Pourquoi se dispute-t-on avec ceux qu'on aime

  • il y a 3 mois
La dispute, ça soulage, mais quand on en arrive là, on sent bien qu'on ne gère plus rien. Comme c'est énervant, nous avions envie de comprendre. Justement, nous avons découvert un philosophe qui a réfléchi sur ce moment où on perd le contrôle et où tout part en vrille. Maxime Rovère a enseigné dans des grandes institutions comme l'École normale supérieure, et il travaille aujourd'hui à forger sa philosophie qu'il appelle éthique interactionnelle. Dans son livre, “Se vouloir du bien, se faire du mal”, il prend la dispute comme un objet de pensée. Mais pas n'importe quelle dispute, celles qui surgissent avec nos amis, dans notre couple ou en famille. Bref, les disputes avec les gens qu'on aime.
Ce qui est fascinant, c'est qu'à travers ce sujet, Maxime Rovère percute complètement la représentation que nous nous faisons de nos relations, de notre égo et de notre liberté. Alors, pourquoi les conflits avec nos proches nous font tant souffrir ? Comment bouleverse-t-il notre conception de l'individu ? Pourquoi se dispute-on avec ceux qu'on aime ?
Transcript
00:00Le 11 juin 1936, les députés votent la loi sur les congés payés.
00:10Chaque été, on ferme, on part, on s'en va.
00:13C'est une conquête inouïe et moi je compte bien en profiter.
00:15Pour autant, même en mon absence, la production des idées larges ne s'arrête pas.
00:21Younes Bousséna est journaliste, il écrit régulièrement pour la rubrique
00:24« Idées du monde et de Télérama » et il rejoint l'équipe des idées larges
00:27pour mener certains des entretiens.
00:30L'épisode que vous allez voir est son premier
00:32et il a choisi de parler de la dispute.
00:36Je sais pas vous, mais je crois qu'on a tous eu envie un jour de sortir ça.
00:39Ta gueule !
00:41Putain, maman !
00:43Ça soulage, mais quand on en arrive là, on sent bien qu'on gère plus rien.
00:46Comme c'est énervant, j'avais envie de comprendre.
00:48Et justement, j'ai découvert un philosophe qui a réfléchi sur ce moment
00:51où on perd le contrôle et où tout part en vrille.
00:53Maxime Robert a enseigné dans des grandes institutions,
00:55comme l'école normale supérieure,
00:57et il travaille aujourd'hui à forger sa philosophie
00:59qu'il appelle « éthique interactionnelle ».
01:01Dans son livre « Se vouloir du bien, se faire du mal »,
01:03il prend la dispute comme un objet de pensée.
01:05Mais pas n'importe quelle dispute, celle qui surgisse avec nos amis,
01:08dans notre couple ou en famille.
01:10Bref, les disputes avec les gens qu'on aime.
01:12Bon, on peut pas se parler entre frères et sœurs ?
01:14Ce qui est fascinant, c'est qu'à travers ce sujet,
01:16Maxime Robert percute complètement la représentation
01:18que nous nous faisons de nos relations,
01:20de notre égo et de notre liberté.
01:22Alors, pourquoi les conflits avec nos proches nous font tant souffrir ?
01:24Comment bouleverse-t-il notre conception de l'individu ?
01:26Pourquoi se dispute-t-on avec ceux qu'on aime ?
01:41Est-ce qu'on peut dire que la dispute, c'est finalement,
01:43je sais pas, une interaction un peu tendue,
01:46qui s'arrêterait là ?
01:48À quel moment on peut dire qu'elle commence ?
01:50Alors, c'est ça qui est intéressant.
01:52On pourrait dire que la dispute n'a pas de commencement,
01:54puisqu'en fait, elle commence à avoir lieu
01:57à partir du moment où il y a de la tension et de la souffrance,
02:00et donc peut-être qu'elle peut rester à l'état latent.
02:03Et elle cesse, en revanche,
02:05soit quand on franchit les bandes de la loi.
02:07Et là, on entre dans une autre logique,
02:09qui est justement la question du surgissement de la violence.
02:14Maxime Robert définit la dispute par ses frontières.
