Jean-Luc Reichmann parle de sa sœur handicapée : "Battons-nous pour les autres et arrêtons de penser qu’à notre gueule"

  • l’année dernière
Changer le regard sur le handicap et transmettre un message fort en faveur de l’inclusion, c’est l’ambition de "Différent.e.s". Pour l’incarner, qui mieux que Salim Ejnaïni : cavalier de Jumping, sportif, conférencier, entrepreneur… et non-voyant ? Comment vit-on avec une "différence", comment apprend-on à s'accepter soi et à accepter le regard de l'autre ? Parcours cabossés, destins contrariés et incroyables leçons de vie : Salim Ejnaïni recueille les témoignages de nos invités extra-ordinaires. Des histoires fortes et inspirantes autour de la résilience et du vivre-ensemble…Depuis petits, les Reichmann ont fait de leur différence une force. Lui a un angiome. Elle est sourde. Pour Yahoo, le présentateur des "12 coups de midi" a accepté de se livrer sur le handicap de sa sœur, Marie-Laure et sur son combat pour la différence. Il s’est également confié sur la relation qu’il entretient avec elle et sur les difficultés qu’ils ont surmontées ensemble au fil des années.En 2050, près de 2,5 milliards de personnes seront, d’après les projections, atteintes d’une déficience auditive plus ou moins prononcée. Elle peut être due à des causes génétiques, à des complications à la naissance, à certaines maladies infectieuses, à des infections chroniques de l’oreille, à l’exposition à des sons forts, aux médicaments ototoxiques ou au vieillissement.
Transcript
00:00 Ma sœur, je m'aperçois qu'elle n'a pas la voix,
00:05 donc je suis obligé d'ouvrir la mienne.
00:08 En ayant le timbre juste, l'intonation juste,
00:13 grâce à ma petite sœur, c'est la voix finalement qui m'a ouvert, cette voix.
00:19 V-O-U-E.
00:20 Et grâce à ce handicap, on en fait une force, un atout.
00:29 Pourquoi déjà, d'emblée, est-ce que tu parles si bien de différence et à la différence ?
00:35 Parce que j'ai baigné dedans depuis tout petit, tu sais.
00:37 Bon, tu as peut-être reçu que j'avais une tache sur le nez,
00:42 que l'on m'avait demandé de la masquer, si tu veux, au début de ma carrière
00:47 et que progressivement, j'ai dit à mes patrons, écoutez,
00:49 je ne me ressemble pas, je ne suis pas bien dans ma peau.
00:52 Et progressivement, je prenais, tu sais, mon doigt et je l'humectais juste
00:56 avant le tournage, une fois que j'étais maquillé et tout ça,
01:00 pour qu'on la laisse apparaître progressivement.
01:03 Et puis, j'ai une petite sœur qui est handicapée,
01:05 qui est également différente, puisqu'elle est sourde profonde.
01:08 Donc, j'ai vécu avec la différence, pour te répondre, depuis que je suis né.
01:14 Alors, avec des degrés de pénétration dans la douleur
01:19 différents en fonction de l'âge, tu le comprends bien.
01:24 Quand tu es en cours d'école, c'est assez cruel.
01:28 Quand tu es ado, c'est insupportable,
01:31 parce que tu sais, quand tu as une fille qui te dit
01:35 "moi, je ne peux pas sortir avec toi", tu as vu ce que tu as sur le nez ?
01:37 Ou quand tu as un prof qui, lorsque tu as 14 ans, un prof de français
01:42 qui te dit la tâche au tableau devant 32 élèves.
01:45 Je vais t'avouer quelque chose sur cette tâche, justement.
01:48 Je t'ai vu avant de perdre la vue, donc j'ai vu ton visage
01:52 et je n'ai jamais vu suffisamment pour remarquer cette tâche.
01:57 Donc, en fait, je ne l'ai appris que très récemment.
01:59 Et à aucun moment, je n'aurais pu supposer
02:02 que quelque chose d'aussi presque anecdotique,
02:06 si tu fais confiance à l'être humain, tu peux dire que, bon,
02:08 une tâche de vin, ce n'est pas grand chose, aurait une importance aussi forte.
