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Samedi 8 juin 2024, Mathieu Bock-Côté recevait l'écrivain Arthur Chevallier, venu évoquer la récente parution de son ouvrage intitulé «L'histoire à l'épreuve des émotions».

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Transcription
00:00 Vous avez choisi de recevoir ce soir Arthur Chevalier, qui est historien.
00:03 Pourquoi ce choix, Mathieu?
00:04 Vous aurez noté que nous sommes dans un cycle commémoratif en ce moment,
00:06 ces derniers jours, pour en compter encore.
00:09 Or, Arthur Chevalier, dans l'histoire à l'épreuve des émotions,
00:11 revient sur la place de l'histoire dans la vie publique,
00:13 sur le rapport à la mémoire, le lien entre les deux
00:16 et sur certaines tentations aujourd'hui irrationnelles
00:19 qui surgissent dans l'espace public.
00:20 Donc, pour parler de tout ça, nous le recevons.
00:21 Arthur Chevalier, bonsoir.
00:22 Bonsoir Mathieu Beaucotter, merci de votre invitation.
00:24 Alors, vous nous parlez d'une tentation.
00:26 J'entre au cœur du sujet et ensuite, on parlera de votre actualité plus récente.
00:29 Vous avez été au contact de tout cela.
00:32 Vous nous parlez, dans cet ouvrage,
00:34 d'une forme de fascination dans les temps présents pour l'irrationnel,
00:38 une forme de fascination pour la déconstruction, le néant.
00:41 Donc, autrement dit, au nom de la déconstruction
00:43 qui se présenterait comme une forme de savoir amélioré,
00:46 on aurait presque la volonté de tout saccager, de saccager
00:48 même les acquis de la raison, le travail de la raison
00:51 dans la construction des sociétés.
00:52 Est-ce que j'identifie bien une de vos préoccupations?
00:54 Oui, en gros, c'est ça.
00:56 Et ce que j'ai voulu montrer avec ce livre, c'est que ce n'était pas neuf.
00:58 Donc, c'est à dire que ce n'est pas un cas prototypal.
01:00 En réalité, c'est quelque chose qui s'est produit à intervalles,
01:02 entre guillemets, réguliers depuis que notre monde existe.
01:05 On va dire depuis la Grèce classique, quoi, cinq siècles avant Jésus-Christ,
01:08 que parfois l'humanité est saisie par le monde de l'irrationnel
01:11 et qu'elle veut des choses irrationnelles.
01:12 Là, ça se traduit politiquement parce que nous connaissons,
01:14 effectivement, par la déconstruction assez agressive
01:17 qui se traduit essentiellement par des choses très militantes.
01:19 Ça s'est traduit par ailleurs avant par d'autres biais.
01:22 Mais ce truc très simple qui est à un moment donné, on ne veut plus comprendre.
01:25 On ne veut plus apprendre et on veut vivre de façon purement sensationnelle,
01:30 entre guillemets, et émotionnelle.
01:32 Ça, ça traverse l'humanité depuis longtemps et j'ai voulu comprendre.
01:35 Et je me suis dit qu'on le comprendrait mieux,
01:38 qu'on comprendrait mieux ce qui se passe aujourd'hui
01:40 en essayant de voir ce qui s'était passé auparavant.
01:42 Voilà, c'est exactement ça.
01:43 De même, d'ailleurs, j'essaie aussi de vous interrompre.
01:46 Ce que j'ai aussi voulu montrer, c'est que tout ça ne venait pas forcément
01:49 ou en tout cas pas que directement de ceux qu'on incrimine en général,
01:52 à savoir Michel Foucault, Jacques Derrida,
01:54 que Nietzsche avait bien fait son travail aussi,
01:56 de façon d'ailleurs très intéressante, même si on n'est pas d'accord,
01:59 que ça remontait depuis bien plus loin.
02:01 Justement, vous commencez un peu l'ouvrage sur ça en évoquant des leçons
02:04 au Collège de France, je crois, auxquelles vous avez assisté
02:07 au début des années 2010.
02:08 À l'école de la supérieure.
