Jacques Dallest a exercé pendant 44 ans dans la justice, occupant divers postes dont juge d'instruction, procureur de la République et procureur général. Spécialisé dans les affaires sensibles et les cold cases, il a contribué à l'ouverture du premier pôle français dédié aux affaires non élucidées. En 44 ans de carrière, il a pu notamment travailler sur des affaires notables telles que l'assassinat du préfet Érignac et l'affaire Maëlys qui clôturera son parcours. Il est venu partager les ficelles de son métier et sa passion pour la résolution d'énigmes criminelles dans laquelle il souligne l'importance du lien humain.
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AmusantTranscription
00:00 En général, un crime de sang, quand on a un corps,
00:03 on le résout dans les 8 jours qui suivent.
00:06 En moyenne, si le temps commence à passer,
00:08 les mois commencent à passer, on s'achemine vers un "call case".
00:11 J'étais magistrat pendant une quarantaine d'années.
00:15 J'ai démarré en étant juge d'instruction pendant 10 ans,
00:18 où là j'étais très directement en confrontation avec des personnes mises en cause,
00:22 des vipeurs présumés, des assassins, des trafiquants de drogue.
00:26 J'ai rencontré des gens pervers, des manipulateurs,
00:28 des malfaiteurs durs mais qui pouvaient être aussi intéressants,
00:32 toutes sortes d'individus, des pères insécuritaires, des glauques.
00:35 Ensuite, j'ai été procureur de la République pendant une quinzaine d'années,
00:38 dans deux endroits un peu marquants,
00:39 la Corse avec Ajaxio où j'étais en poste, et Marseille.
00:42 J'ai été également avocat général de cour d'assise.
00:46 J'ai terminé en 2022 avec l'affaire du procès de Nordal-Lelandais,
00:51 accusé de la petite Maëlys.
00:53 C'était mon dernier procès, une affaire marquante qui a duré 3 semaines
00:56 et qui a été, après d'autres, beaucoup d'autres affaires malheureusement terribles,
01:01 la fin de cette carrière.
01:03 Et ça m'a appris beaucoup sur la nature humaine.
01:05 J'expliquais dans plusieurs livres, c'est que n'importe qui,
01:07 on le voit tous les jours, peut basculer dans le crime.
01:09 Le crime, ce n'est pas réservé à certains individus,
01:12 comme on pourrait le croire, mais ça peut vous tomber dessus.
01:15 Et ça, ça a été une chose importante que j'aime bien évoquer
01:17 parce qu'on a toujours l'impression que le criminel, c'est le monstre,
01:20 c'est quelqu'un qui ne vous ressemble pas, alors que non,
01:23 c'est quelqu'un d'ordinaire.
01:25 Et ça, ça veut dire que la société, elle est faite de gens
01:27 qui, à un moment, ont des ruptures, des passages à l'acte,
01:31 ça peut arriver à tout moment.
01:32 Certains, complètement impulsifs, d'autres, plus réfléchis.
01:36 Et ça, avec la psychologie, la psychiatrie, on apprend beaucoup sur l'être humain
01:40 et c'est ce que j'ai trouvé très intéressant.
01:42 Tout à l'heure, vous parliez de scènes de crimes.
01:43 Quelle a été celle qui vous a le plus marquée ?
01:45 J'ai vu des dizaines et des dizaines et des dizaines de cadavres.
01:50 J'ai été sur des monstres d'enfants par leurs pères dans des maisons.
01:54 J'ai été sur l'assassinat d'un préfet de la République
01:58 dans une mare de sang sur un trottoir d'Ajaccio.
02:01 Je me souviens d'une tuerie qui s'est passée en 2009, je crois,
02:06 ou 2010, à Marseille, où cinq jeunes étaient dans une voiture
02:11 et arrivaient sous un pont, c'était en pleine nuit.
02:13 Une bagnole et une moto sont arrivés à leur côté
02:15 et ils se sont fait tirer dessus à la Kalachnikov, au fusil de chasse.
02:18 Il y a eu trois morts et deux blessés graves dans la voiture.
02:21 Donc, il aurait pu même y avoir cinq morts.