02:12 Qu'est-ce que ça peut dire ?
02:13 C'est beau ce que tu dis, faire confiance à l'être humain.
02:15 C'est magnifique, mais c'est peut-être ça.
02:18 C'est de se dire que moi, je crois encore en l'humanité bêtement,
02:22 je dirais que je suis peut-être inconscient total
02:24 ou que je suis un optimiste né.
02:28 Mais je trouve que j'essaye toujours de regarder
02:32 le petit coin de soleil qui brille, les mecs qui disent "ah, il pleut",
02:36 je dis "putain, c'est génial pour la planète, il manque de flotte".
02:39 Tu sais, ça fait quand même quelques années maintenant que je suis à la télé
02:41 et que j'ai croisé quand même beaucoup de gens
02:45 et ils ne sont pas tous, de mon avis, ils ne sont pas tous du côté
02:51 positif, ils vont râler parce que le français est râleur,
02:54 il va toujours chercher le petit truc qui ne va pas.
02:58 Eh bien moi, je vais chercher chez eux ce qui va bien.
03:01 Alors, tu sais quoi ?
03:03 Je n'avais pas prévu de la poser à ce moment-là, mais je vais te la poser maintenant.
03:06 Cette question sur la représentation dans les médias.
03:09 Tu ne me dis pas tous.
03:11 Est-ce que c'est un euphémisme ou est-ce que tu pèses tes mots
03:14 quand tu me dis que tout le monde n'a pas forcément ce regard positif
03:18 ou ce regard sur la différence quand on voit qu'il y a moins d'un pour cent
03:21 de représentation de la différence du handicap selon les chiffres de l'ARCOM ?
03:26 Ce n'est pas moi qui invente.
03:27 Je suis épaté parce que tu me dis sur le 1%.
03:29 On est à moins d'un pour cent, on est à 0,7 je crois.
03:33 C'est un truc de dingue.
03:34 Alors qu'on est 12 millions en France de personnes en situation auditive.
03:37 C'est exactement ça, c'est-à-dire que je pense qu'il y a à peu près
03:40 2 millions de malvoyants, il doit y avoir 5 millions de déficients auditifs.
03:45 Et puis, on deviendra tous plus ou moins handicapés avec l'âge.
03:48 Exactement.
03:49 Donc moi, depuis ma première émission que j'ai présentée,
03:54 ça s'appelait "Les amours".
03:56 Et depuis "Les amours", et bien j'ai mis,
03:58 effectivement, et je me suis battu, j'ai mis des sourds sur les plateaux.
04:03 Et puis, je me suis battu auprès de mes patrons de l'époque, du Hamel,
04:07 Michel Cotin et tout, pour que mes émissions soient sous-titrées.
04:11 Et puis, je me suis battu pour que les émissions de divertissement,
04:14 variété, jeux, soient sous-titrées.
04:16 C'est-à-dire qu'au début, si tu te rappelles bien,
04:19 il n'y avait que les infos qui étaient sous-titrées pour les malvoyants.
04:23 Malentendants, les sourds et les malentendants.
04:27 Après, il y a eu l'auto-description, comme tu le sais justement.
04:30 Mais voilà, je me suis battu vraiment.
04:32 Et aujourd'hui, toutes ces émissions-là sont sous-titrées.
04:34 Donc, 6 mois, je me suis rendu utile à un instant T pour ça.
04:38 6 mois avec ce combat pour la différence
04:42 où j'ai mis les premiers couples homosexuels sur le canapé des amours.
04:46 Quand j'ai dit ça à mes patrons...
04:50 - Il y a 30 ans, c'était pas... - Ah non, c'est une histoire de dingue.
04:52 C'est-à-dire que dans les années 90, 95, ça devait être 97,
04:56 ou quelque chose comme ça.
04:58 Donc, à peu près 25 ans, je me suis battu.
05:01 Et écoute bien ce que je vais te dire, parce que je ne l'ai jamais dit.