02:17Elle est ce territoire flou,
02:18qui commence dès qu'il y a de la tension ou de la souffrance,
02:20et qui s'arrête quand les limites de la violence
02:22physique ou mentale sont franchies.
02:24On peut étudier un dialogue qui part en dispute
02:27à la manière du théâtre.
02:29C'est-à-dire, au théâtre,
02:31pour mettre en scène un conflit,
02:34les dramaturges accélèrent les échanges.
02:38Pourquoi ça s'accélère ?
02:40Parce qu'il y a une irritation grandissante
02:44dans le fait de ne pas être compris.
02:46Quand tu dis merci, mon amour,
02:48tu ne me donnes vraiment qu'une option, mais de payer.
02:52Vous dites quelque chose,
02:53la personne ne reçoit pas ce que vous dites,
02:55et donc ça vous énerve et vous commencez à accélérer.
02:57Dans cette posture, vous cessez d'être à la recherche
03:02de ce qu'elle est en train de dire.
03:04Or, comme c'est réciproque,
03:06les deux personnes vont cesser de s'écouter
03:09et se mettre à vouloir être comprises à tout prix.
03:11Dans cet effort, elles vont donc rentrer dans une lutte
03:15où il faut faire taire l'autre pour pouvoir parler.
03:18Et donc, c'est dans cette mise au silence
03:20qu'en réalité, de manière très curieuse,
03:22le ton monte, les choses s'accélèrent,
03:25et donc on part vraiment dans une dispute.
03:34On se met à crier, on se coupe la parole,
03:36ça, c'est ce qu'on observe à la surface.
03:38Mais en dessous, tout un tas d'opérations mentales sont en jeu.
03:40Elles sont décisives parce que c'est comme
03:42si on se retrouvait d'un coup piégés dans l'interaction.
03:44Et au lieu de vous demander quel était le contexte,
03:46comment ça se fait,
03:48qu'est-ce que cette personne vivait
03:50pour se comporter de telle manière,
03:52vous allez vous dire, cet acte-là,
03:54je ne peux pas le supporter.
03:56Ça, c'est ce que j'appelle l'abstraction.
03:59Le deuxième point, ça consiste à dire,
04:01c'est ce que j'appelle l'imputation,
04:03c'est toi qui le fais.
04:05C'est-à-dire que vous considérez l'acte
04:07de manière complètement isolée,
04:09en disant, mais toi, tu fais toujours ça,
04:11tu dis toujours ça.
04:12C'est-à-dire que vous considérez que
04:14c'est la personne, de son plein gré,
04:16dans sa pleine responsabilité,
04:18qui agit.
04:20C'est intéressant, parce que vous montrez
04:22qu'on rentre immédiatement dans une posture de juge
04:24en voulant faire cesser la souffrance
04:26en disant que c'est l'autre qui en est responsable
04:28et en s'érigeant au-dessus de l'interaction
04:30comme un juge.
04:32En fait, quand on souffre,
04:34on a envie que ça cesse.
04:36Quand on a envie que ça cesse,
04:38on cherche à identifier une cause.
04:40Dans la vie quotidienne,
04:42on pense que les causes
04:44des actions, ce sont les personnes.
04:46Donc on va aller voir la personne
04:48et on va lui dire, je voudrais que ça cesse.
04:50Il y a beaucoup, beaucoup
04:52d'erreurs dans ce comportement-là.
04:54Parce que ça suppose,
04:56un, que quand je souffre,
04:58c'est qu'une personne
05:00me fait souffrir.
05:02C'est pas possible.
05:04Parce que vous ne ressentiriez rien
05:06si vous n'étiez pas vous-même aussi
05:08acteur de la situation.
05:10Dans tout incident,
05:14il y a quelque chose à comprendre
05:16d'un système plus vaste.
05:18Si vous ne le comprenez pas,
05:20l'incident se répète.
05:22C'est pour ça, en fait, que les disputes
05:24sont des occasions à ne pas louper.
05:26C'est pas parce qu'elles sont rares
05:28et que si vous la loupez, elle ne se représentera plus.
05:30C'est l'inverse. C'est parce que si vous la loupez,
05:32elle reviendra.