02:09 Pardonnez-moi, à l'école de l'ENS.
02:10 Et vous nous dites, il y avait des étudiants qui étaient fascinés
02:13 par l'immense pouvoir qu'on leur accorde.
02:15 On leur dit, vous allez tout déconstruire.
02:18 On dit, vous allez être maître de toutes les catégories.
02:20 Vous déconstruisez tout, donc vous êtes au sommet de la connaissance
02:23 parce qu'aucune connaissance ne vous intimide.
02:25 Quels sont les ressorts qui font en sorte que la nouvelle génération
02:28 aujourd'hui, celle qu'on connaît aujourd'hui,
02:30 est fascinée justement par cette pulsion de déconstruction ?
02:33 C'est à dire que le cours dont vous parlez était un cours de Kantamiyasu,
02:37 qui était un philosophe très brillant, qui était un cours sur Nietzsche.
02:39 Et il montrait justement, il mettait en évidence
02:42 ce lien qui n'est pas souvent relevé entre Nietzsche et Michel Foucault.
02:47 Et en réalité, pour le dire très simplement, pour lui,
02:49 Michel Foucault a inventé le complotisme, entre guillemets,
02:53 et Nietzsche lui avait donné les outils intellectuels pour l'inventer.
02:56 Évidemment, Michel Foucault, c'est beaucoup mieux que ça,
02:58 mais on va dire ça comme ça, c'est à dire en fait
02:59 qu'on remet en question les faits et les calculs rationnels,
03:02 c'est à dire que un et un ne font plus deux, un et un peuvent faire trois.
03:05 Et si on vous demande pourquoi, on peut vous répondre.
03:08 Mais il n'y a aucune raison qu'on soit si certain que ça, qu'un et un fassent deux.
03:11 En gros, c'est ça.
03:12 Je pense que c'est quelque chose qui...
03:14 Il y a un terme anglais qui s'appelle "empower"
03:15 en fait, qui décuple la puissance d'un être humain doté de raison,
03:19 qui vient d'un fantasme qui repose sur, effectivement, l'idée que même les savoirs,
03:24 même ce qui est absolument reçu, d'accord, et qui du coup repose
03:28 sur un corps professoral, sur un ensemble de choses face auxquelles
03:31 on doit aussi un petit peu baisser la tête, c'est normal,
03:33 c'est le principe de l'apprentissage,
03:34 et bien que même cette chose-là peut être remise en question.
03:37 Donc, on va au-delà de la puissance de l'intelligence et de la raison.
03:40 Je pense que ce sentiment de puissance est une tentation bien compréhensible,
03:44 d'ailleurs, mais qui, dans sa version extravagante,
03:46 mène aussi à quelques problèmes qu'on voit aujourd'hui.
03:47 Alors, vous nous dites qu'il y a une légitimité de la déconstruction,
03:51 parce qu'on ne saurait jamais tenir au savoir...
03:52 Intellectuellement, bien sûr.
03:53 C'est définitivement évident.
03:55 Mais vous dites que la déconstruction peut virer à la destruction.
03:58 Et l'étant présent, et là on arrive au contact des commémorations
04:03 dont vous nous parlerez dans un instant,
04:05 notant présent, dans le rapport à l'histoire, certains disent
04:07 "on veut tout déconstruire", donc ils disent non, il faut néanmoins célébrer.
04:10 Il faut commémorer, il faut garder la trace, il faut savoir admirer.
04:13 Il faut donner des exemples à admirer.
04:15 La séquence qu'on a vue en Normandie ces derniers jours,
04:17 vous avez fait partie, vous avez participé,
04:20 vous nous raconterez à ce parcours commémoratif.
04:22 Est-ce qu'on peut dire que nos sociétés, on trouve néanmoins là,
04:25 avec l'exemple du 6 juin, l'occasion de commémorer,
04:28 de se rappeler la part légitime de l'histoire qui doit se poursuivre?
04:30 C'est exactement... Je ne l'aurais pas dit mieux.
04:33 C'est exactement ça, c'est-à-dire que quand vous voyez ces commémorations
04:37 tout à fait institutionnelles, c'est les 80 ans du débarquement,
04:39 on connaît tous ça par cœur.
