La France s'apprête à vivre un moment d'histoire ce lundi 4 mars. Elle devrait devenir le premier pays à inscrire l'interruption volontaire de grossesse (IVG) dans sa Constitution, après un vote des parlementaires réunis à Versailles en Congrès.
Category
🗞
NewsTranscription
00:00 Je ne vais pas vous parler aujourd'hui de droit constitutionnel.
00:03 Je voudrais, si vous me le permettez, vous raconter une histoire.
00:07 Une histoire que je n'ai jamais racontée.
00:10 J'avais 25 ans, j'étais coopérant,
00:13 médecin-chef d'un petit hôpital dans un coin perdu d'un pays du Sud.
00:17 "Hôpital" est un bien grand mot, car les maigres équipements dont il disposait
00:22 l'auraient à peine fait classer chez nous comme un dispensaire.
00:25 Quant à médecin-chef, titre ronflant,
00:27 puisque, en fait, j'étais tout simplement le seul médecin
00:30 dans cette circonscription de 50 000 âmes,
00:33 avec une équipe d'infirmiers formidables,
00:35 habitués à travailler seuls pendant le semestre ou l'année
00:39 qui séparait habituellement le départ d'un coopérant français
00:42 et de l'arrivée de son successeur.
00:45 Un jour, après avoir entendu du remue-ménage dans le couloir,
00:48 j'ai vu surgir dans mon bureau une jeune femme,
00:51 17, 18 ans peut-être, dont je me rappellerai toujours le visage.
00:55 Les joues rondes d'une adolescente, toutes rouges et inondées de larmes,
01:00 essoufflées, une expression mêlée de terreur et d'incompréhension dans le regard,
01:05 les cheveux décoiffés, les vêtements de travers comme si elles venaient de se débattre,
01:10 les bras maintenus par deux gendarmes qui l'encadraient
01:13 et la poussaient dans la pièce sans ménagement.
01:16 Le matin même, un voisin, intrigué par le manège de chiens errants
01:20 qui s'acharnaient à gratter la terre près de sa maison,
01:23 s'était approché et avait découvert le cadavre d'un nouveau-né à peine enfoui dans le sol.
01:28 L'enquête n'avait pas été bien difficile
01:31 et l'on me demandait désormais d'examiner la suspecte
01:34 pour savoir si elle venait tout non d'accoucher.
01:36 J'étais pétrifié.
01:38 Il s'agitait d'un infanticide, bien sûr,
01:41 et la loi me commandait de m'exécuter.
01:43 Mais je savais aussi parfaitement pourquoi cette jeune femme était là,
01:46 dans un pays comme tant d'autres,
01:49 où le mot "fille mère" signifiait banissement social et déshonneur pour la famille,
01:54 où l'avortement était interdit et sévèrement puni,
01:57 et d'ailleurs comment cette quasi-enfant
02:00 aurait-elle pu se confier à quiconque pour trouver une faiseuse d'anges.
02:03 J'imaginais sa vie au cours des derniers mois,
02:07 engrossée par un séducteur de barrières,
02:10 peut-être comme souvent par un parent,
02:12 découvrant d'abord effrayé son retard de règles,
02:15 puis voyant son ventre s'arrondir
02:17 et masquant sa grossesse avec de plus en plus de mal,
02:20 accouchant seule en se cachant,
02:22 enterrant maladroitement l'enfant sur place,
02:25 folle de douleur et de culpabilité,
02:27 puis rentrant chez elle
02:29 et lavant ses vêtements dans la terreur d'être découverte.
02:32 Et puis les chiens,
02:34 le voisin découvrant le cadavre,
02:36 les gendarmes,
02:37 et désormais le médecin, moi.
02:40 Je suis resté longtemps assis, le visage caché dans les mains,
02:44 cherchant désespérément comment éviter l'inévitable.
02:48 Seule la jeune femme et l'infirmière étaient restées près de moi,
02:51 parlant ensemble dans leur langue que je ne comprenais pas.
02:54 Au bout d'un moment, sollicité par les gendarmes qui s'impatientaient,
02:57 l'infirmier-major est entré dans la pièce, suivi par l'un d'eux,
03:01 surpris par la scène, pressé par le brigadier
03:04 et n'ayant manifestement pas la même vision du monde que moi,
03:07 ni les mêmes scrupules.
03:09 Avant que j'aie pu faire un geste, il s'est approché de la jeune femme,
03:12 a baissé son soutien-gorge et pressé son mamelon,
03:15 d'où a giclé le lait qui confirmait le diagnostic et les soupçons.
03:20 Je revois encore cette adolescente, redoublant de pleurs,
03:24 ressortir accablée entre ses deux gardes.
03:27 Je repense souvent à elle et à ses yeux d'animal traqué,
03:31 et moi me demandant combien d'années de prison pour un infanticide,
03:36 et surtout combien d'années de culpabilité,
03:38 toute une vie, pour avoir tué son enfant.
03:42 Des histoires comme celles-là, je pourrais vous en raconter d'autres,
03:44 si nous en avions le temps.
03:46 Des avortements clandestins qui se terminent mal,
03:48 des condamnations, des stérilités définitives.
03:52 Chez nous, aujourd'hui, ces histoires n'existent plus,
03:55 depuis la loi Veil, et les interventions de ceux qui m'ont précédé
03:58 ont porté notamment sur le fait de savoir si la liberté de l'IVG
04:03 risque un jour d'être remise en question.
04:06 J'ai voulu aborder un autre versant de ce débat,
04:10 et vous dire que 40% au moins des femmes dans le monde
04:13 vivent dans des pays où les drames tels que celui que je vous ai retracé
04:16 continuent, parce que rien n'a changé.
04:19 En étant le premier pays au monde à garantir cette liberté
04:22 dans notre Constitution, nous allons susciter,
04:25 là où nous sommes encore, sinon un exemple,
04:27 du moins une référence, des débats, des prises de position,
04:31 des avancées, j'espère, qui rapprocheront le jour où,
04:35 comme ici, les femmes seront libérées de la peur,
04:38 de la culpabilité et de l'impuissance à maîtriser leur destin.
04:43 Au moment de voter mercredi dernier au Sénat,
04:46 j'ai revu une fois de plus le visage de cette jeune femme
04:49 dont la vie et celle de son bébé ont été anéantis.
04:53 Et je le reverrai tout à l'heure lorsque j'irai voter à nouveau,
04:57 en espérant que mon vote soit utile,
04:59 non seulement aux millions de femmes que la loi protège en France,
05:02 mais aussi aux millions de celles dans le monde
05:04 qu'aucune loi ne protège.
05:06 Comme moi, tous les sénateurs de mon groupe se prononceront
05:11 en leur âme et conscience, très majoritairement,
05:14 nous voterons ce texte. Je vous remercie.
05:17 Je vous remercie, Monsieur le Président.
05:19 (Applaudissements)