05:34Alors vous avez employé des mots comme système,
05:36comme ordre, qui peuvent sembler un peu étonnants
05:38pour parler d'individus, d'une matière humaine.
05:40Comment est-ce que vous définissez
05:42exactement ces termes
05:44et finalement, à quoi est-ce qu'ils renvoient
05:46quand ils sont appliqués
05:48aux individus et aux êtres humains ?
05:50Il faut voir que quand on réfléchit
05:52à nos comportements et aux événements
05:54qui nous arrivent, on a toujours tendance
05:56à se référer à une causalité
05:58de type galiléen,
06:00c'est-à-dire une causalité classique
06:02où un effet
06:04vient d'une cause,
06:06où l'effet est proportionnel à la cause
06:08et où le rapport entre cause et effet
06:10est nécessaire. Ça veut dire que ça marche à tous les coups.
06:12En réalité, aujourd'hui,
06:14en physique, on n'utilise plus...
06:16Enfin, on considère que ce
06:18modèle de causalité est un modèle
06:20tout à fait particulier et il y en a d'autres.
06:22Et donc, par exemple, tout le monde
06:24connaît l'effet papillon
06:26qui consiste à considérer
06:28qu'un gros effet
06:30peut venir d'une toute petite cause.
06:32Sur la dispute alors, ça donne quoi justement
06:34cet effet papillon ?
06:36Ça donne l'idée que si dans un dîner
06:38de famille,
06:40tout le monde se met à hurler,
06:42en fait, ce n'est pas que
06:44mécaniquement c'est la faute de
06:46l'oncle Gérard qui a dit
06:48une énormité machiste
06:50et qui a fait réagir
06:52toutes les femmes de la famille.
06:54En fait, il faut réfléchir à la manière dont
06:56l'oncle Gérard d'abord
06:58a été toléré, c'est-à-dire
07:00qu'on lui laisse la parole, on l'a laissé dire
07:02donc la responsabilité, elle n'est pas seulement
07:04la sienne, c'est une responsabilité collective.
07:06Ensuite, la manière dont on va réagir
07:08à cette action définit des réactions
07:10qui peuvent ou aggraver
07:12le conflit ou l'amener
07:14vers des transformations plus rapidement.
07:30Tout le projet
07:40philosophique consiste à dire
07:42si on arrive à comprendre la causalité
07:44de manière chaotique, on va
07:46pouvoir aller plus rapidement
07:48vers les transformations qui sont requises
07:50par la situation sans se perdre
07:52dans des turbulences à l'infini.
07:54Turbulence, effets papillons, chaos, c'est ça qui m'a
07:56beaucoup surpris en découvrant Maxime Robert.
07:58Il est philosophe, mais il emploie des mots de la physique
08:00et en particulier de la théorie du chaos.
08:02La théorie du chaos, en gros, ça a été
08:04découvert par le mathématicien français Henri Poincaré
08:06et il a montré qu'une toute petite variation
08:08à la base d'un système dynamique peut le faire partir
08:10dans des directions très différentes.
08:18Nos disputes sont comme ce double pendule.
08:20Le même mot de l'oncle Gérard peut provoquer un silence gêné
08:22ou une explosion qui va déchirer toute la famille.
08:24Tout ça parce qu'il y aura eu des variations
08:26microscopiques à la base de l'interaction.
08:28Et Maxime Robert, c'est là-dessus qu'il va s'appuyer
08:30pour repenser l'individu et sa liberté.
08:32Dans la manière dont on vit au quotidien,
08:34la conscience
08:36nous représente à nous-mêmes
08:38comme des agents volontaires.
08:40C'est-à-dire, je fais ce que je veux,
08:42là, je reste assis sur ce fauteuil parce que je le décide.
08:44Si j'ai envie, je me lève.
08:46Hop-tac, je prends la décision.
08:48En réalité, c'est pas vraiment comme ça.
08:50Si on utilise la théorie du chaos,
08:52c'est-à-dire qu'on réfléchit
08:54avec les outils de la mécanique
08:56des fluides d'aujourd'hui.
08:58On peut décrire les choses autrement.