02:22 Deux en sont échappés.
02:24 J'ai le souvenir des corps qu'on a sortis de la voiture.
02:27 La tête d'une des victimes heurtant le sol, ça fait un drôle de bruit.
02:33 J'ai aussi le souvenir d'un jeune qui avait été tué
02:35 dans un règlement de compte à la place passager avant.
02:39 Parce qu'il y a un certain nombre de règlements de compte
02:41 où l'auteur tue la personne dans le dos.
02:43 Dans la voiture, ils font un tour, souvent des gens qui se connaissent
02:45 et puis il y en a un qui a été exécuté.
02:47 Et les auteurs ont mis le feu à la voiture.
02:49 Donc, le passager est mort d'une balle en pleine tête,
02:52 mais on a retrouvé carbonisé dans le véhicule.
02:54 Et les pieds de cette victime étaient soudés par le plastique fondu de la voiture.
03:01 Donc, il a fallu couper les chevilles avec des grosses tonailles,
03:05 vous savez, de matériel de désincarcération des pompiers,
03:08 pour sortir le corps parce qu'il était collé.
03:11 Crac ! J'ai le souvenir encore.
03:14 Pour extraire le corps.
03:15 Oui, des choses comme ça, très sordides.
03:19 Des détails terribles, mais qui sont aussi ceux d'une scène de crime.
03:23 Parce que souvent, on dit un crime, on pense à quelque chose de bien propre,
03:26 mais non, c'est aussi ça la réalité.
03:29 Je dis toujours, un crime, ce n'est pas un concept.
03:31 C'est une réalité tangible, matérielle.
03:33 Et ce n'est pas toujours très heureux.
03:35 Quelle est l'anecdote la plus improbable de votre carrière ?
03:38 Je ne sais pas, quelque chose de très inattendu qui a pu se produire,
03:41 que vous n'auriez pas pensé possible et qui est arrivée.
03:44 Je l'avais rencontré dans mon premier bouquin, un détail sordide, là encore,
03:50 d'une scène de crime dans une rue.
03:51 Je pense que ça devait être un règlement de compte.
03:53 Un type qui avait été flingué avec une arme lourde.
03:56 Et pas très loin du corps, parce qu'on gèle,
03:59 il y avait un morceau de calotte crânienne de ce monsieur.
04:03 Et je vois arriver un corbeau qui a pris le morceau et qui est parti.
04:07 C'est terrible.
04:08 Enfin, oui, petits détails sordides, c'est pour montrer que finalement,
04:13 on essaie de tout contrôler et qu'on se retrouve avec un truc incroyable.
04:19 C'est ça aussi la réalité.
04:21 C'est des choses bassement concrètes.
04:24 Puis après, moi, j'ai une faculté d'oubli assez facile.
04:27 C'est-à-dire qu'au bout d'un moment, il ne faut pas que ça vous obsède.
04:29 Si chaque affaire, si vous avez un cerveau qui se stratifie avec des affaires,
04:33 vous n'en sortez plus.
04:34 D'après vous, quels sont les traits de caractère qu'il faut avoir
04:37 pour exercer ce métier de la meilleure des manières,
04:39 que ce soit des défauts ou des qualités ?
04:41 Vous êtes un professionnel, on attend de vous un acte professionnel.
04:45 On n'attend pas de vous que vous pleuriez avec les personnes frappées par quelque chose,
04:49 mais que vous ayez un minimum d'empathie.
04:51 Il faut à la fois faire son métier avec une forme de froideur nécessaire,
04:55 pour bien analyser, voir quel est votre rôle,
04:58 sans non plus tomber dans une espèce d'approche trop technique,
05:02 trop froide, trop clinique des choses.
05:04 Le danger, mais c'est valable pour tout métier, c'est qu'on peut banaliser tout ça.
05:08 On en voit tellement, un policier, un gendarme,
05:11 ils voient tellement de choses, de problèmes,
05:13 un médecin, il voit tellement de cas qu'au bout d'un moment,
05:15 il peut oublier la souffrance humaine, la souffrance physique ou psychologique.
