• il y a 3 mois
L'écrivain Abdellah Taïa est l'invité de Léa Salamé ce mercredi. Son roman "Le Bastion des Larmes" a paru le 22 août aux éditions Julliard. (Il est sélectionné dans la première liste du prix Goncourt). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-interview-de-9h20/l-itw-de-9h20-du-mercredi-11-septembre-2024-7007995

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00:00Et Léa, ce matin, vous recevez un écrivain.
00:06Bonjour Abdallah Taïa, merci beaucoup d'être avec nous ce matin.
00:11Si vous étiez une langue, une chanteuse, une émotion et une ville, vous seriez qui,
00:16vous seriez quoi ? On commence par la langue.
00:19La langue, ça serait la langue portugaise, mais parlée au Brésil.
00:22Ah oui d'accord, vous êtes compliqué vous.
00:24Oui, parce que les Brésiliens mettent beaucoup de soleil dans cette langue.
00:28Et quand elle est parlée au Portugal, ce n'est pas la même chose que ce qu'on entend
00:30au Brésil.
00:31C'est magnifique.
00:32Le portugais, donc vous le parlez ? Non, mais j'aime beaucoup l'entendre.
00:35Si vous étiez une chanteuse ? Une chanteuse, ah ça c'est facile, la grande
00:39chanteuse libanaise, Fayrouz, qui nous a réveillés dans toute mon enfance chaque matin, c'est
00:43la chanteuse.
00:44Quand on se réveille, il y a la voix de Fayrouz, pour moi c'est éternel.
00:47Une émotion ? Une émotion, ça serait, ah oui l'émotion
00:51que dégage Isabella Adjani dans l'histoire d'Adèle Hache, c'est-à-dire elle a le
00:55cœur sur les mains et pendant tout le film, la force de l'amour lui fait marcher sur
00:59l'eau.
01:00Et peu importe que le soldat anglais s'en fout d'elle, ce qui importe c'est l'amour
01:04qui la pousse.
01:05Et une ville ? Une ville, ah éternellement, le Caire, le
01:09Cahera.
01:10Et en plus c'est là où le printemps arabe a pris tout son feu et que ça a changé la
01:14mentalité de beaucoup de monde dans le monde arabe.
01:17Marguerite Duras écrivait « Écrire c'est aussi ne pas parler, c'est se taire, c'est
01:22hurler sans bruit, se trouver dans un trou, au fond d'un trou, dans une solitude quasi-totale
01:27et découvrir que seule l'écriture vous sauvera ». Pour vous aussi, écrire c'est hurler
01:33sans bruit ?
01:34J'ai appris à hurler en imitant ma mère et mes sœurs, j'ai six sœurs et j'avais
01:42une mère qui parlait tout le temps comme France Inter sans cesse et je pense que je
01:47l'ai vue faire des fights, je l'ai vue se battre avec les ennemis déclarés et
01:53elle n'avait pas ni honte ni peur des hommes.
01:55Je comprends ce que dit la Marguerite Duras mais moi j'avais trop de femmes autour de
01:59moi qui hurlaient.
02:00Donc le hurlement ça se passait dans la vie réelle, donc il n'y avait pas le temps
02:03de silence.
02:04Certes l'homosexuel que j'étais ne pouvait pas dire que j'étais homosexuel mais j'ai
02:09imité le hurlement des femmes.
02:10Mais d'ailleurs vous avez fait une maîtrise de lettres sur Proust, vous avez fait une
02:14thèse sur Fragonard et le roman Libertin en XVIIIe siècle, Abdallah Taïa, mais vous
02:21dites que ce sont vos sœurs qui vous ont donné envie d'écrire, ce sont leurs cris,
02:24leur langage, leur esthétique, leur énergie qui ont fait de vous un écrivain et ni Proust,
02:28ni Fragonard, ni personne d'autre, c'est vos sœurs.
02:30Oui parce que je suis né dans un monde très pauvre et la culture française, Paris, tout
02:35ça c'était très très loin de nous et ce qu'il y avait autour de moi au début
02:38c'est que ces sœurs avaient construit le gang de filles pour faire face aux hommes,
02:44à la société, aux lois et elles n'avaient pas peur du tout.