09:00Et je propose une image qui est celle
09:02d'un chapeau dans les vagues. C'est-à-dire, imaginez-vous
09:04pas comme une promeneuse
09:06qui marche dans la forêt et qui peut décider
09:08si elle va à droite ou à gauche,
09:10mais plutôt comme un chapeau
09:12qui est soumis à tout un tas de courants.
09:14Des courants d'air
09:16et des courants marins. Je prends cet exemple
09:18parce qu'on sait que ces mouvements-là
09:20sont chaotiques, c'est très difficile
09:22de prévoir à l'avance, parce qu'il y a trop, trop,
09:24trop de paramètres qui entrent en jeu.
09:26Ces facteurs, ça peut être quoi ? Par exemple, ces vagues
09:28ou ces courants d'air dans la dispute
09:30ou dans nos vies de tous les jours ?
09:32Déjà, évidemment, il y a tout votre
09:34passé, c'est-à-dire votre histoire
09:36personnelle. C'est-à-dire que le fait que
09:38vous vous retrouvez dans telle situation,
09:40vous l'avez déjà connue et vous êtes
09:42un peu prisonnier d'une manière de réagir.
09:44Ensuite, à plus grande échelle,
09:46il y a une société autour de vous
09:48qui a prédéterminé certaines réactions.
09:50Et le chapeau dans les vagues, c'est justement
09:52la possibilité pour chacun
09:54de s'approprier des déterminismes
09:56et de favoriser
09:58certains mouvements qui sont en cours.
10:00C'est-à-dire, contre l'idée
10:02que vous allez choisir votre vie
10:04à partir d'options possibles, c'est-à-dire
10:06je peux ou rester ou partir.
10:08Et en fait, ces options-là,
10:10vous les imaginez. Vous savez même pas
10:12ce que ça impliquerait si vous partiez.
10:14Vous ne savez pas non plus ce que ça
10:16impliquerait si vous avez resté.
10:18C'est que de la fiction. Vous fictionnez
10:20les possibles
10:22pour décider.
10:28Nous n'exerçons pas notre
10:30pouvoir comme des rois qui décideraient
10:32je fais ci, je fais ça. Non.
10:34En fait, il se
10:36passe des choses qui nous traversent
10:38et nous essayons de faire en sorte
10:40de vivre cette vie
10:42en l'orientant.
10:44Maxime Robert a prononcé deux mots très importants
10:46à sa pensée. Comprendre et s'orienter.
10:48Là-dessus, il s'appuie sur le philosophe
10:50hollandais Spinoza, dont il est lui-même un spécialiste.
10:52Là où Spinoza est vraiment
10:54essentiel, c'est dans cette articulation
10:56entre émotionnel
10:58et rationnel. Ils sont mis au même plan
11:00donc, c'est ça ? Ouais, ou plutôt
11:02l'émotionnel
11:04est une sorte d'énergie
11:06incontrôlée qui peut aller dans un sens
11:08ou dans l'autre et qui nous traverse.
11:10Si elle vous traverse sans que vous comprenez
11:12rien, ça s'appelle de la passion.
11:14Si elle vous traverse pendant que vous comprenez
11:16quelque chose, ça s'appelle de l'action.
11:18Tout le projet de Spinoza, c'est de
11:20transformer ces moments où on se laisse
11:22emporter, où on perd le contrôle. Comme pendant
11:24une dispute ? Comme pendant une dispute.
11:26En des moments où on se laisse emporter
11:28parce que de toute façon, il n'y aura pas d'autre moyen
11:30mais en quelque sorte, en naviguant ce qui est
11:32en train de se passer. Et là, on est
11:34vraiment au cœur du projet éthique.
11:36Vous pouvez peut-être l'expliquer déjà. Qu'est-ce que c'est l'éthique ?
11:38C'est un mot un peu compliqué et
11:40en quoi l'éthique
11:42propose une conception de la souffrance
11:44et de son dépassement qui peut être intéressante, notamment
11:46appliquée à la dispute ? Comprendre,
11:48c'est changer.