04:41 Vous voyez bien qu'en fait, ce qui fonctionne, c'est ça.
04:43 Et d'ailleurs, il suffisait d'être en Normandie
04:45 ou de regarder ça à la télévision pour s'en rendre compte.
04:47 Spontanément, les gens comprennent ça.
04:50 Le président de la République fait un discours sur les parachutistes
04:53 qui ont été parachutés la veille du débarquement.
04:57 Ce sont des héros français, ils ont été tués.
04:59 Il y a des drapeaux tricolores.
05:00 C'est la République, ce sont des héros de la République.
05:02 Ils s'inscrivent dans une histoire intellectuelle, une histoire morale,
05:05 une histoire aussi de l'Europe, une histoire de notre collaboration
05:07 avec les États-Unis.
05:08 Les gens comprennent ça, c'est simple.
05:10 Il y a des faits, il y a du travail, il y a des livres.
05:11 Ils ont grandi avec ça, ils l'ont appris à l'école.
05:13 Et tout à coup, on leur demande de commémorer ça.
05:15 Ils ont le droit de ne pas le faire, d'ailleurs, mais je pense que c'est assez marginal.
05:18 C'est-à-dire que ça, c'est vraiment spontané.
05:19 Et je trouve que d'une certaine façon, le succès de ces commémorations,
05:22 il n'y a pas seulement eu celle-ci, il y a des panthéonisations.
05:25 Il y a les hommages nationaux aux Invalides,
05:27 dont Emmanuel Macron fait souvent, enfin, qu'Emmanuel Macron fait assez souvent.
05:30 Vous voyez bien que ça, ça marche et que ça ridiculise un peu
05:33 cette prétention à la déconstruction de tout,
05:37 puisqu'en fait, spontanément, si les gens croient en ça, c'est parce que ça, ça existe.
05:41 Le débarquement, il a vraiment existé.
05:43 Les nazis ont vraiment existé.
05:45 Ce sont des faits qui existent.
05:45 Ça s'inscrit dans une histoire morale clairement délimitée.
05:47 Vous voyez, il y a des constructions, en tout cas, telles qu'on la connaît
05:50 aujourd'hui dans le cadre de l'histoire, je veux dire ça comme ça.
05:52 D'un point de vue mémoriel, je ne vois pas où ça mène.
05:56 Donc, en fait, elle ne peut pas avoir de fonction collective.
05:59 Donc, je ne vois pas comment elle peut avoir éventuellement une fonction individuelle.
06:02 On pourrait voir, ça faisait au symptôme d'une forme de logique autocritique
06:06 qui aboutit à l'auto-anéantissement.
06:08 Oui, à l'auto-anéantissement, mais surtout, c'est une aventure intellectuelle
06:11 complètement individuelle.
06:12 Vous voyez ce que je veux dire et qui pourrait d'ailleurs,
06:13 pourrait qui d'ailleurs pourrait être tout à fait questionnée.
06:15 Mais c'est une aventure intellectuelle purement individuelle
06:17 à l'échelle d'une politique mémorielle et d'une histoire collective.
06:20 Ça ne peut pas fonctionner déjà parce qu'elle repose sur le particularisme.
06:23 J'allais même dire sur l'individualisme total, entre guillemets.
06:26 Donc, ça ne peut pas fonctionner, puisque il faut des points communs.
06:29 C'est ça, une communauté nationale.
06:30 Donc, je pense que de toute façon, on s'inquiète un peu pour ça,
06:34 mais qu'à terme, la pérennité de ce mouvement me paraît,
06:36 en tout cas dans sa fonction politique, qu'on soit très clair,
06:38 la pérennité du mouvement en tant que tel,
06:40 je n'ai pas beaucoup d'espoir.
06:42 Arthur de La Trigueur.
06:43 Les Français ont toujours une appétence pour l'histoire.
06:46 On le voit dans les livres, dans les documentaires, dans les radios.
06:49 Et les gouvernants ont toujours utilisé l'histoire.
