• il y a 8 mois
Claude Malhuret, le président du Groupe Les Indépendants - République et Territoires au Sénat, raconte son expérience d'ancien médecin devant les parlementaires réunis en Congrès pour voter l'inscription de l'IVG dans la Constitution. Dans un pays en développement où l'avortement était interdit et tabou, il a été confronté au cas d'une adolescente ayant commis un infanticide après une grossesse cachée. Une histoire poignante qu'il a partagée devant ses collègues afin d'expliquer son vote en faveur du texte.

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Transcription
00:00 Je voudrais, si vous me le permettez, vous raconter une histoire.
00:04 Une histoire que je n'ai jamais racontée.
00:07 J'avais 25 ans, j'étais coopérant, médecin-chef d'un petit hôpital dans un coin perdu d'un pays du Sud.
00:14 "Hôpital" est un bien grand mot, car les maigres équipements dont il disposait l'auraient à peine fait classer chez nous comme un dispensaire.
00:21 Quant à médecin-chef, titre ronflant, puisque j'étais tout simplement le seul médecin dans cette circonscription de 50 000 âmes,
00:30 avec une équipe d'infirmiers formidables, habitués à travailler seuls pendant le semestre ou l'année
00:35 qui séparait habituellement le départ d'un coopérant français et l'arrivée de son successeur.
00:41 Un jour, après avoir entendu du remue-ménage dans le couloir, j'ai vu surgir dans mon bureau une jeune femme,
00:47 17-18 ans peut-être, dont je me rappellerai toujours le visage.
00:52 Les joues rondes d'une adolescente, toutes rouges et inondées de larmes.
00:57 Essoufflée, une expression mêlée de terreur et d'incompréhension dans le regard.
01:02 Les cheveux décoiffés, les vêtements de travers comme si elles venaient de se débattre.
01:07 Les bras maintenus par deux gendarmes qui l'encadraient et la poussaient dans la pièce sans ménagement.
01:13 Le matin même, un voisin, intrigué par le manège de chiens errants qui s'acharnaient à gratter la terre près de sa maison,
01:19 s'était approché et avait découvert le cadavre d'un nouveau-né à peine enfoui dans le sol.
01:25 L'enquête n'avait pas été bien difficile et l'on me demandait désormais d'examiner la suspecte pour savoir si elle venait tout non d'accoucher.
01:33 J'étais pétrifié. Il s'agitait d'un infanticide, bien sûr, et la loi me commandait de m'exécuter.
01:40 Mais je savais aussi parfaitement pourquoi cette jeune femme était là, dans un pays comme tant d'autres,
01:46 où « fille-mère », c'était le mot de l'époque, signifiait bannissement social et déshonneur pour la famille,
01:51 où l'avortement était interdit et sévèrement puni,
01:54 et d'ailleurs comment cette quasi-enfant aurait-elle pu se confier à quiconque pour trouver une faiseuse d'anges.
02:00 J'imaginais sa vie au cours des derniers mois, engrossée par un séducteur de barrières,
02:06 peut-être comme souvent par un parent, découvrant d'abord effrayé son retard de règles,
02:11 puis voyant son ventre s'arrondir et masquant sa grossesse avec de plus en plus de mal,
02:16 accouchant seule en se cachant, enterrant maladroitement l'enfant sur place,
02:21 folle de douleur et de culpabilité, puis rentrant chez elle et lavant ses vêtements dans la terreur d'être découverte.
02:28 Et puis les chiens, le voisin découvrant le cadavre, les gendarmes et désormais le médecin, moi.
02:36 Je suis resté longtemps assis, le visage caché dans les mains,
02:40 cherchant désespérément comment éviter l'inévitable.
02:44 Seule la jeune femme et l'infirmière étaient restées près de moi, parlant ensemble dans leur langue que je ne comprenais pas.
02:50 Au bout d'un moment, sollicité par les gendarmes qui s'impatientaient,
02:54 l'infirmier-major est entré dans la pièce, suivi par l'un d'eux, surpris par la scène,
02:59 pressé par le brigadier et n'ayant manifestement pas la même vision du monde que moi, ni les mêmes scrupules.
03:05 Avant que j'aie pu faire un geste, il s'est approché de la jeune femme,
03:08 a abaissé son soutien-gorge et pressé son mamelon,
03:11 d'où a giclé le lait qui confirmait le diagnostic et les soupçons.
03:16 Je revois encore cette adolescente, redoublant de pleurs, ressortir accablée entre ses deux gardes.
03:23 Je repense souvent à elle et à ses yeux d'animal traqué,
03:27 et moi me demandant combien d'années de prison pour un infanticide,
03:32 et surtout combien d'années de culpabilité, peut-être toute une vie, pour avoir tué son enfant.
03:38 Des histoires comme celle-là, je pourrais vous en raconter d'autres, si nous en avions le temps.
03:43 Des avortements clandestins qui se terminent mal, des condamnations, des stérilités définitives.
03:49 Chez nous, aujourd'hui, ces histoires n'existent plus, depuis la loi Veil.
03:54 Et les interventions de ceux qui m'ont précédé ont porté notamment sur le fait
03:58 de savoir si la liberté de l'IVG risque un jour d'être remise en question.
04:03 J'ai voulu aborder un autre versant de ce débat,
04:07 et vous dire que 40% au moins des femmes dans le monde vivent dans des pays
04:11 où les drames tels que celui que je vous ai retracé continuent, parce que rien n'a changé.
04:16 En étant le premier pays au monde à garantir cette liberté dans notre Constitution,
04:20 nous allons susciter là où nous sommes encore, sinon un exemple, du moins une référence,
04:25 des débats, des prises de position, des avancées, j'espère,
04:30 qui rapprocheront le jour où, comme ici, les femmes seront libérées de la peur,
04:35 de la culpabilité et de l'impuissance à maîtriser leur destin.
04:39 Au moment de voter mercredi dernier au Sénat,
04:42 j'ai revu une fois de plus le visage de cette jeune femme
04:46 dont la vie et celle de son bébé ont été anéantis.
04:49 Et je le reverrai tout à l'heure lorsque j'irai voter à nouveau,
04:53 en espérant que mon vote soit utile, non seulement aux millions de femmes
04:57 que la loi protège en France, mais aussi aux millions de celles dans le monde
05:01 qu'aucune loi ne protège.
05:03 Comme moi, tous les sénateurs de mon groupe se prononceront
05:07 dans leur âme et conscience, très majoritairement, nous voterons ce texte.
05:12 Je vous remercie.
05:14 (Applaudissements)

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