11:50Donc le projet éthique, c'est celui-là. C'est celui
11:52d'une transformation de soi qui passe
11:54par la connaissance ou par la compréhension
11:56rationnelle,
11:58mais qui en réalité a pour objectif
12:00bien plus que la connaissance, mais réellement
12:02le fait de se modifier soi-même.
12:04Et donc ça, c'est un vieux projet.
12:06C'est-à-dire que ça commence
12:08aussi loin qu'on remonte en philosophie.
12:10La philosophie, elle est faite pour comprendre le monde
12:12pour se transformer soi-même,
12:14individuellement et collectivement.
12:16Comme Spinoza, Maxime Robert aussi fait de l'éthique,
12:18mais il a inventé une éthique à lui
12:20qu'il appelle éthique interactionnelle.
12:22L'éthique interactionnelle, en fait,
12:24laisse de côté l'unité
12:26première qui était la personne
12:28et la remplace par l'interaction.
12:30Ce qui m'a mis sur la piste de
12:32ces interactions, c'est un livre d'Hervine Goffman,
12:34qui est donc un sociologue
12:36qui est connu pour avoir fondé ce qu'on appelle
12:38l'interactionnisme, parce qu'en fait,
12:40dans un livre qui s'appelle La Présentation de Soi,
12:42Hervine Goffman explique une chose très simple,
12:44c'est quand deux personnes se rencontrent,
12:46notre échange va être déterminé
12:48pas parce que nous sommes profondément,
12:50mais par le très peu
12:52d'informations qu'on vient d'échanger.
12:54Typiquement, une dispute,
12:56au lieu de se reprocher des fautes,
12:58on va se mettre à
13:00considérer quels sont les échanges
13:02qui, disons,
13:04nous ont éloigné de notre
13:06objectif commun.
13:08Je comprends mieux à présent ce que ça signifie
13:10l'éthique interactionnelle. L'interaction,
13:12c'est cet endroit de notre vie où on peut appliquer la théorie
13:14du chaos. Et l'éthique, c'est l'horizon philosophique.
13:16Et cet horizon repose sur
13:18une idée simple, changer en se comprenant.
13:20Et ce que nous dit Maxime Robert, c'est que
13:22pour comprendre, il faut d'abord saisir que nous sommes
13:24nous-mêmes vulnérables, maladroits et
13:26imprévisibles. Il y a beaucoup de maladresse
13:28dans ce qu'on fait. Moi, j'essaye de
13:30vous communiquer un message,
13:32mais il sort pas de ma bouche les mots que je veux.
13:34Il sort de ma bouche les mots que je peux.
13:36Ce que j'appelle la maladresse,
13:38c'est le fait que
13:40lorsqu'on a envie de dire
13:42ou de faire quelque chose,
13:44ce qu'on fait ou qu'on dit
13:46est très rarement
13:48parfaitement ajusté. Et en fait,
13:50on a beaucoup de mal à l'accepter.
13:52Parce que c'est ça, la vulnérabilité,
13:54c'est que ça nous met en danger. Il y a une honte
13:56qui est liée à cette vulnérabilité
13:58qu'il faut surmonter.
14:00Et on la surmontera d'autant plus facilement
14:02que justement,
14:04quand on se met ensemble, c'est-à-dire quand on parle
14:06dans un couple, dans une famille
14:08ou entre amis, en fait,
14:10la personne qui vous interroge sur ce que vous avez
14:12fait ou dit, c'est une personne
14:14qui cherche à sortir d'une autre vulnérabilité,
14:16c'est-à-dire
14:18l'aveuglement
14:20dans lequel elle est sur
14:22ce qui vous fait agir.
14:24Donc, ce qui est intéressant,
14:26c'est que les vulnérabilités sont
14:28toutes réciproques. Elles s'emboîtent.
14:30Par exemple,
14:32si une femme est invisibilisée
14:34dans son couple,
14:36l'homme est simultanément
14:38en train de s'aveugler.
15:00Une dispute rend tout le monde malheureux.
15:02Celui ou celle qui est victime d'une offense
15:04ou d'une domination, évidemment,
15:06mais aussi celui qui l'exerce.
15:08C'est pour ça que Maxime Robert nous invite
15:10à sortir d'une analyse qui serait uniquement égocentrée
15:12de la dispute.