02:47Nées des hommes, elles avaient des amoureux, elles avaient des histoires de sexe et j'étais
02:52au milieu de tout cela donc ce n'étaient pas du tout des femmes comme on peut l'imaginer
02:56dans le monde arabe et donc pour moi ça a toujours été inspirant, j'étais leur fan
03:01numéro un, j'étais le messager d'amour entre elles et leurs amoureux donc ça m'a
03:06inspiré.
03:07Je voulais être avec elles, au milieu d'elles et je pense que c'est ça qui m'a donné
03:10l'envie de faire quelque chose de ma vie et plus tard quand j'ai écrit, d'ailleurs
03:14même jusqu'à aujourd'hui quand j'écris, je me souviens de ce qu'elles disaient et
03:17de ce qu'elles faisaient.
03:18Oui et ce livre-là, parce que vous avez écrit un livre, le livre de votre mère,
03:22ça c'était il y a trois ans mais ça c'est un peu le livre de vos sœurs, il est dédicacé
03:27à vos sœurs d'ailleurs, des sœurs que vous avez aimées, que vous avez adorées,
03:32qui ont fait ce que vous avez été, ce que vous êtes aujourd'hui, des sœurs que vous
03:36avez haïes aussi.
03:37En fait, je ne les hais pas, c'est-à-dire qu'à un moment donné, l'amour et la liberté
03:42qui existaient entre nous dans l'enfance, l'adolescence, tout d'un coup il y avait
03:46des hommes hétérosexuels qui débarquaient, donc j'ai six sœurs, je les ai vues toutes
03:51partir l'une après l'autre, donc il y avait tout d'un coup un étranger qui kidnappait
03:54mes sœurs.
03:55Oui, d'ailleurs vous dites que les femmes ne devraient jamais se marier.
03:58Moi je pense que le mariage a été inventé pour arrêter l'élan et la liberté qui
04:03existent d'abord chez les femmes.
04:05Donc je déteste les maris qui ont kidnappé mes sœurs, et c'est pour ça que j'ai fini
04:08par détester mes sœurs, mais je ne les déteste pas vraiment.
04:10C'est-à-dire que la société, les dictats de la société, les lois qui nous arrêtent
04:16ont fini par apparaître dans le langage de mes sœurs.
04:19C'est ça qui est très triste et tragique même.
04:21Abdelataya, vous êtes écrivain, vous êtes réalisateur aussi, vous êtes né au Maroc
04:25et vous vivez en France depuis plus de 20 ans.
04:27Vous avez remporté le prix de flore pour votre livre « Le jour du roi » en 2010.
04:30Votre nouveau roman, « Le bastion des larmes » qui sort chez Julliard est déjà sur la
04:34première liste du Goncourt.
04:35C'est un livre mélancolique et incandescent.
04:38C'est un très beau livre qui continue d'explorer votre enfance au Maroc, dans cette
04:42ville de Salé, qui est une ville à côté de Rabat, à travers la figure de Youssef
04:47qui vous ressemble drôlement, ce petit garçon différent, un peu bizarre, un peu efféminé,
04:53et de Najib, son ami d'enfance, qui a été aussi son ancien amant.
04:56Comment on vit, ou plutôt comment on survit quand on est homosexuel dans une famille très
05:01pauvre du Maroc de Hassan II, au milieu de ses six sœurs, extravagantes et tonitruantes.
05:07Et bien, ce n'est pas facile.
05:09Vous dites « L'écriture est un éternel retour dans des lieux où il s'est passé
05:13quelque chose qu'on n'a pas compris ». C'est ça l'écriture, au fond, vous écrivez
05:17pour essayer de comprendre ce qui vous est arrivé enfant et que vous n'avez pas compris.
05:21Je pense que ce n'est pas seulement moi, je n'écris pas pour parler de moi et pour
05:25approfondir quelque chose de nombriliste, mais plutôt quelque chose qui se passait
05:28à côté de moi, dans le monde où je suis né.