05:19 Il y a des choses qu'on supporte plus avec le temps qu'on ne les aurait supportées au début.
05:23 J'ai vu beaucoup de cadavres.
05:25 Les premières fois que j'ai vu un cadavre, j'étais choqué, mais comme tout le monde.
05:28 Un cadavre, ce n'est pas forcément même ce qu'on montre dans les fictions.
05:31 Ça peut être pire que ça.
05:33 Et puis au fil du temps, prendre la distance.
05:36 Pourquoi est-ce qu'il y a des affaires qu'on n'arrive pas à élucider ?
05:39 Est-ce que d'après vous, c'est dû à un manque de moyens financiers, humains,
05:42 peut-être de défaillance aussi dans le système judiciaire ?
05:45 Comment vous expliquez ça aujourd'hui ?
05:47 En général, un crime de sang, quand on a un corps,
05:50 on le résout, on va dire, dans les huit jours qui suivent, en moyenne.
05:55 Ça peut être quinze jours, ça peut être trois semaines.
05:57 Si le temps commence à passer, les mois commencent à passer,
06:00 on s'achemine vers un cold case.
06:01 Pour certaines, il y a des affaires qui sont, encore une fois, non solutionnées depuis 30 ans.
06:05 C'est là qu'il y a un problème.
06:07 Et il se peut très bien aussi que l'affaire ne soit jamais résolue.
06:09 Le cold case, il n'y a pas de définition réelle.
06:12 Maintenant, en droit français, parlons plutôt de crime non élucidé.
06:15 Ce n'est pas n'importe quelle affaire, il s'agit de crime,
06:17 c'est-à-dire essentiellement des meurtres et des viols.
06:20 Un cambriolage, ce n'est pas un cold case.
06:22 Beaucoup ne sont pas élucidés, les cambriolages.
06:24 On parle de crime, c'est-à-dire les affaires les plus graves que le code pénal punit.
06:29 Il y a plusieurs catégories de cold case.
06:32 Il y a les affaires toujours en cours, pour certaines des années.
06:35 Par exemple, la tuerie de Chevaline, 2012,
06:38 quatre personnes tuées en Haute-Savoie, l'affaire est toujours en cours.
06:40 L'affaire du petit Grégory, 1984, toujours en cours.
06:43 Il y a d'autres catégories de cold case.
06:45 Il y a les affaires qui ont été classées, clôturées, après enquête,
06:48 mais malheureusement, pas d'auteur identifié.
06:51 Et certaines de ces affaires peuvent être rouvertes s'il y a un élément nouveau.
06:55 Et donc, il faut exhumer un dossier et éventuellement le retravailler
06:58 pour avoir de nouvelles pistes.
06:59 Et l'élément nouveau peut être la révélation d'un ADN, justement.
07:03 Et puis dans les cold case, moi je range aussi une catégorie,
07:06 et je consacre d'ailleurs deux chapitres à la question,
07:08 qui est vraiment un gros sujet,
07:10 parce que ça touche beaucoup, beaucoup de monde,
07:11 les disparitions inquiétantes.
07:13 Tous les jours, des personnes disparaissent en France.
07:15 On estime entre 50 et 70 000 personnes qui disparaissent chaque année,
07:20 mais qui réapparaissent très vite.
07:21 Et dans le lot, il y a plusieurs milliers de personnes qui ne réapparaissent pas.
07:24 Alors le problème de la disparition,
07:26 c'est qu'on a le droit de disparaître volontairement.
07:28 On peut disparaître après s'être suicidé.
07:31 On ne retrouve pas votre corps.
07:32 Jeter à l'eau, jeter dans un ravin,
07:35 on peut disparaître par accident.
07:37 Vous vous promenez en montagne, vous glissez,
07:38 on ne retrouve pas votre corps, c'est un accident.
07:40 On peut disparaître par mort naturelle.
07:42 Vous vous promenez, crise cardiaque,
07:45 on tombe, et puis votre corps il disparaît.
07:47 Et on peut disparaître, évidemment, aussi par mauvaise rencontre.
07:51 La personne a été enlevée, séquestrée, a été tuée.