15:14Moi, j'essaye de comprendre ma vie,
15:16j'essaye de faire ce que vous dites,
15:18je donne de l'attention à mes conflits
15:20et puis je m'en sors pas.
15:22Toutes ces phrases ont été dites
15:24à la première personne,
15:26à la deuxième personne,
15:28toutes ces phrases ont été dites à la première personne
15:30du singulier.
15:32Si vous commencez
15:34à vous réfléchir au pluriel,
15:36si vous sortez
15:38un peu de votre petite coquille
15:40et que vous allez voir ce que les autres vous en disent,
15:42qu'est-ce que j'ai fait ?
15:44Qu'est-ce que j'ai dit ?
15:46Est-ce que tu pourrais me faire cet effet miroir
15:48dont Platon disait que le meilleur miroir,
15:50c'est l'œil de l'autre.
15:52C'est là qu'on se voit.
15:54Donc c'est une écoute. L'attention égale écoute.
15:56L'attention est une écoute.
15:58C'est bien dit.
16:00Il ne faut pas croire que le monde
16:02nous parle directement.
16:04En fait, on est plusieurs à parler
16:06et donc on est plusieurs à pouvoir s'aider.
16:08Vous vous appelez, justement,
16:10parmi les pistes que vous proposez
16:12dans le livre pour s'émanciper des disputes
16:14et acquérir la sagesse,
16:16à laisser parler les brèches,
16:18comme un enfant qu'on écouterait en disant,
16:20finalement, quand un enfant pleure,
16:22on ne cherche pas à lui dire qu'il a tort ou raison,
16:24mais expulser, on va dire, sa détresse.
16:26Alors, pourquoi est-ce qu'il faudrait
16:28laisser parler les brèches ?
16:30C'est très simple, en fait.
16:32On a tendance à se penser soi-même
16:34comme un sujet unifié.
16:36Quand vous êtes dans une crise,
16:38quand vous êtes pris dans des turbulences,
16:40il faut que vous acceptiez
16:42que vous n'êtes plus tout à fait vous-même
16:44et que quelque chose d'autre parle en vous.
16:46Nous sommes traversés par des émotions,
16:48elles nous emportent et, en fait,
16:50elles nous font faire et dire n'importe quoi.
16:52Ce qui consiste à dire,
16:54acceptons la multiplicité
16:56qui est constitutive du sujet,
16:58acceptons l'effondrement
17:00de la première personne
17:02en personnes multiples
17:04et entrons en dialogue
17:06avec nous-mêmes.
17:08Et ça peut prendre quelle forme, concrètement ?
17:10Chez Marc Orel, c'est très clair.
17:12Lui, quand même, c'est un empereur.
17:14Il est en Germanie, là, sur des champs de bataille
17:16et le soir, il se pose,
17:18il réfléchit à sa vie
17:20et il fait des commentaires
17:22sur la manière qu'il a eu de réagir à tel ou tel événement
17:24de la journée.
17:26Il se parle à lui-même en essayant de mobiliser
17:28sa multiplicité.
17:30C'est utile d'utiliser la deuxième personne.
17:32Tu, qu'est-ce que tu veux ?
17:34Dis-moi ce que tu veux.
17:36Et à partir de là, ce qui est intéressant,
17:38c'est que la voix, le dialogue intérieur,
17:40comme on dit, la voix qui va vous répondre,
17:42je dirais,
17:44c'est pas que c'est pas vous,
17:46c'est que c'est un vous minoritaire.
17:48C'est-à-dire que c'est une interaction
17:50qui a été mise en minorité
17:52par la représentation
17:54que vous avez de vous-même,
17:56par les constructions d'égo,
17:58par l'image que vous voulez donner de vous.
18:00J'ai pas le droit de me laisser...
18:02De me laisser emporter par la tristesse,
18:04par la colère, par, en fait, toutes sortes d'émotions
18:06qui peuvent, en fait, vous traverser
18:08et qui demandent la parole.
18:10Je découvre que l'interaction
18:12qui met au cœur de sa pensée
18:14peut se jouer à l'intérieur de moi-même.
