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Art et designTranscription
00:00 Bonjour à toutes et bonjour à tous.
00:02 Si vous ne les connaissiez pas, je vous présente Marie-Pierre
00:06 Grasse-Dieu, cofondatrice du Bruit du Monde, et Paolo Giordano,
00:11 un de nos deux auteurs de la rentrée.
00:14 Quant à moi, je suis Adrien Servière et on va donc vous présenter
00:18 la rentrée du Bruit du Monde, qui sera composée de deux titres,
00:22 pas plus, comme l'année dernière, deux titres qui, pour nous,
00:26 sont deux très beaux défis, des défis très différents, avec d'une
00:31 part le livre, le cinquième roman de Paolo Giordano, qui s'appelle
00:36 Tasmania et qui est traduit de l'italien par Nathalie Bauer,
00:39 et d'autre part, une nouvelle voix qu'on est très fiers de faire
00:44 découvrir aux lecteurs français, celle de Jan Groen, qui est un
00:47 auteur norvégien et qui est traduit par Marina Haide.
00:52 On commence par Tasmania, donc.
00:54 Ceux qui ont l'habitude de m'entendre parler des livres savent
00:58 que je suis, en général, assez avare en superlatif.
01:01 Mais là, il faut quand même reconnaître que ce livre-là que
01:06 vous voyez sur votre écran est un livre assez incroyable.
01:09 C'est vraiment un grand livre sur notre époque.
01:12 Alors, on va laisser Paolo en parler un petit peu, mais c'est un
01:16 livre très contemporain qui est à la fois une plongée très profonde
01:21 dans nos peurs, nos doutes, nos espoirs, qui est aussi un très
01:27 grand divertissement et qui est aussi un miroir assez fou de ce
01:32 qu'est l'expérience d'être un humain aujourd'hui dans le monde
01:35 dans lequel on vit, avec une galerie de personnages secondaires,
01:41 mais qu'on ne peut pas vraiment qualifier de secondaires,
01:43 tant ils sont importants dans ce livre-là.
01:45 On navigue entre Paris, Rome, Milan et le Japon.
01:51 Beaucoup de sujets très contemporains qui sont abordés,
01:54 beaucoup de questions qui sont posées.
01:55 Il y a même des esquisses de réponses qui sont abordées.
01:59 On va parler de tout ça, mais ce que j'aimerais te demander,
02:02 Paolo, tout d'abord, c'est quel est le point de départ de ce
02:05 livre tasmanien ?
02:06 Bonjour.
02:10 Je suis très ravi d'être ici et merci à Marie-Pierre et merci à
02:16 Adrien.
02:17 On commence avec cette nouvelle aventure, ça me semble.
02:22 Ça se fait très tasmanien.
02:24 Tasmanien, c'est aussi une façon de faire des choses dans le monde
02:31 contemporain.
02:32 Tu as utilisé un adjectif que c'était très important pour moi
02:38 pour écrire ce livre.
02:39 Je voulais écrire quelque chose, pas seulement sur la contemporanéité,
02:43 mais de très contemporain dans la façon d'adresser, de parler,
02:49 de gérer les personnages, la voix et tout ça.
02:54 Et c'est une question compliquée quand on commence à se dire qu'est-ce
03:00 que c'est le contemporain aujourd'hui ?
03:01 Comment on peut parler de ce présent qui est tellement compliqué,
03:07 qui a fait tellement de choses et où on est au milieu de plusieurs
03:14 choses, plusieurs crises qui sont les crises personnelles,
03:17 comme toujours, mais qui sont des crises aussi mondiales,
03:21 globales, assez compliquées.
03:23 J'ai trouvé le point de départ pour cette histoire ici à Paris.
03:28 J'étais à Paris le novembre 2015.
03:36 C'était le mois du Bataclan, mais c'était aussi le mois de
03:44 la conférence sur le climat, la COP21.
03:48 Et j'étais ici pour la conférence, en vrai, pour écrire sur le climat
03:54 comme journaliste.
03:56 Mais c'est assez bizarre, comme les deux événements,
04:03 après huit ans, quand j'ai commencé à penser à ce livre,
04:07 il s'était complètement divisé dans ma tête.
04:10 C'était pas comme s'il avait passé au même temps dans la même ville.
04:17 Et donc j'ai senti que c'était le point de départ de cette histoire.
04:25 Il y avait une troisième chose qui était assez personnelle dans ce
04:30 moment-là. C'était le moment dans lequel j'avais compris que je n'aurais
04:39 pas des enfants avec ma femme, des enfants entre nous.
04:45 On avait déjà des enfants, mais ils étaient à elle.