06:54 Quel rapport entretiennent nos gouvernants aujourd'hui avec l'histoire ?
06:57 Est-ce qu'ils sont, comment dire,
06:59 profondément habités par le sens de l'histoire
07:02 ou est-ce purement formel et politique ?
07:04 Je pense qu'ils en font un usage qui est politique,
07:08 donc qui n'est pas exactement intellectuel, puisque c'est leur métier.
07:11 Faire des commémorations, ce n'est pas écrire un livre.
07:12 Mais je pense que, ça dépend desquels,
07:15 je pense qu'ils sont tous habités par une histoire.
07:17 En réalité, je pense qu'il y a une partie de la classe politique,
07:20 je ne veux pas parler des gouvernants, mais de la classe politique,
07:22 qui est habitée par l'histoire de la France.
07:25 Et quand je dis ça, au sein de ce cercle-là, il y a des contradictions,
07:29 il y a des oppositions très fortes.
07:31 On les connaît, c'est les dîners de famille,
07:32 c'est la révolution, l'Ancien Régime, la guerre d'Algérie.
07:36 Enfin, c'est des sujets très clivants dans la mémoire collective,
07:39 mais ça, c'est l'histoire de France, quoi qu'on en pense.
07:41 Et puis à côté, il y a des gens qui pensent que l'histoire de France,
07:43 en tant que telle, est une histoire qu'on doit absolument dépasser
07:47 pour entrer dans un processus mémoriel honnête.
07:48 On va dire ça comme ça.
07:49 Or, je pense que le champ politique se divise dans ces deux catégories.
07:54 Je pense que l'histoire de France suffit largement à elle-même,
07:58 entre guillemets, pour entrer dans un processus mémoriel honnête.
08:01 On n'a pas besoin de sortir d'une histoire de France
08:03 qui serait inventée et mythifiée pour se confronter à notre passé,
08:07 qui n'est pas idéal, qui est tout à fait imparfait,
08:09 comme les passés de toutes les civilisations.
08:10 À ce petit jeu-là, personne n'est vainqueur.
08:13 Mais on n'a pas besoin de quitter le domaine de l'histoire de France
08:16 pour être honnête.
08:17 Ce n'est pas ça, l'acte d'honnêteté, si vous voulez.
08:19 Vous voyez ce que je veux dire ?
08:20 Donc, je pense qu'il y a un champ politique qui se divise en deux catégories
08:22 et qui, d'ailleurs, dépasse très largement
08:24 la question de la droite et de la gauche.
08:26 Je pense que Jean-Luc Mélenchon, pour citer un exemple
08:28 totalement extravagant, je pense qu'à une certaine époque,
08:30 il y a une dizaine d'années, a justement essayé de créer
08:32 une sorte d'histoire nationale en se reposant sur la Révolution française.
08:36 On se souvient de ces rassemblements à la place de la Bastille.
08:38 Et qu'aujourd'hui, dix ans après, il a complètement oublié tout ça.
08:40 Donc, vous voyez comment est-ce qu'on est dans ce champ
08:42 et comment est-ce qu'on en sort aussi ?
08:43 Alors, il y a une fonction politique de l'histoire depuis toujours.
08:45 Vous nous direz qu'elle est essentielle.
08:47 Pourtant, pourtant, je dirais ces dernières années,
08:49 depuis une trentaine d'années, on dit que l'histoire ne peut rien nous apprendre.
08:52 On peut apprendre beaucoup de choses, mais elle n'a pas de fonction civique.
08:55 Elle n'est pas censée nous éduquer.
08:56 On n'est pas censé y trouver des exemples.
08:58 On n'est pas censé y trouver des sources d'inspiration.
09:00 Or, certains nous disent, Michel de Gégère, dans "La compagnie des ombres",
09:03 nous dit non, l'histoire peut être un lieu d'éducation civique, d'éducation morale.
09:07 Vous partagez ce point de vue.
09:08 J'ai l'impression, j'ai l'impression que pour vous, l'histoire
09:10 est source d'exemples qui peuvent féconder le présent.