07:54 La petite Maëlys, elle était dans une fête de mariage,
07:57 et à 3h du matin, Norda Le Landais l'enlève et puis va la tuer.
08:01 Et puis la petite Estelle Mouzin disparue,
08:04 on sait que maintenant, c'est Fourniret qui l'a enlevée.
08:07 C'est le propre de ses enfants,
08:09 où là, la disparition peut être très inquiétante.
08:11 Et on a aussi un certain nombre de jeunes femmes,
08:14 comme ça, qu'on a retrouvées.
08:15 Alors, si on les retrouve mortes,
08:17 c'est qu'on sait que c'est bien un crime,
08:18 mais on a beaucoup de personnes qui ont disparu,
08:21 des hommes et des femmes,
08:22 sans qu'on ait jamais retrouvé leur corps.
08:24 Et comme on ne peut pas identifier la cause,
08:26 puisqu'on n'a pas de corps,
08:28 ces affaires-là, un certain nombre peuvent être rangées
08:32 dans la catégorie des "cold case".
08:33 Les crimes de sang, actuellement,
08:37 ces dernières années, c'est entre 850 et 950 par an.
08:41 Il faudrait rajouter à ces crimes de sang
08:42 un certain nombre de disparitions criminelles,
08:44 mais celles-là, on ne peut pas les quantifier par définition.
08:46 Et peut-être même quelques meurtres, quelques infanticides,
08:49 ça peut arriver que personne n'a révélé.
08:52 Et sur ce nombre-là,
08:54 on estime à peu près 80% le taux de résolution.
08:58 C'est-à-dire que 8 crimes sur 10 sont résolus,
09:00 c'est-à-dire qu'on a l'auteur très vite.
09:02 C'est le cas des féminicides, des crimes conjugaux,
09:05 où le mari tue sa femme et on l'arrête tout de suite,
09:08 ou on l'identifie assez vite,
09:10 ça peut être une bagarre mortelle à la sortie d'une discothèque.
09:14 La plupart des crimes sont résolus très vite.
09:16 Pourquoi ? Parce que l'auteur ne se dissimule pas,
09:19 ou a laissé des traces, ou il y a des témoins.
09:21 Mais il y a un certain pourcentage de crimes non résolus.
09:24 Ça peut faire entre 100 et 150 affaires non élucidées chaque année,
09:28 vous multipliez ça par plusieurs années.
09:30 En déduisant les règlements de compte,
09:31 ça fait quand même un certain nombre de personnes
09:34 qui ont été tuées sans qu'on retrouve les auteurs.
09:37 Dans ce chiffre-là, forcément il y a des crimes difficiles à résoudre,
09:40 parce qu'il y a deux situations qu'on rencontre
09:43 quand on a un corps, un cadavre.
09:45 Soit le cadavre est retrouvé dans une pièce,
09:47 une maison, un appartement,
09:49 et on sait que le crime a eu lieu dans cet espace,
09:52 donc on peut espérer que l'auteur a laissé des traces.
09:54 C'est plus simple à résoudre ces affaires-là
09:56 que le cadavre retrouvé en pleine nature,
09:59 qui a pu être souvent abandonné, jeté là,
10:02 dans la forêt, dans la mer,
10:05 dans un fleuve, dans une rivière,
10:07 où là, il est fort probable que le meurtre n'ait pas eu lieu là,
10:11 mais que simplement l'auteur ait amené le cadavre pour le dissimuler.
10:15 Et là, ce qu'on appelle la scène de crime, elle est complexe.
10:18 La première situation, c'est un lieu clos, c'est assez facile.
10:21 Par contre, quand on retrouve un corps en pleine nature,
10:23 c'est plus compliqué de savoir jusqu'où on doit geler la scène de crime,
10:27 parce que peut-être qu'un mégot,
10:28 mais des mégots dans les forêts, vous allez retrouver des milliers.
10:31 Vous retrouvez un corps sur une plage, dans une rue,
10:33 compliqué de savoir où on doit arrêter la scène de crime.
10:36 Et donc, cette deuxième configuration est plus propice à des colcages,
10:40 parce qu'on peut avoir du mal à trouver des indices.