04:54 Et donc il y avait ces trois crises très différentes qui se touchaient
05:00 dans ma vie dans ce moment-là, par chance, comme on dit, par accident.
05:08 C'était la crise climatique qui n'était pas encore assez
05:14 une mode comme aujourd'hui.
05:19 C'était pas trop considéré dans ce moment-là.
05:23 Il y avait la crise terroristique qui était effrayante, vraiment.
05:28 Et il y avait cette petite crise personnelle.
05:31 Vous savez, dans la littérature, on peut mesurer les choses,
05:38 des choses qui sont très différentes et voir comment ils se touchent
05:47 dans son propre âme.
05:51 Et c'est pas évident que les crises les plus importantes ont la lourdeur
05:56 plus importante et que les plus intimes deviennent moins importantes.
06:05 Et donc Tasmania, c'est une façon de mesurer tout ça et d'en parler,
06:12 aussi d'en parler.
06:13 - Excusez-moi, c'est difficile en français.
06:17 On est effectivement très vite plongé dans un monde de crise,
06:21 à la fois collective, à la fois intime.
06:23 Et tu as fait le choix de raconter ce roman à la première personne
06:26 au jeu.
06:27 Et quand on le lit et quand vous le lirez, vous découvrirez qu'on est
06:31 néanmoins face à une oeuvre qui n'est pas de l'autofiction parce que
06:36 ça dépasse vraiment le cadre de l'autofiction et qui a une intensité
06:39 romanesque sur 400 pages qui est assez folle.
06:41 Est-ce que tu nous dirais si toi, comment tu t'y es pris pour dépasser
06:47 justement le cadre du jeu et pour aller bien au-delà et faire quelque
06:50 chose de beaucoup plus universel finalement ?
06:51 - Je n'ai pas vraiment compris ce que c'est l'autofiction parce que
06:57 dans l'écriture, tout me semble, dans l'écriture romanesque,
07:01 tout me semble personnel.
07:03 Même quand on parle dans la troisième personne de quelque chose qui a
07:07 passé 300 ans avant.
07:12 Je ne peux pas ne pas être personnel.
07:16 Je m'y réussis.
07:17 Mais c'est vrai que je ne suis pas trop intéressé à moi-même.
07:24 Je passe assez de temps avec moi-même et je suis beaucoup plus
07:32 intéressé à écouter.
07:34 C'est ce que je fais le mieux.
07:36 J'écoute beaucoup d'autres personnes parler.
07:41 Je pose beaucoup de questions.
07:42 Je fais aussi beaucoup d'interviews comme écrivain.
07:46 J'ai fait une dizaine d'interviews dans les dernières années.
07:51 Tasmania est aussi une façon de mêler différents genres d'écriture
07:58 que j'ai fait pendant les années.
08:01 Les interviews, le reportage, l'essai, le mémoire aussi.
08:07 Et je crois que l'autofiction dans le livre, s'il y en a, ça vient
08:12 d'une idée de mémoire plutôt, qui est très française aussi.
08:15 Plus qu'italien, je dirais qu'il y a une grande traduction française
08:20 aussi contemporaine avec ça.
08:22 Mais le jeu qu'utilise, j'en avais besoin surtout pour écouter
08:35 les autres et pour poser des questions qui vont du climat,
08:41 donc des questions à des scientifiques, jusqu'à en survivant,
08:48 comment on dit, survivant à Hiroshima, jusqu'à en survivant
08:58 d'Hiroshima.
08:59 C'est une façon d'être curieux et ouvert au monde qui peut être,
09:08 dans ma tête, est exactement le contraire d'une certaine
09:12 autofiction qui se sert beaucoup sur soi-même.
09:17 Non, ici, c'est plutôt une ouverture sur le monde entier.
09:21 Et oui, la littérature du monde entier, comme le bruit du monde.
09:26 - Ça, comme le bruit du monde.
09:27 Ça, pour le coup, on le ressent vraiment.
09:29 Il y a beaucoup de sujets d'actualité dans le livre.
09:32 On a parlé d'environnement, on a parlé de sécurité.
09:35 Il est aussi beaucoup question des rapports hommes-femmes et de la fin
09:41 du patriarcat abordé sous l'angle de ce narrateur qui a une quarantaine
09:45 d'années, qui vient donc d'un monde patriarcal et qui arrive dans un
09:49 monde...
09:50 - Patriarcal aussi.
09:51 Ce n'est pas fini.
09:52 - Ce n'est pas fini.
09:53 Mais en tout cas, il y a quand même un mouvement.
09:55 Est-ce que tu nous en dirais un peu plus là-dessus ?
09:58 - C'est vrai que le livre couvre des années très, très précises qui vont,
10:06 comme je dis, de la fin de 2015 jusqu'au début de 2020, parce que c'est
10:13 le début de la pandémie.