09:12 - Bien évidemment, l'histoire, c'est notre identité.
09:14 Donc, par définition, c'est à ça qu'on se réfère pour se construire.
09:17 C'est tout.
09:18 Il n'y a pas besoin d'éducation nationale ou d'hommes politiques
09:20 pour faire des discours pour ça.
09:21 Notre histoire, c'est notre identité.
09:22 Donc, c'est essentiel pour savoir qui nous sommes.
09:24 Et je pense que spontanément, les gens le font.
09:26 Je veux dire, par là, on a tous notre petite histoire.
09:29 Tout le monde s'intéresse ici autour de la table.
09:30 C'est les gens qui nous regardent, à qui ont été nos parents, nos grands-parents,
09:32 dans quel monde ils ont vécu,
09:34 où est-ce qu'ils ont voyagé au sein de leur pays ou même à l'étranger.
09:37 D'ailleurs, l'histoire, c'est la version rationalisée d'une chose
09:40 qui nous est donnée spontanément avec passion, qui s'appelle le passé.
09:43 Et le présent total, ça n'existe pas.
09:46 Donc oui, effectivement, bien sûr que l'histoire a une fonction civique.
09:49 C'est essentiel et voudrions-nous la détruire ?
09:51 D'ailleurs, que ça ne pourrait pas fonctionner.
09:53 Aucun individu vivrait sans histoire.
09:55 Même les wokistes, à leur façon, ne s'en rendent pas compte,
09:58 mais eux-mêmes se tournent vers l'histoire.
09:59 C'est-à-dire que c'est une aventure exclusivement historique.
10:02 Certes, déconstructiviste et fautive, mais eux-mêmes se tournent vers ça.
10:05 Donc, l'histoire est essentielle, bien sûr.
10:06 C'est d'ailleurs, il y a un sondage, vous verrez, dans très peu de temps,
10:09 qui va sortir, réalisé par l'IFOP et l'Observatoire de l'Histoire de France,
10:13 qui souligne que l'histoire est la deuxième matière préférée
10:17 des Français, après les mathématiques, très largement.
10:21 Donc, si vous voulez, c'est assez évident.
10:23 Bien sûr que l'histoire est notre éducation civique, surtout en France,
10:25 où nous avons quand même fait une révolution qui n'est pas insignifiante.
10:29 Nous avons une république très armée, entre guillemets.
10:31 Et évidemment que cette histoire-là est ce qui nous constitue.
10:34 Nous sommes le pays le plus historicisé du monde.
10:37 Alors, il y a chez vous une part d'optimisme.
10:39 On pourrait y revenir, mais en est simple,
10:42 vous nous dites que l'histoire peut même être source d'optimisme.
10:43 Vous nous dites que chaque civilisation est hantée quelquefois par le sentiment,
10:47 est hantée par la possibilité de sa décadence.
10:49 Vous nous dites même, à un moment donné, dans le page 60, vous nous dites
10:52 « il arrive effectivement qu'on ait de bonnes raisons de croire
10:55 à la décadence, dénatalité, effondrement, effondrement moral, faites la liste ».
10:59 Mais là, je vous cite « mais survient Auguste avec sa jeunesse,
11:03 son énergie, sa détermination et sa créativité
11:07 pour ainsi dire divine ou presque, Rome survivra.
11:10 C'est un ordre. La magie du redressement va opérer pendant plusieurs décennies
11:14 avant que ne revienne la spirale non pas tant du déclin que du renoncement.
11:17 De quoi méditer sur aujourd'hui.
11:19 J'ai l'impression qu'Auguste, on pourrait l'appeler De Gaulle ici.
11:21 - Bien sûr.
11:22 - Sans faire de comparaison.
11:25 - C'est la même fonction.
11:26 - Une grande volonté peut transformer les choses.
11:27 - Il faut une grande volonté et surtout, il faut dépasser les faits.
11:30 Il faut être plus grand que les faits.
11:32 Et le point commun, précisément entre De Gaulle et Auguste, par exemple,
11:34 c'est qu'ils ont un état statistique de leur pays, entre guillemets, catastrophique.