05:05 J'ai mes patrons qui m'ont dit à France Télévisions
05:10 "Mais on va faire des émissions spéciales homosexuelles."
05:14 Et j'ai dit "Mais on ne va pas pointer tout ça, on va mettre des gens qui sont amoureux."
05:19 On était là, pas pour pointer du doigt justement cette différence,
05:22 mais justement que ça passe en disant "Mais c'est l'amour qui sera plus fort que tout."
05:26 Exactement comme cette différence dont on parle,
05:28 où tu dis qu'il y a combien de gens différents ?
05:31 - 10 millions, 12 millions ? - Ouais, à peu près 12 millions.
05:33 Donc là, mon combat, tu te rends compte ?
05:35 Déjà, moi, avec ma tâche sur le nez, où d'un seul coup,
05:37 qu'est-ce que c'est que ce mec avec une tâche, ce grand dégueu, jeune landais ?
05:40 J'avais mes pompes jaunes, les Doc Martens à l'époque,
05:43 j'avais des reflaquettes sur les joues parce que je jouais dans une comédie musicale rock.
05:46 Déjà, il me prenait pour un fou, j'avais des pulmars supilamis.
05:49 C'était un truc de taré.
05:51 Donc voilà, pour tout te dire, c'est venu de là.
05:54 C'est incroyable de voir à quel point, dans tout ce que tu décris jusque là,
05:58 on en revient à cette tâche sur le nez qui te suit,
06:03 qui te marque au travers de ce qu'elle cristallise du regard des autres.
06:07 Sur ce truc-là, on pourrait se dire que t'es un "passeur" du regard de la différence.
06:13 C'est vrai ce que tu dis.
06:15 Ils ont fait un documentaire, un TF1 sur moi.
06:18 Yacine Limane, qui m'a dit des mots qui étaient ravageurs quand il était tout petit.
06:22 Il était quand même bien dans sa peau et même trop bien dans sa peau corporellement.
06:28 Et il dit "mais ce mec, à un moment donné,
06:31 j'ai vu sa tâche, sa différence et ce combat qu'il avait là
06:37 et ce mec, il était gamin, Slimane, tu vois,
06:39 c'est devenu un pote qui a joué avec moi dans Léométhée.
06:43 Et ça m'avait super touché parce que tu te dis,
06:45 voilà, ces enfants-là qui me regardent, j'ai pu peut-être les aider aussi.
06:51 Ce qui a été encore plus fort, pour tout te dire, dans l'évolution de la vie,
06:56 à l'âge de 10 ans, j'ai une petite sœur qui rêve qui s'appelle Marie-Laure
07:01 et à l'âge de 3 ans, on s'aperçoit qu'elle est vraiment sourde,
07:06 c'est-à-dire qu'elle a 2 ans, elle meurt, voilà.
07:10 Et là, Salim, je m'aperçois à l'âge de 10 ans qu'il y a toujours plus grave.
07:18 Il y a toujours pire.
07:20 D'où peut-être ce phénomène de renforcer, ce phénomène de positivisme
07:25 en disant "mais il y a toujours plus dur que toi".
07:30 Ma sœur, je m'aperçois qu'elle n'a pas la voix.
07:36 Donc je suis obligé d'ouvrir la mienne en ayant le timbre juste,
07:41 l'intonation juste, le regard dans les yeux,
07:47 puisque à partir du moment où, comme tu le sais,
07:49 si justement il nous manque un sens, les autres sont,
07:52 somme toute, assez exacerbés.
07:54 Grâce à ma petite sœur, c'est la voix, finalement,
07:58 qui m'a ouvert cette voix, V-O-I-E.
08:01 Et grâce à ce handicap, on en fait une force, un atout.
08:06 J'ai fait de la radio pendant très longtemps
08:09 et je m'imaginais ma sœur, elle ne peut pas écouter la radio.
08:13 Elle entend "doublerou, doublerou".
08:15 Je me suis mis à sa place, j'ai mis des bouchons dans les oreilles.
08:18 Je me suis dit quand j'étais gamin, qu'est-ce qu'elle entend ?
08:20 Pour pouvoir essayer de prendre ce timbre plus grave ou plus...