05:31Il se trouve que je suis né dans les années 70, où c'était des années terribles politiquement
05:34au Maroc, avec tout ce que faisait le roi Hassan II.
05:37Je suis né dans la peur.
05:39Mais, je le répète encore une fois, il y avait ses femmes et ses sœurs.
05:43Donc, ma stratégie pour survivre en tant qu'homosexuel, enfant homosexuel, au viol
05:48et tout ce qu'on me faisait subir à l'époque, je me disais, le rêve, je ne connaissais
05:52pas Paris ou Londres, mais il y avait ses sœurs.
05:54Elles étaient intraitables, elles étaient dures avec le monde, elles étaient dures
05:57avec mon grand-frère, avec mon père, elles ne respectaient pas le père, par exemple.
06:01Et je me disais, s'il y avait une école, ce ne serait pas Oscar Wilde en tant que
06:05gay, mais ce serait plutôt ses sœurs, ce qu'elles faisaient déjà dans la réalité.
06:09Mon intuition me disait de m'accrocher à ces femmes, à ces filles, extraordinairement
06:15superstars, si je peux dire, alors qu'on était dans la pauvreté totale, et non pas
06:20de m'inscrire dans quelque chose très loin, en Occident, où il n'y avait pas du tout
06:25de réalité pour moi.
06:27On me dit toujours, quand on est homosexuel, qu'on est différent des autres.
06:31Moi, je n'ai jamais senti cette différence, c'est la société qui dit qu'on n'est
06:35pas comme eux.
06:36Mais moi, je suis comme mes sœurs, je suis comme ma mère, on est nés dans la même
06:39pauvreté.
06:40On a écouté Fayrouz, on a écouté Omkeltoum, on a aimé, on a mangé avec rien, on a construit
06:46tout avec rien.
06:47Donc, l'intuition me disait de m'accrocher à ces femmes et ce qu'elles avaient inventé
06:53comme stratégie de survie dans la société marocaine.
06:56Vous écoutiez Fayrouz et vous écoutiez aussi la chanteuse Majed Essaghira, que vous
07:01citez dans le livre, avec cette chanson qui apaisait les souffrances de ce jeune enfant
07:05Bahlamak.
07:06« Je rêve avec toi ».
07:26Il l'écoutait, ces deux petits garçons, dans cette ville pauvre de Salé.
07:42Il l'écoutait, ces deux petits garçons homosexuels, pour essayer de rêver à une
07:47vie meilleure.
07:48Vous racontez quand même les petits garçons efféminés qui font la honte de leur famille
07:53et même de leurs six sœurs, ce qui était votre cas, qui doivent se cacher lorsqu'il
07:57y a les invités à la maison.
07:58Nagib dit à Youssef, comme toi Youssef, « Je restais dans la cuisine quand ma famille recevait
08:02du monde.
08:03Je les aidais à tout préparer, les plats, les salades, le thé à la menthe, le dessert.
08:06Eux, ils rejoignaient les invités dans le salon et moi, je fermais la porte.
08:10J'attendais que le show se termine.
08:12Ça, c'est l'effacement déjà programmé pour toutes les minorités, tous ceux qui
08:17dérangent dans la société et que les lois ne protègent absolument pas.
08:21Donc malheureusement, cette mémoire de nous, non seulement elle n'a pas été gardée,
08:25mais l'effacement continue.
08:26Je pense que j'ai écrit aussi, entre autres, ce livre pour que la mémoire des petits garçons
08:32efféminés violés et oubliés avant moi et jusqu'à aujourd'hui, moi comme moi,
08:38je serve à ça en tant qu'écrivain, que je réanime cette mémoire et en la réanimant,
08:43je vais comme un Don Quichotte dans cet espace des mémoires et je confronte tous ceux qui
08:49sont à côté de nous et qui continuent de ne pas vouloir nous parler.
08:53Parce que c'est ça qui est dur.
08:54Jusqu'à aujourd'hui, on ne veut pas nous écouter et on ne nous fait pas de place dans
08:59la réalité et dans la mémoire.
09:01On ne veut pas vous parler, on vous efface et vous écrivez pour inscrire, pour exister,
09:08pour que cesse l'effacement.