11:38 Avec un état psychologique lui aussi catastrophique,
11:40 qui correspond assez bien à l'état statistique.
11:42 Et pourtant, eux décident que la lecture qu'on fera de cet état,
11:45 ce n'est pas ce qu'il y a en face de nous,
11:47 puisque ce qui compte avant tout, c'est notre réputation.
11:49 Parce qu'à force d'appuyer sur notre réputation,
11:51 c'est la grandeur du pays qui revient.
11:53 Et si on y croit, ça fonctionne.
11:55 C'est ça, la force de l'âme des peuples. C'est ça la spontanéité.
11:57 Mais De Gaulle, d'ailleurs, puisqu'on parle d'émotion et de raison,
11:59 le 18 juin, quand il fait son appel,
12:02 je ne crois pas que ce soit un grand moment de raison.
12:03 De Gaulle, ils sont quatre à ce moment-là.
12:06 Il ne fait pas appel à la raison des Français.
12:08 Personne, là, on a une lecture téléologique de l'histoire a posteriori.
12:10 Mais enfin, évidemment que De Gaulle fait un pari émotionnel.
12:13 Vous voyez ce que je veux dire ?
12:14 C'est pour ça aussi que ça a parfois une fonction très grande.
12:16 Quand Churchill défie l'Allemagne nazie,
12:18 qui à l'époque est la première armée du monde depuis son île anglaise,
12:21 ce n'est pas un moment rationnel, c'est un moment purement émotionnel.
12:24 Donc, faire appel à l'âme des peuples, non seulement ça compte,
12:27 mais surtout, ça prouve que ça existe.
12:29 Parce que nous avons des tonnes d'exemples dans l'histoire où ça les a sauvés.
12:31 Alors, vous nous dites "tout peut renaître"
12:33 et vous nous dites à l'échelle de l'histoire des décadences qui en ont eu plusieurs,
12:36 des renaissances qui en ont eu plusieurs.
12:37 Mais je me mets dans la peau d'un homme qui serait contemporain de sa civilisation décadente.
12:41 Ce n'est pas très difficile.
12:42 Et le fait est qu'effectivement, dans 500 ans, dans 1000 ans,
12:46 quelque chose d'autre naîtra, puis il y aura un autre cycle.
12:48 Mais si on est contemporain de l'avachissement de sa cité.
12:51 Et il y a eu des cités qui ont disparu dans l'histoire, des nations ont disparu,
12:54 des peuples ont perdu leur indépendance, des civilisations ont disparu.
12:56 Quelquefois, ce qu'on présente comme un catastrophisme ou un déclinisme
12:59 n'est rien d'autre qu'une lucidité supérieure.
13:02 Ce n'est pas faux, mais il n'empêche que la chose qui peut "contrer" ça,
13:05 pas forcément, je suis d'accord, évidemment, nous avons autant de contre-exemples.
13:08 Vous avez tout à fait raison.
13:10 C'est l'obstination.
13:11 C'est l'obstination à notre échelle,
13:13 je veux dire de petits individus, si je puis dire,
13:15 petites fourmis d'une civilisation.
13:18 Nous ne sommes pas grand chose.
13:19 Et c'est pour ça, d'où l'importance d'avoir des hommes, des grands hommes,
13:22 j'aime pas trop cette expression, mais enfin voilà,
13:25 d'avoir des gouvernants, des dirigeants qui incarnent ça
13:29 et qui "en prennent la charge".
13:31 Vous voyez ce que je veux dire ? Parce que ça, ça vient d'en haut.
13:32 Ça vient d'en haut, ça ne peut venir que d'en haut,
13:34 entre guillemets, quand le déclin habite tout le monde, je veux dire.
13:37 Ça ne peut venir que d'en haut.
13:38 Il faut qu'un fluide, si je puis dire, se disperse.
13:40 Vous voyez ce que je veux dire ? Voilà.
13:41 Donc, je pense que je comprends comment est-ce qu'un contemporain au quotidien
13:45 peut, par la lucidité, se dire "mais en fait, on est vraiment
13:48 dans un moment où on vit moins bien".