08:27 Tu vois, en fonction de l'intensité de ce que tu avais envie de faire passer.
08:30 Et puis d'articuler, d'avoir cette diction qui te caractérise aussi.
08:32 Ouais, évidemment, comme ça, n'importe qui peut,
08:37 avec l'articulation, et je faisais ça quand elle était petite,
08:42 pour qu'elle me comprenne.
08:44 Et maintenant, tu vois, 50 ans plus tard, elle a 50 ans maintenant.
08:48 Eh bien, on est unis, mais si tu savais.
08:52 Le jour où je découvre, ça c'est une révolution pour moi,
08:58 qu'on va pouvoir parler en visiophone, en FaceTime,
09:02 grâce à la technologie qui avance.
09:05 Je dis "Marie-Laure, il y a quelque chose..."
09:08 "Il y a quelque chose, c'est la révolution."
09:11 Donc, à l'époque, il y a un mari qui est sourd,
09:14 et ils ont trois filles qui ne sont pas sourdes, d'accord ?
09:17 Et je dis "mais avec ton mari, tu vas pouvoir,
09:21 et avec moi, contacter, et on va pouvoir se voir."
09:27 Là, c'est la révolution.
09:28 Donc, évidemment, premier anniversaire, premier Noël,
09:32 dès que ça sort, tu vois, les derniers smartphones,
09:37 je lui en offre un, et je lui dis "regarde".
09:40 Et donc, là, elle tombe du 15ème étage.
09:42 C'est-à-dire que,
09:43 tu t'imagines qu'il n'y avait que le son,
09:46 donc c'est impossible de lui dire "ouais, ouais, ouais".
09:48 Donc, elle, elle parle, mais toi, tu ne peux pas lui répondre.
09:50 Tu vois, quand tu es au téléphone, à l'époque.
09:52 Mais là, grâce à la visioconférence et au visio,
09:56 au FaceTime, etc.
09:57 - Il y a l'échange. - Ouais.
09:58 - Elle lit sur les lèvres.
09:59 - Mais ouais, c'est une histoire de dingue,
10:01 puisque avec cette articulation-là,
10:04 elle fait, si tu veux,
10:06 le lien entre, vu qu'elle est appareillée maintenant,
10:10 évidemment, l'appareil, il est directement sur le téléphone.
10:13 Donc, il n'y a plus tous les bruits autour, plus rien,
10:16 qui passe, un brouhaha de la rue,
10:17 poum, elle est connectée à son téléphone direct.
10:19 Et en plus, il y a l'articulation.
10:21 Et là, c'est la révolution.
10:24 Non seulement je le comprends, mais je l'ai vécu comme ça aussi.
10:26 On a découvert un usage de FaceTime, notamment
10:29 quand je suis dans la rue ou quand je veux repérer un endroit, etc.
10:33 où je suis un peu paumé ou découvrir un nouveau trajet.
10:35 Qu'est-ce que je fais ?
10:36 Hop, j'appelle un proche en FaceTime.
10:38 Je me mets le téléphone comme ça, caméra embarquée.
10:40 Et bah, vas-y, décris-moi, qu'est-ce qu'il y a autour ?
10:42 La boulangerie, elle est où ? Le machin ?
10:44 - Exactement.
10:45 - Et ce truc-là, ouais, ça a ouvert un monde fabuleux.
10:49 Tiens, tu vois, allez, transition, je ne fais pas exprès.
10:50 Boulangerie.
10:52 Tu as une histoire avec ta sœur et la boulangerie.
10:54 - Ouais, j'ai toujours été motard, donc je suis avec ma bécane,
10:57 à l'époque, mon XT600, je m'en rappelle très, très bien.
11:00 Elle est derrière moi et je lui dis
11:02 "Tiens, tu vas chercher du pain, on va voir, on va voir, on va pas comprendre."
11:06 Je dis "Marie, non, vas-y, tu vas chercher du pain."
11:09 Et non, non, non, la première fois, donc je la force pas.
11:13 La deuxième fois, la même chose, la semaine d'après,
11:17 je me réveille devant la boulangerie, je vais chercher du pain.