09:10On vous efface, on vous cache et on vous viole aussi.
09:13Vous le dites, il y a deux pages d'une violence totale où vous racontez les viols collectifs
09:18des hommes du village sur le petit Najib et sur le petit Youssef, ils sont violés
09:22et c'est normal.
09:23Vous écrivez « Je ne peux pas oublier le sang qui coulait à chaque fois entre mes
09:26fesses, sur mes jambes, jusqu'à mes orteils.
09:29Ces viols qui sont commis dans l'indifférence générale, je vous lis toujours, ils n'étaient
09:34pas choqués de me voir revenir à la maison dans cet état, ensanglanté, détruit.
09:38Regardez, Najib revient de la boucherie et personne ne le sauve et tout le monde trouve
09:44ça normal.
09:45C'est ça qui est tragique.
09:46J'oublie même que ça m'est arrivé, parce que si je me souviens, je ne pourrais même
09:51pas parler.
09:52Mais en revanche, que tout ça arrive à des petits-enfants, des petites-filles et que
09:58la loi soit contre ces petits-enfants et ces petites-filles, c'est ça le plus grand
10:01scandale.
10:02Donc aujourd'hui, ces lois qui continuent de criminaliser, au Maroc et ailleurs dans
10:06le monde, les homosexuels et les LGBTQ+, ça me paraît l'injustice même.
10:11Pendant de quoi on ne va pas protéger ces enfants-là et on dit que ça n'existe pas
10:14l'homosexualité.
10:15Et en même temps, on offre ces enfants à tous ceux qui ont envie d'avoir un petit
10:21coup sexuel, comme ça, vite fait.
10:23Mais personne ne vous a sauvé, vous non plus, ni vos soeurs, ni votre mère, quand vous
10:27rentriez ensanglanté ?
10:29Mais je pense qu'avoir un enfant, pour eux, un enfant efféminé, ça faisait que leur
10:37situation économique était encore plus dure à vivre.
10:40Déjà, la survie était quotidienne, mais encore plus, défendre cet enfant dans tout
10:45le quartier, dans toute la société, c'est...
10:50C'est-à-dire que vous les comprenez, en fait, c'est ça que vous nous dites ?
10:52Je comprends le système qu'il me fait que des gens comme ma famille ou comme des cousins
10:56ou bien des amis finissent par nous tourner le dos, finissent par parler exactement avec
11:02le langage du pouvoir.
11:03Il y a presque comme des mots-clés, ce qu'on entendait à la télé, on finissait par le
11:07trouver dans la bouche de notre mère, de notre père.
11:10Ce qui est le plus dur, c'est qu'on est à ce moment-là un petit enfant.
11:13Donc, il faut comprendre ce que je viens de dire et essayer de survivre et ne pas aller
11:17dans le petit coin où ils nous disent d'aller, dans le ghetto déjà préparé pour nous,
11:23dans l'exil intérieur.
11:24Et il n'y aura pas d'exil intérieur pour ces deux petits garçons, puisqu'il y en a un
11:28qui va choisir la vengeance, qui va devenir riche et qui va ensuite les humilier, ceux
11:33qui l'humilient, enfants.
11:34Il y en a un autre, celui qui vous ressemble, qui choisit l'exil, Youssef, qui devient enseignant
11:40en France.
11:41Il n'y a que deux choix en fait, la vengeance ou l'exil ?
11:45Je comprends le désir de vengeance parce que quand même, aujourd'hui, on nous dit
11:49qu'il faut être résilient, qu'il faut dépasser.
11:51Mais moi, je déteste ce mot, la résilience.
11:54Ça veut dire juste être seul face à tout un système qui vous a placé là et vous
11:58a demandé de combattre les lois, de combattre les traditions, de combattre les riches,
12:04alors que vous êtes pauvres, vous n'avez même pas de quoi manger.
12:06Donc, ça me paraît trop.
12:10Où est-ce qu'on va finir par exister et comment arriver même au pardon ?
12:15Vous vous êtes vengé, vous, ou vous avez choisi l'exil, vous, ou vous vous vengez
12:18par vos mots ?