10:15 Et je ne voulais pas parler de pandémie, je voulais juste avoir le sentiment
10:20 vif de la pandémie, mais pas parler de ça.
10:25 Et entre dans ce période-là, il y a eu aussi le moment de #MeToo.
10:32 C'était 2017, je crois, si je me souviens bien.
10:37 Weinstein et tout ça.
10:40 Donc, on peut discuter si ça a été un vrai changement, un fausse
10:49 changement, un maquillage.
10:52 Si, je ne sais pas, c'est difficile à mesurer, je crois.
10:59 C'est vrai que je prends une perspective assez différente dans le livre,
11:06 qui est la perspective de ce qui a passé dans les sciences et dans
11:12 l'académie et qui est prescriant.
11:15 Prescriant est passé à propos du patriarcat et aussi du harcèlement,
11:23 comment on dit?
11:24 Harcèlement dans l'académie et dans la science.
11:28 Et c'est déjà une chose assez intéressante à voir.
11:33 Il y a eu des mondes qui sont restés exactement comme ils étaient.
11:38 Et il y a pas mal de masculisme, je ne sais pas comment, aussi dans les
11:49 sciences et dans l'académie.
11:50 Mais je voulais aussi faire un peu un portrait des différentes
12:01 générations entre ça.
12:02 Parce que c'est vrai que ce que je vois entre mes copains, mes amis,
12:10 les gens de 40 ans, est très différent et une vision assez différente de
12:16 celle que je vois dans les gens de 25 ans et que je vois toujours quand
12:24 j'enseigne, quand je travaille comme professeur.
12:28 Et c'est assez différent aussi des gens qui ont 50 ans aujourd'hui.
12:36 Et donc c'est quelque chose qui passe assez vite.
12:40 C'est un changement et c'est intéressant aussi.
12:43 C'est aussi un peu drôle de voir des situations qui passent.
12:50 Le personnage du livre, il parle de Marie Curie dans un certain
13:01 moment.
13:02 Et il y a cette jeune fille dans la classe qui lui dit "ah bon, ça
13:07 serait mieux de ne pas l'appeler avec le nom du mari".
13:12 Ça m'est passé vraiment un jour et j'étais un peu troublée dans ce
13:18 moment-là parce que pour moi c'était naturel de l'appeler et je n'y
13:24 avais jamais pensé.
13:25 Donc il y a des petites choses qui viennent aussi de la génération
13:30 de la plus jeune qui remisent vraiment avec des petites choses,
13:34 remis complètement en discussion toute ta vision de la vie.
13:42 Donc la vraie question c'est, on est prêt ou on n'est pas prêt à changer
13:49 cette vision des choses qu'on croit connaître.
13:53 Merci Paolo.
13:56 Donc il y a beaucoup de sujets sérieux dans ce livre.
14:00 Merci.
14:00 Il y a donc beaucoup de sujets sérieux dans ce livre mais croyez
14:09 moi on passe quand même vraiment un sacré moment en le lisant.
14:13 Juste pour vous donner un ordre d'idée, il est sorti en Italie en fin
14:15 d'année dernière.
14:16 La presse italienne pour ce livre a comparé Paolo à Albert Camus.
14:20 D'autres ont dit que c'était le plus grand livre italien de ces
14:23 dernières années.
14:24 D'autres ont dit que c'était le livre définitif sur ce qui se passe
14:27 dans le monde.
14:28 Bref, allez-y vous ne perdrez pas votre temps à lire ce livre-là.
14:31 J'aimerais juste tirer un petit mot sur le fait que Paolo,
14:34 effectivement, ce qui est extraordinaire dans ton livre c'est
14:38 que tu nous amènes à trouver toutes les nuances sur des sujets qu'on
14:41 n'arrête pas de nous présenter sous une forme manichéenne et que rien
14:45 que pour ça ce livre est un régal.
14:46 Et comme l'a dit Adrien, en fait on le suit de bout en bout et jusqu'à
14:50 la destination finale qui pourtant n'est pas drôle.
14:53 Mais merci en tout cas.
14:56 Et bravo à Nathalie Bauer qui l'a traduit.
14:58 Alors une nouvelle voix au catalogue du Bruit du monde,
15:01 effectivement, Jan Groen, cet auteur norvégien qui n'avait encore
15:05 jamais été traduit en français alors qu'en Norvège il est déjà
15:08 très reconnu.
15:09 Il a presque 40 ans, deux romans, des nouvelles, des essais à son actif.
15:13 Mais c'est par ce récit "Ma vie ressemble à la vôtre" qu'il a été
15:17 connu dans le monde entier.
