56 Georges Niva, qui devait donc être avec nous, a été retenu dans un train en retard.
34:00 Il nous a transmis ce message que je vous transmets.
34:02 Dites à Hélène Henry que j'admire depuis longtemps ces traductions que celle du docteur
34:06 Givago m'a rendue jaloux.
34:08 En ce sens que j'ai envié le bonheur qu'elle a sûrement eu à accomplir cet exploit.
34:13 Relire Givago, c'est vivre une fois de plus l'extase.
34:16 Je me plonge immanquablement à la lecture de ce roman, des romans, qui est aussi un
34:20 long poème et un poème sur la poésie.
34:22 Alors, le traduire, je l'ai lu en tapuscri en 1957.
34:26 Il m'accompagne depuis comme un ange gardien.
34:29 Je remercie beaucoup Georges Niva de cette jalousie qui me nore.
34:36 Merci à vous Hélène Henry d'être venue nous présenter cette toute dernière et nouvelle
34:40 traduction dont vous êtes responsable.
34:43 Du grand roman de Boris Plasternak, le docteur Givago dans la collection du Monde Entier
34:48 des éditions Gallimard.
34:49 Merci d'être venue dans le Book Club.
34:50 Merci de m'avoir invitée.
34:51 L'épilogue à suivre bien sûr, mais d'abord Charles Donzie qui clôture ses quadritèmes
35:01 de la semaine.
35:02 Je me disais au début de ce quadritème que je ne parlerais que de fiction non narrative
35:06 jusqu'à ce que je décide qu'il serait dommage de ne pas donner une chance à une
35:11 excellente fiction narrative aussi intelligente qu'artistement combinée.
35:15 Son auteur est célèbre aux Etats-Unis.
35:17 Il a obtenu deux prix pour Litzer, l'un pour le roman dont je vais parler, l'autre
35:21 pour une pièce de théâtre et il se trouve même dans la collection Library of America.
35:26 Il est mort il n'y a pas si longtemps, un demi-siècle, et avec tout cela il est très
35:30 peu connu en France où il est pourtant traduit.
35:33 A mon sens cela tient en partie à la fatalité d'avoir un nom qui commence par un th doux.
35:39 Nous ne savons jamais très bien comment le prononcer.
35:42 Si on le fait proprement en disant "th", on a l'air d'un cuistre, comme ces gens
35:48 qui, avec une autre lettre de l'alphabet, disent le "rock'n'roll".
35:52 Si on dit "t" à la française, on a l'impression de mal faire, et donc on ne fait rien.
35:58 Et on parle très peu de Thornton Wilder.
36:01 On mentionne toujours son prénom, Wilder étant un nom trop courant, qui peut de plus
36:06 laisser croire à une oreille non anglo-saxonne qu'on parle de "Wild Oscar Wild".
36:10 Voilà déjà une minute passée à expliquer combien il est compliqué d'évoquer cet
36:14 écrivain, autant de temps perdu à ne pas parler de l'excellent pont de Saint-Louis-Rey.
36:20 En 1714, un pont d'Ozier s'effondre près de Lima au Pérou.
36:25 Cinq personnes qui étaient en train de le traverser meurent.
36:28 Un narrateur raconte leur histoire jusqu'au moment où ils ont posé le pied sur lui,
36:34 et c'est éblouissant, dirais-je, si l'éblouissement n'engendrait un aveuglement temporaire.
36:39 Nous suivons une vieille marquise exaltée qui écrit à sa fille vivant en Espagne.
36:45 Deux jumeaux dont l'un meurt.
36:47 Un homme chastement amoureux de la péricole, oui, l'actrice dont Merrimé et Offenbach
36:53 ont raconté la vie.
36:54 Chacun passe le pont pour une raison ou une autre, et si Wilder ne nous avait pas donné
37:00 l'explication à la fin, nous aurions trouvé tout seul que la raison de tout cela, c'était
37:05 l'amour.
37:06 Quel livre subtil, brillant, inattendu !
37:08 Au fait, non, ce n'est pas une narration traditionnelle.
37:11 C'est un roman sans histoire centrale.
37:13 Plusieurs événements se passent, on les regarde.
37:16 Rien n'est plus semblable à la vie.
37:19 Attention, le président du Stendhal Club vous parle.
37:21 Dans ce roman, Thornton Wilder, qui avait une sensibilité très européenne, dans le
37:27 sens où il ne craignait pas de mettre de la culture dans ses fictions, a une tournure
37:31 qui aurait sans doute avis Stendhal.
37:33 C'est un personnage qui dit « on ne lui avait jamais appris à s'attendre au bonheur ».
37:38 Que c'est triste comme pensée, je ne peux qu'aimer un écrivain qui condense comme
37:43 lui la détonation de son prodigieux regard.
37:46 *Tous les jours, le Book Club est préparé par Auriane Delacroix, Alexandre Halabégovitch,
37:50 Jeannette Grappard, Zora Vignier et Didier Pinault.
37:52 Thomas Beau réalise cette émission à la prise de son sommet dit Olivier Arnay.
37:55 Et comme tous les jours, nous tournons ensemble la dernière page du jour.
37:58 Voici l'épilogue.
37:59 L'hiver était là, tel qu'il avait été prédit.
38:04 Pas aussi effroyable que le seraient les deux suivants, mais de la même espèce.
38:09 *Un jour Lara, quand le vent a tourné.
38:18 Un jour Lara, nous nous sommes quittés.
38:25 C'est l'histoire d'un amour qui englobe tous les amours possibles.

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