• il y a 8 mois
À 7h50, la militante congolaise Justine Masika Bihamba est l'invitée de Sonia Devillers. Elle publie "Femme debout face à la guerre" (éditions de l'Aube). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-06-mars-2024-3477815

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00:00 Il est 7h49, Sonia De Villers, votre invitée ce matin est une grande activiste congolaise,
00:05 militante du droit des femmes.
00:07 Son combat contre les violences sexuelles et contre le viol comme arme de guerre a été
00:11 salué dans le monde entier.
00:13 Le collectif qu'elle dirige a sauvé 1800 femmes, détruites physiquement et psychiquement.
00:18 Dans un pays, la République démocratique du Congo, gangrénée par la corruption,
00:22 sillonnée par des milices incontrôlables et dont les sous-sols renferment le fameux
00:26 coltan Minret qui attise toutes les convoitises.
00:30 Justine Masika Biamba, bonjour.
00:32 Bonjour.
00:33 Votre récit « Femmes debout face à la guerre » paraît aux éditions de l'Aube.
00:38 Il y a quelques années, l'ONU dépêche une diplomate sur place.
00:42 Dans son rapport, la diplomate de l'ONU qualifie la RDC de, je cite, « capitale mondiale
00:49 du viol ». Comment est-ce possible ?
00:54 Ah, capitale mondiale du viol.
00:58 Ce qui est vrai est que le viol n'est pas utilisé en RDC comme pour le plaisir sexuel,
01:06 mais c'est pour la destruction.
01:07 Lorsqu'on viole une femme devant ses enfants, devant son mari, c'est pour détruire.
01:14 Lorsqu'on introduit des objets pointus dans les organes génitaux des femmes, c'est
01:21 pour détruire.
01:22 Lorsqu'on viole tout un village, c'est pour détruire.
01:25 Et je crois que c'est pour cela que Malgro-Rostrom avait qualifié la RDC comme capitale du
01:33 viol.
01:34 Et là, lorsque vous avez parlé de 1800, c'est plus de 18 000 femmes que nous avons
01:40 accompagnées.
01:41 De 18 000 femmes, absolument.
01:42 C'est sous mes yeux et c'est moi qui…
01:44 Je suis troublée de vous rencontrer et de replonger dans cette histoire que j'ai
01:50 vue hier, qui m'a beaucoup secouée.
01:53 Parce que quand on lit votre récit et quand on lit votre témoignage, Justine Masika-Biamba,
01:58 comme vous le dites, on comprend que le viol comme arme de guerre, ce n'est plus de
02:01 la sexualité, ce n'est plus une affaire de sexe.
02:05 En fait, le corps de la femme de l'ennemi devient l'objet d'une stratégie militaire
02:10 à part entière.
02:11 Oui, oui.
02:12 C'est vraiment une stratégie pour détruire.
02:15 Puisque là, nous avons eu la chance de pouvoir discuter avec certains groupes armés, puisque
02:22 en RDC, surtout la partie Est, il y a plusieurs groupes armés.
02:27 Les groupes armés étrangers et les groupes armés congolais qui détruisent, qui violent.
02:32 Donc, je ne sais pas comment décrire la situation que nous sommes en train de vivre.
02:38 Aujourd'hui, il y a maintenant le pays voisin qui nous agresse en passant par un groupe
02:44 armé qu'on appelle le M23.
02:46 Et là, quand je dis que ce que nous vivons, ce qu'on fait aux femmes, ça dépasse les
02:54 naturels.
02:55 Puisque là, les différents partis au conflit nous avaient dit, lorsque nous sommes allés
03:04 pour leur poser la question, la femme c'est ta mère, c'est ta soeur, elle t'a porté
03:10 pendant neuf mois dans son sein et pourquoi tu l'as détruit ? Ils ont dit, la femme
03:16 est sacrée, l'homme voit sa valeur, l'homme voit sa force à travers son épouse.
03:22 Et une fois son épouse est abusée, il se voit sans force.
03:27 Et c'est pour cela que nous, nous gagnons la guerre, puisque une fois qu'on a détruit
03:31 les femmes, les hommes sont sans force.
03:33 Alors quand vous dites nous, nous c'est Synergie, nous c'est 35 associations qui
03:40 travaillent ensemble depuis des années.
03:43 Les 18 000 femmes, c'est Synergie qui a coordonné leur prise en charge.
03:47 Et puis il y a cette maison des femmes, votre fleuron, on y apprend la teinture, le tissage,
03:54 la coupe, la couture, le tressage, le panier, l'élevage, le maraîchage.
03:59 Pourquoi ?
04:01 Normalement les femmes, lorsqu'elles sont abusées, elles se voient qu'elles n'ont
04:05 plus de valeur et qu'elles ne peuvent plus rien faire.
04:08 Et d'ailleurs souvent lorsqu'elles nous arrivent, elles nous disent que moi je vais
04:12 mourir puisque je n'ai plus de valeur.
04:15 Mais avec notre accompagnement, elles se disent, nous sommes des personnes à part entière
04:20 et nous pouvons continuer.
04:21 Donc ce que nous faisons, c'est de pouvoir leur apprendre les métiers.
04:25 Surtout, ce que nous visons, nous disons que c'est la thérapie des groupes, qu'elles
04:31 puissent se parler.
04:32 Puisque lorsqu'elles se parlent, elles voient que je ne suis pas la seule à pouvoir vécu
04:37 ça.
04:38 Les autres sont là et nous devons continuer ensemble.