18:16Je ne suis pas un bloc, mais je suis multiple.
18:18Et ça, ce sont des stoïciens comme Marc Aurel qui nous l'apprennent.
18:20Habitue-toi à prêter la plus grande attention
18:22à ce qu'on te dit
18:24et, autant que possible, pénètre dans l'âme
18:26de celui qui parle.
18:28Maxime Rovert m'invite
18:30à dialoguer avec moi autant qu'avec l'autre.
18:32Et c'est justement ce dialogue qui va être crucial
18:34pour débloquer le conflit.
18:36Et ça passe, à un moment ou à un autre, par la question du pardon.
18:38Alors, pourquoi est-ce que c'est une question difficile
18:40de pardon ? C'est parce qu'il a à voir
18:42avec la souffrance.
18:44On a du mal à pardonner parce que nos souffrances,
18:46en fait,
18:48on s'y attache.
18:50Pourquoi est-ce qu'on s'y attache ? Parce qu'en fait,
18:52vivre une souffrance,
18:54évidemment, c'est une épreuve.
18:56C'est une épreuve dont on essaye de faire quelque chose,
18:58c'est-à-dire qu'on essaye d'y survivre.
19:00Et dans sa manière d'y survivre,
19:02en général, on en garde
19:04quelque chose à l'intérieur.
19:06Tant que vous gardez ce quelque chose,
19:08il sera impossible
19:10de faire le geste de pardon.
19:12Le geste de pardon consiste
19:14à laisser sortir
19:16ses propres souffrances, à renoncer
19:18à la valeur de sa propre
19:20souffrance, en disant
19:22non, finalement, ma souffrance
19:24m'a sans doute été utile,
19:26mais en tant que telle, ce n'est qu'un déchet.
19:34Jeter sa souffrance
19:36à la poubelle correspond à un pardon bien particulier
19:38qu'il appelle le pardon rationnel.
19:40Et je trouve cette idée très intéressante
19:42parce qu'elle revient à déconnecter l'idée du pardon
19:44de celle de la faute. Là où d'habitude,
19:46on a tendance à se dire que pardonner, c'est annuler
19:48l'origine du conflit, comme si on disait tout ça n'a pas existé.
19:50Ici, pardonner veut dire qu'on a dépassé
19:52la souffrance qui nous aveugle et qu'on veut aller
19:54plus loin. Et c'est là où se pose la question
19:56très délicate de l'excuse.
19:58Il y a deux choses. La première, c'est que
20:00demander des excuses, c'est probablement
20:02vouloir que l'autre s'humilie devant nous.
20:04En fait, il y a quelque chose
20:06de cruel là-dedans, parce qu'en fait,
20:08vous voulez faire souffrir l'autre sous
20:10une forme en apparence
20:12banale, de présenter ses excuses,
20:14pour compenser votre souffrance.
20:16J'ai une mauvaise nouvelle,
20:18jamais votre souffrance ne sera
20:20compensée.
20:22Prenons les choses dans une autre
20:24optique.
20:26Écoutez les demandes
20:28d'excuses qu'on vous fait, et vous allez
20:30être à l'écoute de ceux qui vous en demandent.
20:32Et pourquoi ils vous en demandent ?
20:34Parce qu'ils sont en train d'attirer votre
20:36attention sur votre propre maladresse.
20:38Pourquoi est-ce que vous allez les donner ?
20:40Parce qu'au lieu de le vivre
20:42comme une humiliation,
20:44vous allez être de ceux qui
20:46savent à quel point les humains
20:48sont maladroits. Et donc,
20:50vous allez demander
20:52qu'on vous renseigne sur vos points
20:54d'aveuglement, de maladresse,
20:56d'invisibilité.
20:58Quand il y a de la colère entre les personnes,
21:00ce n'est pas facile à faire.
21:02Mais si on y arrive,
21:04il y a vraiment quelque chose qui se renverse.
21:06Et là où il y avait de la vulnérabilité,
21:08et donc
21:10plutôt une tendance au conflit,
21:12il va y avoir une sorte de conversion
21:14où il n'y aura plus que de la sensibilité.