11:19 Non, non, non.
11:20 OK, d'accord, je la force pas, j'y vais, machin et tout.
11:23 Elle vient avec moi la troisième fois, la quatrième fois,
11:25 je lui dis "Maintenant, c'est toi qui vas."
11:26 Je lui donne un franc à l'époque.
11:30 Elle y va et elle revient en pleurant.
11:34 "La wagon brie."
11:36 Et là, c'est le drame.
11:38 Et puis, on y retourne.
11:40 La semaine d'après, non, non, non, non.
11:44 Elle était terrorisée, tu t'imagines,
11:46 c'était l'objectif de la semaine, le week-end, etc.
11:50 Et puis, un jour, elle descend et elle dit "Ouais, wagon, ouais, wagon."
11:59 Pas compris.
12:00 Et puis, un jour, elle revient avec la baguette à la main, quoi.
12:05 Elle était toute seule.
12:06 Ce jour-là, je me suis dit "Putain, mais si on se met tous ensemble
12:15 dans ce monde de tarés, on peut y arriver."
12:19 Finalement, c'est grâce à son handicap, c'est grâce à ma soeur aussi,
12:25 si quelque part, aujourd'hui, je peux parler de la différence
12:30 comme je t'en parle et que peut-être ça m'a ouvert cette voie
12:35 de bien me faire comprendre par la majorité des gens.
12:40 C'est la différence qu'il y a entre, tu vois, souvent, on pose la question
12:44 "Comment vous faites malgré votre..."
12:45 Ça, ça me saoule parce que ça ramène la différence, le handicap,
12:48 en espèce de mur qu'il faudrait franchir ou traverser sans arrêt,
12:52 en laissant ton empreinte un peu comme un dessin animé.
12:55 Je ne le vois pas du tout comme ça.
12:57 Et ce que je leur réponds, je leur dis "Je ne fais pas malgré, je fais avec."
12:59 - C'est beau ce que tu dis parce que moi, maintenant...
13:02 Tu sais, tu te rappelles de Gorbatchev, il avait cette tâche sur la tête,
13:10 sur le crâne et je me suis dit "Putain, ce mec, il a une tâche sur le crâne
13:14 et moi, j'ai sur le nez."
13:16 Et donc, ça m'a donné de la force aussi.
13:17 Tu vois, quelque part, l'air de rien.
13:19 Et moi, je me disais "Mais le mec, tu vois, avec sa tâche sur le crâne,
13:23 lui, personne ne la voit plus.
13:26 Enfin, tout le monde le sait.
13:28 Mais à aujourd'hui, moi, il n'y a plus personne qui m'en parle, quasiment.
13:33 C'est-à-dire que dans le quotidien,
13:35 ton "malgré votre nous voyant"
13:39 et là, d'un seul coup, le mec, il se fout de la merde tout seul.
13:42 Ça me ramène à ce que tu dis depuis tout à l'heure sur ta tâche,
13:45 sur tout ça, sur le regard des autres.
13:47 C'est que très souvent, mais tous les jours, j'ai cette impression
13:50 que c'est plus un handicap ou une différence dans le regard des autres.
13:55 Et je pense que cette histoire de la baguette,
13:57 c'est pour ça que je voulais qu'on en parle.
13:58 Mais ça a eu un peu le même effet sur ta sœur.
14:01 C'est-à-dire que c'est devenu tout à fait ordinaire.
14:04 Moi, l'armichède, je l'ai eu dans un bar parce que mes potes m'ont oublié.
14:08 C'est-à-dire qu'on faisait les bars à Bordeaux, machin, machin.
14:11 Et à un moment, j'étais tout seul.
14:12 Je disais "mais vous êtes où, machin, je les appelle, vous êtes où ?"
14:14 Et ils me disaient "ah putain, on est trois bars plus loin, on t'a oublié".
14:16 Et en fait, c'était pas "on t'a oublié" dans le sens "on a oublié que t'étais là",
14:20 c'est "on t'a oublié, on a oublié que t'avais besoin de notre aide".