12:20J'ai encore en moi un très grand désir de vengeance quand même, parce que jusqu'à
12:24aujourd'hui, quand on essaie de parler à tous ces gens-là, ils n'écoutent pas,
12:29ils ne veulent pas qu'on parle.
12:31Finalement, où est-ce qu'on existe réellement ?
12:33Il y a toujours cet espace, ce « no man's land » pour nous, où on n'existe pas.
12:39Abdallah Taïf, vous êtes un des premiers écrivains du monde arabe à avoir fait son
12:41coming out publiquement.
12:43C'était en 2006, au magazine « Un Marocain tel quel », ça avait fait énormément de
12:48bruit à l'époque.
12:50Vous aviez aussi subi des rejets, des critiques.
12:53Aujourd'hui, paradoxalement, votre livre, on sent qu'il y a de l'espoir pour les
12:58homosexuels dans le monde arabe, où j'ai mal lu.
13:01Non, vous n'avez pas lu, parce que je pense que ça doit être tout cet amour que donnaient
13:06Fayrouz, que donnaient les grandes actrices égyptiennes qui passaient à la télévision
13:09les vieux films en noir et blanc.
13:11Et moi, la société avait beau dire que ces femmes, c'étaient des putes, et pourtant
13:15elles étaient des stars, elles avaient réussi à faire des films, et ces films apparaissaient
13:19sur la télévision en noir et blanc, et tout le monde regardait, tellement ils aimaient
13:22ça.
13:23Et je me disais, ces actrices, elles sont pour moi, elles m'aiment, et donc je vais
13:28continuer dans cet amour, malgré la violence extrême autour de moi.
13:32Et quand j'écris, cet amour des actrices égyptiennes et de Fayrouz finit par dépasser
13:37le désir de vengeance.
13:38Que voulez-vous, j'ai un cœur tendre, malgré tout.
13:41Oui, malgré tout, malgré l'armure que vous vous êtes construit, à la fin, il y a la
13:46tendresse.
13:47Et c'est ça qui est très beau dans votre livre, c'est tendre et c'est doux, c'est
13:52très étonnant comme vous arrivez à retranscrire cette espèce de mélancolie très douce,
13:57où bien sûr, il y a la vengeance, et bien sûr, il y a l'horreur, mais à la fin,
14:01oui, c'est la chanteuse qui gagne, et c'est Fayrouz qui gagne à la fin.
14:04Oui, Fayrouz, quand même, c'est de l'amour, on se réveille, elle chante déjà à la
14:07radio.
14:08Et elle chante, mais ça ne l'empêche pas quand même dans ce livre, le désir de confronter
14:12ses sœurs et de ne confronter les uns aux autres, parce que sans cela, on ne va pas
14:16grandir.
14:17Parce que qu'est-ce qu'il reste maintenant ? Il reste la mort.
14:19Et qu'est-ce qui nous attend ? On a déjà vécu, on a vieilli, de confronter.
14:23Et le livre, le fil tendu, c'est est-ce qu'on pardonne ? Est-ce qu'on pardonne
14:28à ses sœurs ou pas ? Je ne veux pas spoiler, voilà, c'est un entre-deux.
14:33Je voudrais que vous écoutiez votre ami Leïla Slimani, qui parle du Maroc aujourd'hui,
14:38d'une société encore très codifiée, très empêchée, très hypocrite.
14:42Vous savez, les gens, surtout la jeune génération, surtout ceux dont parlait Yacine, le libraire,
14:47tout à l'heure, sont fatigués aussi de vivre dans des pays, dans des sociétés
14:52où il y a quand même une langue de bois, une chape de plomb qui pèse beaucoup sur
14:56la parole.
14:57C'est des sociétés où l'hypocrisie, où l'apparence sont quand même très très
15:01importantes.
15:02Et donc, ils ont une certaine gratitude vis-à-vis de ceux qui percent les abcès, qui font éclater
15:08un petit peu ça.
15:10Oui, et vous faites partie de ceux-là, ceux qui percent les abcès.
15:14Mais vous savez, ce n'est pas comme moi.