21:16C'est par un mouvement d'empathie
21:18que Maxime Robert nous propose de sortir de la dispute,
21:20d'apaiser les tensions que celle-ci a fait émerger.
21:22L'empathie, elle permet de mieux se comprendre
21:24pour continuer ensemble, et ce qui
21:26m'a étonné aussi, parfois pour mieux se séparer.
21:28Si les couples se forment
21:30lorsque les fragilités, les vulnérabilités
21:32s'emboîtent,
21:34il est possible que par le mouvement du devenir,
21:36ces vulnérabilités se transforment
21:38et les deux personnes n'aient plus rien
21:40à faire ensemble.
21:42Il faut se séparer.
21:44Ça peut être une réussite,
21:46d'une certaine manière, une rupture.
21:48Inversement, si les vulnérabilités
21:50font que
21:52l'un bouffe l'autre,
21:54ou l'un nuit à l'autre,
21:56là aussi, il va falloir sortir,
21:58parce que sans ça, réellement, on s'abîme.
22:00J'ai pas besoin de temps, moi.
22:04Vas-y, là.
22:06T'as pas besoin de moi, barre-toi.
22:08T'as pas besoin de moi.
22:26Et alors, est-ce que si j'arrive pas à être philosophe
22:28sur mes disputes, c'est-à-dire que je suis un peu un nul,
22:30ou que je risque pas, finalement,
22:32d'amplifier ma sensation d'échec, si,
22:34en voyant cette vidéo, je me dis, moi, j'arrive pas, en fait,
22:36à prendre du recul ou
22:38à philosopher sur mes disputes ?
22:40Non, mais tout le monde philosophie sur ses disputes,
22:42on le fait naturellement, en fait.
22:44En revanche, il faut pas transformer en prescription
22:46ce qui est un mouvement
22:48constitutif
22:50du vivant.
22:52Et il y a vraiment un enjeu sur
22:54le dernier mot,
22:56y compris quand il est bienveillant.
22:58C'est une manière, justement, de dire
23:00« Bon, ben, alors, j'ai compris, et donc,
23:02c'est terminé. »
23:04Mais y a rien qui est terminé du tout.
23:06Peut-être que le
23:08moment de turbulence
23:10est en train de se calmer,
23:12mais il est à souhaiter
23:14que, justement, l'intensité des interactions
23:16se poursuivent. C'est ça, la vie.
23:18Et je crois que dans une société qui est
23:20très imbue de vitesse,
23:22et où tout va très vite,
23:24l'idée de pouvoir changer
23:26lentement est vraiment cruciale.
23:28Parce qu'en fait, on parle
23:30d'éthique, on parle de se transformer,
23:32on parle de
23:34faire évoluer ensemble.
23:36Mais il faut bien voir que tout ça, ça se passe
23:38à une vitesse qui est plutôt végétale.
23:40Ça veut dire que
23:42on donne un peu d'eau,
23:44on expose au soleil, mais
23:46on fait pas pousser les plantes en tirant dessus.
23:48Donc ne vous dites pas « Je dois changer ».
23:50Dites-vous
23:52« Qu'est-ce que je comprends pas ? »
23:54Nous n'avons pas le contrôle
23:56absolu des choses, nous les naviguons seulement.
23:58La dispute n'est pas qu'une souffrance ou un échec,
24:00elle est aussi une porte.
24:02Une porte à travers laquelle on peut concevoir tout à fait
24:04autrement nos relations avec nos proches.
24:06C'est ça qui me fascine le plus chez Maxime Robert.
24:08Sa pensée est très profonde, parce qu'elle nous montre
24:10que si on se déchire avec ce qu'on aime, et que ça nous fait
24:12souffrir, c'est que nos êtres sont imbriqués
24:14les uns dans les autres. Et elle est très pratique,
24:16car l'éthique transforme notre regard.
24:18Le pari de l'éthique, c'est que comprendre, c'est déjà changer.
24:20Et chaque pas vers cet horizon nous permet
24:22de vivre mieux, ici et maintenant.
24:30Pour aller plus loin,
24:32mes sources sont en description.
24:34Et pour garder les idées larges, il y a d'autres épisodes.
24:36A bientôt !
24:50Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org

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