14:22 Et ça, ce truc-là, j'étais... - Mais c'est magique.
14:25 - Ouais. - Mais c'est magique.
14:26 - Et ce truc-là, je l'ai trouvé magique.
14:27 Et là, ils sont venus me voir, "ah désolé, machin".
14:30 J'ai dit "mais les gars, c'est génial, ce que vous venez de faire, c'est juste génial, en fait".
14:44 Je vais te faire une petite confidence à ce propos.
14:47 Ma petite sœur, donc mes parents, se battent tous les jours, tous les jours, tous les jours.
14:52 Les devoirs, c'est compliqué, puisqu'il faut revoir tout ce qui s'est passé le jour même à l'école.
14:59 Mais il y a les devoirs du lendemain, plus l'orthophonie,
15:02 puisque il faut faire des progrès dans l'articulation, dans la compréhension.
15:06 Donc c'est un truc de dingue, ça n'arrête pas.
15:08 Et mes parents disent "il lui faut un métier, Marie-Laure".
15:10 Elle s'occupe de faire des petites études de dentiste, elle n'y arrive pas.
15:16 Et puis, elle commence à faire des dents et puis ça se passe bien.
15:19 Elle est dans un labo et puis ça se passe de mieux en mieux, c'est génial.
15:22 Et à l'âge de 40 ballets, elle dit "on en a marre".
15:27 Je dis "quoi, t'en as marre ?" Elle avait un métier et tout, tu vois.
15:30 Et dans les labos et tout ça, "mais ne me parle à personne".
15:34 Je ne parle à personne.
15:36 Elle était dans ses labos en train de faire de la céramique pour les couronnes, pour...
15:41 Et elle dit "je veux être caissière".
15:46 J'ai dit "pardon ?"
15:48 Dès ce coup, tu sais, caissière, hôtesse de caisse.
15:52 Et là, moi, je prends peur, on en parle avec mon frère.
15:56 Et du jour au lendemain, elle prend un poste d'hôtesse de caisse, donc caissière.
16:02 Et là, elle parle à tout le monde.
16:07 Elle a un petit badge sur sa poitrine "veuillez articuler car je suis sourde".
16:12 "Parlez-moi en face, autrement, je ne vous comprends pas".
16:15 Et maintenant, comme tu le sais, il y a des caisses lentes,
16:20 qui dit "lente" pour les personnes âgées, par exemple.
16:23 Et progressivement, elle coûte bien, parce que là, je n'en ai jamais encore parlé,
16:26 donc j'ouvre mon cœur, là, il y a 20 caisses dans ce supermarché.
16:32 Et sur les 20 caisses, il y a une caisse qui est pleine sans arrêt derrière,
16:36 où il y a la queue, c'est ma sœur, Marie-Laure.
16:39 Parce que, sans dénigrer le mot,
16:43 mais il y a les petites vieilles qui arrivent en disant "ça va Marie-Laure, comment vous allez ?"
16:48 Et elles prennent le temps de lui parler, ils prennent le temps, et il y a la queue.
16:52 Alors qu'il n'y a personne dans les autres caisses, je ne sais pas si tu te rends compte du bordel.
16:55 C'est un truc de taré, quoi.
16:56 Et là, tu te rends compte la victoire, c'est-à-dire que...
17:02 C'est un peu la star des caissières, quoi, mais ne lui dis pas,
17:07 mais c'est un truc de taré, quoi.
17:09 Ils vont tous à sa caisse "oh Marie-Laure,
17:11 mais tu te rappelles quand on était à l'école, quand on était petites et tout".
17:14 Et ils n'attendent rien, alors qu'il n'y a personne ailleurs.
17:16 C'est le monde à l'envers, alors qu'ils sont tous comme des tarés, quoi.
17:19 Pour dire "vite, vite, vite", en disant que celle-là, elle ne sait pas taper,
17:22 celle-là, elle ne sait pas scanner.
17:24 Donc, cet instant de folie où tout le monde s'agglutine à la caisse Master,
17:30 c'est la révolution.
17:32 Pour qui c'est la révolution ? Pour tout le monde.