10:42 Et puis, il peut y avoir aussi, évidemment, des négligences,
10:45 cette fois humaines,
10:47 des maladresses, des oublis,
10:50 par les enquêteurs qui n'ont pas prélevé des indices.
10:52 Parce que l'infiniment petit peut être la clé de l'affaire.
10:56 Le plus connu, c'est l'assassinat du petit Grégory en 1984.
11:00 L'affaire est toujours en cours.
11:02 38 ans après, 1984, on ne connaissait pas l'ADN.
11:05 Et cette affaire aurait été sans doute résolue
11:07 si, à l'époque, on avait connu cette technique.
11:10 Les enquêteurs ont peut-être une idée des auteurs,
11:12 je ne sais pas s'ils sont toujours vivants,
11:13 mais pour le prouver, et ça, c'est un problème.
11:16 Il m'est arrivé d'instruire des dossiers où j'avais des suspects,
11:19 dont je pouvais penser qu'ils pouvaient être le ou les auteurs,
11:23 mais je n'avais pas de quoi le démontrer dans le dossier.
11:25 Vous voyez, il suffit de peu de choses.
11:26 Et au final, ça peut se traduire par des crimes non élucidés.
11:29 C'est un problème parce que l'auteur,
11:30 il a peut-être pu commettre d'autres crimes.
11:32 C'est un problème pour la famille de la victime,
11:34 mais aussi avec le risque que le type commence à commettre d'autres crimes.
11:37 Et comment annonce-t-on à une famille
11:39 qu'un dossier va être clôturé sans être élucidé ?
11:42 Alors ça, c'est une vraie revendication,
11:44 une demande des familles, mais depuis longtemps.
11:46 Souvent, elles reprochent à la justice de ne pas les tenir au courant,
11:49 de jamais les recevoir.
11:51 Et un jour, ils reçoivent un papier disant qu'il y a un non-lieu,
11:54 que l'affaire est clôturée.
11:54 Et ça, c'est insupportable.
11:56 Ça arrive qu'un juge, à un moment, convoque la famille,
11:58 leur dise "écoutez, je mets fin à l'enquête parce qu'elle dure depuis plusieurs années,
12:02 mais on est dans une impasse, on a vérifié toutes les pistes".
12:05 Et ça, les familles ont beaucoup de mal à accepter.
12:07 Pour elles, la clôture d'un dossier,
12:08 ça veut dire qu'on enterre l'affaire définitivement,
12:10 ce qui n'est pas vraiment le cas.
12:11 Parce qu'une affaire peut être clôturée, mais elle peut être rouverte.
12:14 Mais je comprends et je pense qu'aujourd'hui, on ne peut plus clôturer des dossiers,
12:19 même s'ils n'avancent pas, il faut les garder ouverts pour laisser un espoir.
12:22 Quel est l'impact du cold case sur la santé mentale ?
12:24 En tant que professionnel, est-ce qu'on arrive vraiment à accepter
12:27 qu'une affaire ne puisse être élucidée ?
12:29 Je pense qu'il est bon de se passionner pour son métier et de ses affaires,
12:32 mais il faut faire attention.
12:34 Je pense qu'il est sain de garder un peu de recul vis-à-vis des choses,
12:37 vis-à-vis des personnes, sur vous-même aussi.
12:39 Parce que si vous vous donnez un corps perdu dans une affaire,
12:41 vous perdez un peu la lucidité.
12:43 On a tous le risque de ce qu'on appelle l'effet tunnel.
12:46 On a une idée, c'est forcément le crime,
12:48 il est forcément quelqu'un qui a tué parce qu'il voulait voler,
12:51 puis peut-être qu'on se trompe.
12:53 Il faut vraiment se méfier de ces a priori.
12:55 On a vu des enquêteurs assez obsédés par leur dossier,
12:57 je peux comprendre, des policiers, des gendarmes.
12:59 Une affaire peut vous envahir, bien sûr, psychologiquement.
13:02 Tout ce qui touche les enfants, ça peut être terrible.
13:04 Tout le monde s'en concernait, et là, c'est sans doute les plus durs.