13:50 Mais il n'empêche que même si les exemples sont infimes,
13:52 le redressement, ça existe, ça existe véritablement.
13:55 Et pour ça, il faut avoir des chefs supérieurs qui le disent,
13:57 qui convainquent et qui font, bien sûr.
13:59 - Arthur Le Matrigan.
14:00 - Vous étudiez et analysez l'articulation de l'émotion et la raison,
14:05 et même leur opposition.
14:07 Et justement, est-ce que le problème ne vient-il pas que l'histoire
14:10 ne peut pas être étudiée, pensée, instrumentalisée
14:13 comme une science humaine, comme une autre ?
14:15 - Comment ça ? Pardon, je n'ai pas tout à fait compris ce que tu as dit.
14:18 - L'histoire n'est pas une science humaine comme une autre.
14:20 - Oui, l'histoire n'est pas...
14:20 - Le problème, justement, c'est le problème du rapport
14:23 et de l'enseignement qu'on a avec ça, de l'utilisation.
14:25 - C'est assez vrai.
14:26 Et d'ailleurs, en fait, l'histoire telle qu'on la connaît,
14:28 telle qu'elle enseigne aujourd'hui,
14:29 d'ailleurs telle qu'elle a été imaginée en termes de racines nationales,
14:31 ça date du 19e, en gros, création de l'université,
14:34 ça avec la libération des archives, c'est après la Révolution.
14:37 Donc ça, on a un rapport à l'histoire déterminé par un protocole
14:40 tout à fait sain, raisonnable et rationnel et très utile, qui est ça.
14:44 Mais ça ne veut pas dire qu'avant, il n'y avait pas d'histoire.
14:45 Je veux dire par là que Platon est un historien à sa façon.
14:48 Vous voyez ce que je veux dire ?
14:49 N'importe quel écrivain, le bourgeois de Paris,
14:52 est un historien à sa façon.
14:53 Donc, si on met de côté le protocole de recherche, d'écriture
14:59 universitaire, entre guillemets, qui a sa fonction tout à fait utile et très bien,
15:03 nous vivons dans l'histoire depuis bien avant.
15:05 Et il est vrai que si on s'arrête à ça,
15:09 on se dit qu'il y a des codes qui doivent nous guider dans l'histoire.
15:13 Alors qu'il n'y a pas de codes dans l'histoire.
15:15 Lire un livre d'un témoin d'il y a cinq siècles, c'est déjà de l'histoire.
15:17 Ça va de soi, bien sûr.
15:19 Alors, il y a une question qui est essentielle, c'est la formation des élites.
15:21 Elle n'est pas au cœur de votre ouvrage et pourtant elle est présente.
15:24 Vous nous parlez aujourd'hui des élites qui vont se former dans les business schools,
15:27 dans les écoles de commerce, ainsi de suite,
15:29 pour être capables d'agir sur l'histoire, pour vouloir peser sur les événements,
15:32 pour être capables de trouver des inspirations dans les siècles passés.
15:35 Mais si notre formation, essentiellement, elle est administrative, juridique,
15:38 et elle n'a pas un contenu historique où on apprend à se sentir héritier d'une continuité,
15:42 on ne peut rien faire.
15:44 Je dirais que nos élites ne sont-elles pas programmées
15:46 pour ne pas comprendre l'importance de l'histoire dans le redressement des peuples ?
15:49 Alors, nos élites, je sais, c'est compliqué de parler généralité,
15:52 mais là, tu rejoins complètement et ça, pour le coup, c'est quelque chose qui, moi, m'inquiète.
15:54 Je suis assez optimiste, mais là-dessus, je ne suis pas du tout optimiste et ça me désole.
15:58 C'est la disparition, effectivement, je dirais, de la culture ou du monde de la connaissance
16:01 au sens large dans l'écosystème direct des élites.
16:05 C'est juste simplement qu'il y a des fonctions symboliques
16:08 dans notre univers au quotidien qui disparaissent.
16:11 On n'a pas un écrivain ministre.
16:14 Ça fait longtemps, d'ailleurs, que ce n'est pas arrivé.