15:18 Et j'ai eu la chance l'été dernier de pouvoir le lire en anglais grâce
15:22 à son éditeur américain qui a un magnifique catalogue,
15:24 "Farrar, Strauss and Gervaux".
15:26 Et donc je ne m'attendais pas du tout à cette expérience parce que ce livre
15:30 est une véritable expérience.
15:31 Donc comme je vous le disais, c'est un récit et c'est un récit
15:35 totalement autobiographique.
15:38 Jan Groen raconte comment à presque 40 ans, alors qu'il vient de devenir
15:44 père, qu'il est donc cet écrivain reconnu en Norvège, il croise une
15:49 prof qu'il a eue au collège et qui a du mal à dissimuler sa surprise
15:53 de le voir encore en vie.
15:54 Alors pourquoi ?
15:55 Parce que cet homme, quand il était enfant, vraiment très,
15:58 très jeune, on lui a diagnostiqué une myopathie dégénérative et les
16:03 autorités médicales avaient déclaré qu'il devait mourir à l'âge d'une
16:06 vingtaine d'années.
16:07 Donc comme vous l'avez compris, il a dépassé toutes les prédictions
16:12 scientifiques.
16:14 Et encore une fois, c'est le moment où le récit commence et où il va
16:18 vous inviter finalement à faire l'expérience de cette vie,
16:22 passer dans ce corps qui, contrairement à ce que dit son titre,
16:24 n'est pas véritablement comme le vôtre ou le mien.
16:27 Il se déplace principalement en fauteuil, même s'il peut se mouvoir
16:32 sur des béquilles difficilement.
16:33 Pourtant, ce que vous allez ressentir, je crois, d'emblée,
16:36 c'est qu'à l'intérieur de ce corps, on désire très fort, on rêve,
16:41 on voyage, on apprend.
16:45 Et donc il dit souvent qu'il a la chance d'être le fils de deux
16:48 universitaires extraordinaires qui l'ont accompagné, qui se sont
16:52 battus avec lui.
16:53 Mais c'est avant tout un chemin, un chemin intellectuel, un chemin à
17:00 travers le monde qu'on découvre.
17:02 Et ce que je voudrais vous dire, c'est que finalement, il a inventé,
17:06 pour vous raconter tout cela, une langue unique qui est faite
17:10 de sensations, qui est un texte très sensible, presque un journal,
17:14 un journal d'une existence, mais qui est enrichi de nombres,
17:19 de bouts de documents qui ont aussi habité sa vie,
17:23 notamment les rapports médicaux qui le suivent depuis son enfance,
17:26 mais aussi des extraits de pensées de philosophes qui comptent beaucoup
17:30 pour lui, ou de sociologues.
17:32 Je pense à Goffman, mais aussi à Foucault.
17:34 Mais la façon dont il le fait, dont il le dose, j'ai envie de dire,
17:38 fait qu'il est sincèrement, je pense, impossible de résister à
17:43 cette narration et que tout en vous proposant effectivement de
17:46 faire l'expérience de ce corps et aussi, bien évidemment, des
17:50 obstacles qu'il va rencontrer, de ses empêchements, vous allez,
17:53 je crois, vous poser la...
17:55 en être amené à vous...
17:58 à repenser à votre propre corps et à ses limites qu'on ne cesse
18:02 de dépasser.
18:03 Et c'est en sens là qu'il a, je crois, écrit un texte très
18:07 universel qui vient nous amener à reconsidérer un peu notre place
18:11 dans le monde,
18:12 celle qu'on se choisit en réfléchissant au poids de la norme,
18:18 au poids des conventions sociales.
18:20 C'est aussi l'histoire d'un amour, parce que je vous disais au début
18:23 que quand le récit commence, on comprend que cet homme vient
18:27 de devenir père, mais c'est avant tout sa grande histoire d'amour
18:30 avec la mère de cet enfant, Ida.
18:32 Voilà.
18:33 Et on est très, très heureux, un peu émus de le partager avec vous
18:37 pour cette rentrée.
18:39 Et on pense que ces deux écrivains vont très bien ensemble parce
18:43 qu'il y a des échos étonnants.
18:44 Effectivement, c'est la chance de publier un roman et un récit,
18:46 mais ils réfléchissent tous les deux magnifiquement à la condition
18:49 humaine.
18:50 Bravo à eux.
18:51 - C'est déjà terminé ?
18:55 - On peut peut-être rester un peu plus, mais je pense qu'il y a des gens
18:59 qui attendent.
19:00 Merci à tous.
19:01 Bon après-midi et bonne lecture.
19:02 Merci.
19:03 (Applaudissements)
19:03 (...)