04:40 C'est pour cela qu'on organise ces différents métiers, ces différents apprentissages
04:45 des métiers à Boulingou.
04:46 Et souvent vous dites, Justine Masika-Biamba, que les criminels sont eux-mêmes issus de
04:53 viol, sont des enfants du viol qui ont été délaissés, qui ont été enrôlés, qui
04:58 ont été poussés, contraints même de tuer et de violer.
05:02 Et que bien souvent ces bourreaux se considèrent eux-mêmes comme des cas perdus.
05:07 Est-ce que c'est pour ça qu'à Synergie, vous insistez sur la prise en charge des enfants
05:12 et pas seulement des femmes qui ont été violées ?
05:14 Aujourd'hui, on a même changé la stratégie.
05:18 On ne fait pas seulement la prise en charge des enfants et des femmes, mais on fait une
05:23 prise en charge communautaire.
05:25 Puisqu'on a vu que c'est un problème qui est ménage au sein de la communauté et il
05:30 faut accompagner toute la communauté.
05:32 Donc l'accompagnement psychologique c'est ménage communautaire.
05:36 On voit tout le monde.
05:37 Ce n'est pas seulement les viols, mais aussi il y a la guerre.
05:40 Ça fait 30 ans que nous sommes en guerre.
05:42 Donc c'est tout le monde qui est traumatisé.
05:45 On ne peut pas se limiter seulement aux femmes et aux enfants.
05:48 Et vous alors Justine ? Et vous dans tout ça ? Vous avez 58 ans.
05:54 Vous êtes déjà arrière-grand-mère.
05:56 Votre arrière-petite-fille a déjà 8 ans.
05:59 Vous adressez ce livre à cette âme-sœur qui prendra le relais bientôt à la tête
06:04 de l'association.
06:05 Et vous dites "j'ai payé un lourd tribut".
06:08 Donnez-nous des nouvelles de votre santé.
06:10 Pour le moment, je peux dire que ça va un peu.
06:15 Mais c'est dire.
06:17 Puisque lorsque toi tu es là et tu ne sais pas qu'une bombe va tomber sur ta tête ou
06:22 sur ta maison, puisque les affrontements ont repris il y a maintenant deux ans et là
06:28 la guerre est vraiment à côté de Goma.
06:31 Donc c'est difficile de dire que je suis en bonne santé.
06:35 Puisque avec tout ce que nous sommes en train de vivre, c'est difficile.
06:39 Mais on continue.
06:40 Malgré tout ce que…
06:41 Et puis vous racontez comment l'hypertension, parfois des pics à 22, ont commencé, les
06:47 migraines, les insomnies.
06:48 Ce n'est pas rien non plus de prendre en charge les récits de ces femmes détruites,
06:54 mutilées, de ces corps qui ont vécu des carnages et de ces esprits qui ne s'en remettront
06:59 pas ?
07:00 Oui, ça a été trop dur pour moi.
07:03 Mais pour le moment, je peux dire que j'ai pris des réculs.
07:06 Je ne fais plus les écoutes des femmes.
07:08 Il y a quelqu'un d'autre qui fait l'écoute et moi je suis donc la deuxième personne.
07:14 Ce n'est pas direct.
07:15 Et je crois que ça m'a beaucoup aidée pour le moment pour que je puisse me relever.
07:20 Parce que là, j'étais abattue.
07:23 Là, tu te demandes pourquoi on peut faire ça à une personne qui est comme toi.
07:30 Toi, tu détruis la personne.
07:32 Mais quand même, là j'ai pris des réculs.
07:35 Il y a mes collègues qui font l'écoute directe.
07:37 Moi, j'ai pris des réculs.
07:39 Et puis, il y a eu les menaces que vous subissez régulièrement.
07:44 Ça s'est un petit peu calmé depuis que vous avez reçu des prix, que vous avez été
07:49 récompensés, salués dans le monde entier pour votre action contre le viol comme arme
07:53 de guerre.
07:54 Mais plusieurs fois, il a fallu sauter dans des avions, il a fallu fuir, il a fallu se
07:58 cacher.
07:59 On s'en est pris à vos enfants aussi.
08:03 Oui, ça a été dur pour moi.
08:05 Oui, c'est la période qui a été trop difficile pour moi.
08:09 Pour que mes enfants payent le prix de mon activisme, là, ça a été difficile.
08:16 Je me suis dit, bon, j'abandonne tout.
08:19 Ce jour-là, vraiment, je me suis dit, je laisse, j'abandonne tout.
08:23 Mais les femmes sont venues en pleurant.
08:25 Et je me suis dit, comment abandonner ? Donc, je dois continuer.
08:30 Ça n'a pas été facile.
08:32 Mais aujourd'hui, je peux dire que c'est calme puisque j'ai fait le profil bas.
08:37 Je ne parle plus directement.
08:39 Et lorsqu'il y a quelque chose à dénoncer, je cherche une personne qui est en dehors
08:44 de Goma qui va présenter, qui va dire ce que je dois dire.
08:48 Et là, moi, je suis tranquille.
08:50 On ne sait pas que c'est moi qui ai donné l'information.
08:53 Aucun regret ?
08:54 Non, je crois que si on sauve des vies humaines, je crois que ça vaut la peine.
09:00 Alors le voilà, le récit de ces 18 000 femmes que vous avez sauvées, contribuées à sauver.
09:05 Femmes debout face à la guerre.
09:07 Justine Massic à Biamba.
09:08 Merci.
09:09 Et c'est aux éditions de l'Aube.

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