16:15 Non, mais je veux dire, ce n'est pas anodin parce que ça veut dire qu'en fait,
16:18 si vous mettez un écrivain ministre, je prends cet exemple un peu idiot,
16:20 mais ça donne une idée de la chose.
16:22 Si vous prenez un écrivain ministre, ça veut dire que les gens, tous les jours,
16:25 ils voient de temps en temps un écrivain qui arrive avec une voiture de fonction
16:28 dans un cortège de la République, qui parle devant un pupitre avec un drapeau tricolore
16:32 et ils se disent ça, ça compte.
16:34 Ou un universitaire, d'ailleurs, ça fonctionne aussi.
16:36 Ça, ça compte.
16:37 Eh bien, je pense que la disparition d'une catégorie socio-professionnelle,
16:40 pour le dire, pour le coup, un peu de façon technocratique,
16:43 de l'univers de la chose politique, de l'univers de la décision,
16:47 l'univers des élites, que je traduirais par celui qui ont le pouvoir de dire et de faire,
16:51 au quotidien, je pense que oui, ça crée la disparition de cette chose.
16:54 Et comme par un ruissellement négatif, si je puis dire,
16:57 eh bien, on crée un reflux de l'importance du monde de la connaissance,
17:01 du monde de l'art aussi.
17:03 Et pour une société, ce n'est pas forcément une bonne nouvelle,
17:05 surtout pour la France, qui est un pays où on rayonne énormément par ça quand même.
17:09 Il nous reste environ une minute trente, une question toute simple.
17:11 Vous êtes un optimiste ontologique, j'ai l'impression, en vous lisant.
17:14 Vous avez une prédisposition à l'optimisme.
17:16 Pourtant, comprenez-vous vos contemporains qui ont l'impression quand même
17:20 de voir leur pays, leur civilisation, leur cité se décomposer
17:24 et pas simplement se transformer parce que tout se transforme,
17:26 le sentiment qu'ils sont peut-être contemporains de la fin de quelque chose de beau et d'essentiel.
17:30 Les comprenez-vous ? Pour vous, finalement, c'est une illusion toxique.
17:33 Non, je les comprends.
17:34 Je les comprends parce que je pense tout simplement qu'on a abandonné ces gens.
17:37 Je le dis vraiment comme je le pense.
17:39 Je me rends compte quand je vais faire des conférences en province,
17:41 vous voyez, par exemple, je fais les mêmes conférences qu'à Paris.
17:44 Je juge qu'elles sont, entre guillemets, exigeantes, si je puis dire.
17:47 Et je rencontre des gens où les salles sont toujours pleines.
17:50 Ils sont enthousiastes.
17:51 Ils posent plein de questions.
17:52 Ils sont parfois infiniment plus curieux qu'à Paris.
17:54 Là, je ne fais pas du populisme provincial qui ne me ressemble d'ailleurs pas beaucoup.
17:57 Mais je me rends compte qu'en fait, oui, c'est vrai qu'on a abandonné,
18:02 mais il y a fort longtemps déjà, une partie de la France,
18:05 puisque moi, je ne parle que de la France, en pensant que ça, ce n'était pas pour elle.
18:09 Eh bien oui, effectivement, ça crée du coup une impression de déclin.
18:11 Parce que là encore, si vous ne mettez pas la culture,
18:13 si vous ne mettez pas l'intelligence, si vous ne mettez pas le prestige du savoir
18:16 au contact des gens, eh bien forcément, vous les abandonnez.
18:19 Ça les met en colère.
18:20 Et là, oui, ils ont un sentiment de décadence pour le coup.
18:23 Mais ils ne se rendent pas compte que la décadence, elle vient du fait
18:25 qu'on les a laissés, entre guillemets, tomber dedans.
18:28 Et donc, je pense qu'il y a eu un abandon de ça qui n'est pas criminel,
18:31 mais enfin, qui est très, très dommageable.
18:34 Merci beaucoup d'avoir été l'invité de Face à Boccoté.
18:36 Sous-titrage Société Radio-Canada
18:38 [Musique]

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