15:15Tout à l'heure, je parlais de mes sœurs, c'est-à-dire les gens, ils font des tentatives
15:19pour s'émanciper.
15:20Ils transgressent tous les jours.
15:21Le seul problème, c'est que le pouvoir ne veut pas changer les lois et c'est le
15:25pouvoir qui détient tout dans une société.
15:27Donc, à un moment donné, j'ai beau parler et essayer de préparer quelque chose, si
15:34les lois ne suivent pas, la tragédie continue.
15:36Abdelataïa, on termine par les impromptus, vous répondez rapidement aux vides questions.
15:41Le Goncourt, vous en rêvez ?
15:42Ah bien sûr, comme tout le monde.
15:44Qu'avez-vous de français en vous ?
15:46Mon désir d'imiter Isabelle Adjani.
15:49Ah oui, d'accord.
15:50Vous votez ?
15:51Je n'ai pas encore la nationalité française.
15:54Vous attendez quoi pour la demander ce 25 ans que vous êtes en France ?
15:57Il faudra que je la demande.
15:58Qu'est-ce que vous avez de marocain en vous ?
16:00Je crois que tout est marocain en moi, parce que je suis né sur une terre marocaine.
16:06Donc éternellement, je suis marocain.
16:07C'est cette terre-là, elle s'appelle Mrib, elle est en moi, pour toujours.
16:10Balzac ou Proust ?
16:11Proust, pour toujours.
16:13Jean Genet ou André Gide ?
16:14Jean Genet.
16:15Etienne Dao ou Barbara ?
16:17Barbara, bien sûr.
16:18Taylor Swift ou Lady Gaga ?
16:21Lady Gaga.
16:23Oui, je ne suis pas très Taylor Swift.
16:26Céline Dion ou Milène Farmer ?
16:28Milène Farmer, j'adore la chanson « Des gens chantés ».
16:31Oum Kelsoum ou Fayrouz ?
16:33Oh là là, c'est l'enfer, les deux.
16:36Vous montez souvent ?
16:37Ah bien sûr, tous les jours.
16:39Dans quelle langue vous rêvez ?
16:41La langue arabe, parler dans le style marocain.
16:45Votre mère préférée ?
16:47Ma mère ? C'est ma mère qui est décédée en 2010.
16:50Non, votre mère M.E.R. préférée ?
16:53C'est l'océan Atlantique.
16:55Rabat et Salé sont au bord de l'océan Atlantique et les vents qui viennent de l'océan Atlantique
17:00sont encore en moi.
17:01Je pense que les vents et les vagues sont même dans mon livre.
17:05Liberté, égalité, fraternité, vous choisissez quoi ?
17:08Fraternité.
17:11Il faut fraterniser avec ceux qui n'ont pas la parole, il faut s'indigner,
17:15il faut que la fraternité concerne tout le monde et pas seulement ceux qui sont déjà là-haut.
17:19Et Dieu dans tout ça ?
17:21Je suis né dans une société musulmane, il y a quelque chose qui en moi croit.
17:25On peut appeler ça Allah, on peut appeler ça le ciel,
17:28mais j'ai vu ma mère aller chez les sorcières et j'ai envie de dire que Allah
17:33se trouve dans le lieu où se trouvent les sorcières marocaines.
17:36Et moi j'ai trouvé toujours que les sorcières marocaines sont les femmes qui résistent le plus
17:39aux riches et aux rois du Maroc et aux ministres du Maroc.
17:42Abdellah Taïa, merci d'avoir été avec nous.
17:45Vous vous demandez comment moi, qui suis plus pauvre que les pauvres de France,
17:48qui viens d'un coin paumé du Maroc, qui ne parlait pas vraiment français à 18 ans,
17:52comment je suis parvenue à monter à Paris pour m'accomplir tel rastignac et devenir un écrivain ?
17:57Franchement, je ne sais pas.
17:59Il suffit de lire votre livre pour essayer de le comprendre.
18:03Le Bastion des larmes, très beau livre sur le prix Goncourt 2024, on verra.
18:09Et c'est aux éditions Julliard et très belle journée à vous.
18:12Merci beaucoup.

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