17:35 L'incidence sur le directeur du magasin,
17:38 en plus, si tu veux, dans la mesure où il y a un handicap,
17:41 donc il a évidemment toutes les subventions,
17:45 ça light un peu par rapport à ce quota qu'il a,
17:50 donc c'est tout bénéfice pour lui.
17:51 Il y a du monde qui lui parle.
17:53 Ma frangine, prothésiste, audioprothésiste, dentaire, machin et tout,
17:58 d'un seul coup, elle parlait à des dents céramiques.
18:02 Et là, elle parle à toutes les personnes à qui elle a mis des dents quelque part.
18:06 Et puis, c'est la libération de la parole pour elle,
18:10 pour tout son entourage.
18:13 Donc, tu t'imagines cette petite pierre à l'édifice ?
18:15 Je trouve ça génial.
18:16 Donc, ça veut dire qu'à l'âge de 40 ans, elle a pris son destin en main
18:19 et que maintenant, elle est super heureuse
18:24 et que ça se passe super bien.
18:25 Je suis très, très heureux, très fier d'elle.
18:27 Les gens ne le savent pas toujours.
18:28 Le Jean-Luc Rechman, sympathique des douze coups de midi.
18:31 Ouais.
18:32 Tu as plein de gens qui ignorent que tu as tout ça derrière toi.
18:36 Les gens disent "mais d'où vous avez toute cette pêche ?"
18:38 Mais ils ne se rendent pas compte de la chance qu'on a.
18:40 De tirer de la pêche de partout.
18:42 Mais ouais, ils ne se rendent pas compte.
18:46 Je veux dire, dès que tu arrives à un pain physique, moral,
18:50 psychologique, familial, professionnel,
18:52 d'un seul coup, tu sais qu'après, tu as été heureux ou quoi ?
18:57 Non, mais c'est ça le problème.
18:59 C'est que toi, tu as perdu, d'après ce que j'ai compris,
19:02 de la vue progressivement.
19:03 Et tu te dis "c'était mieux avant".
19:05 Alors d'accord, c'était mieux avant.
19:08 Mais aujourd'hui, tu fais quoi ?
19:10 C'est bien aujourd'hui.
19:11 Non, mais tu comprends quoi ?
19:13 C'est qu'il y a un moment...
19:15 Putain, soyons heureux de ce qu'on a aussi.
19:17 Battons-nous pour les bonnes raisons et pas pour les mauvaises.
19:20 Et puis battons-nous pour l'autre et arrêtons de penser qu'à sa gueule.
19:24 Excuse-moi, je suis un peu violent dans ce cas-là.
19:25 Je crois que tout est dit.
19:27 Je crois que tu as le mot de la fin, merveille.
19:29 En tout cas, merci beaucoup pour ton partage et pour ta pêche aujourd'hui.
19:33 Merci beaucoup.
19:34 C'est un bonheur parce que des gens comme toi, ça me réconforte.
19:38 Continue à être une belle personne, à te battre pour...
19:41 Pour cette différence qui n'en est plus une, bordel.
19:45 Tu vois, aujourd'hui, 2023, on a un aveugle à la télé qui te pose des questions.
19:49 C'est super.
19:50 Je suis très, très heureux et puis très fier de t'avoir rencontré.
19:54 Tu m'apprendrais un mot en langage des signes ?
19:56 T'apprendrais à te dire merci ?
19:57 Tu mets ta main sur la bouche.
19:59 Ouais, c'est ça.
20:00 Et tu mets ta main sur le cœur.
20:01 Et là, juste ça, je sais que c'est un merci.
20:05 Et puis tu ouvres ta main.
20:06 Tu ouvres, ah oui, tu partages.
20:08 Ouais, vers l'autre pour lui dire, on est sur la même longueur d'ongle.
20:14 Par contre, à tous les sourds qui nous regardent,
20:16 si jamais je vous fais ce geste-là, ne me répondez pas, ça ne servira à rien.
20:19 C'est tout, c'est la semaine.
20:21 (rires)
20:23 Merci d'avoir regardé cette vidéo !

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