13:08 Des jeunes personnes qui ont été massacrées dans des conditions terribles.
13:11 Vous devez essayer de garder ce recul.
13:15 On a vu des enquêtes, de façon exceptionnelle,
13:18 qui ont été sabotées par des enquêteurs qui ont donné des gifles en garde à vue,
13:23 par des individus désagréables.
13:25 Surtout pas, il faut garder son sang-froid,
13:27 parce que vous n'êtes pas là pour juger la personne,
13:29 il faut la faire parler simplement.
13:31 Donc si vous commencez à lire cet espèce de salopard, etc.,
13:34 ce n'est pas bon.
13:34 Donc ce rapport humain, il existe,
13:36 mais il doit passer après votre démarche professionnelle.
13:40 On parle de beaucoup de choses sordides,
13:41 mais j'imagine qu'il y a quand même eu des bons souvenirs dans votre carrière,
13:44 si on peut parler comme ça.
13:46 Quel est le meilleur souvenir que vous avez en tête aujourd'hui,
13:49 quand vous regardez en arrière sur toutes les années dans lesquelles vous avez exercé ?
13:52 Je me souviens d'avoir rencontré Annecy, un monsieur dans la rue,
13:56 qui m'a apostrophé.
13:57 « Ah, monsieur le juge ! »
13:57 C'était des années avant, il avait été mis en examen dans mon cabinet,
14:01 comme j'étais juge d'instruction, pour une affaire de vol, cambriolage.
14:06 Il nous a dit « tiens, il va vouloir me prendre à partie ».
14:09 Puis finalement, c'était pour me remercier, vous voyez.
14:11 Et puis en fait, il me dit « ah mais, vous m'aviez mis en prison, ça m'a été utile,
14:15 depuis je me suis réinséré, j'ai une vie… »
14:18 Je trouvais ça sympa, quoi.
14:19 Et puis des belles rencontres, avec des avocats,
14:21 avec des enquêteurs formidables, avec des familles,
14:24 des gens vraiment qui avaient une humanité
14:27 qui n'étaient pas uniquement dans la vengeance,
14:29 alors qu'ils avaient subi des drames affreux.
14:31 Quelle est l'affaire sur laquelle vous auriez rêvé de travailler ?
14:34 J'aurais beaucoup aimé être à Marseille,
14:36 mais j'avais quitté Marseille deux ans avant,
14:38 sur le crash de la Germanwings.
14:40 Ce n'est pas un accident, c'est le copilote qui a précipité l'avion
14:44 et qui a tué 149 personnes.
14:46 On est sur 149 assassinats.
14:49 C'est une affaire assez exceptionnelle, j'aurais aimé être là.
14:52 Puis j'aurais aimé être aussi présent sur l'attentat de Charlie,
14:55 ou le Bataclan, en tant que procureur.
14:56 Ça, c'est des moments extrêmement forts dans une carrière.
14:59 Ou sur l'attentat de Nice, ou sur 2 km, 2,5 km, vous avez des corps.
15:04 Là, on est dans l'affaire Puissance 10,
15:07 et à titre professionnel, ça m'aurait beaucoup intéressé.
15:10 En 2012, vous aviez co-signé une tribune dans Le Monde
15:13 pour alerter de l'abandon de la lutte contre la corruption.
15:16 Onze ans plus tard, est-ce que cette tribune serait toujours d'actualité ?
15:19 Il faut lutter contre les criminels,
15:20 mais lutter aussi contre les délinquants en col blanc,
15:23 qui peuvent être des hommes politiques, des chefs d'entreprise et autres,
15:26 qui font du mal à la société.
15:27 Et c'est ce que prévoit la loi, ce n'est pas uniquement les délinquants classiques.
15:31 Le délinquant, ce n'est pas toujours l'autre.
15:32 On peut dire que le délinquant, c'est le voleur à l'arraché,
15:34 c'est le voleur de voiture.
15:35 Oui, mais ça peut être vous-même qui avez détourné de l'argent,
15:38 qui avez été corrompu,
15:40 mais comme par hasard, vous n'avez pas l'impression d'être un délinquant.
15:42 Donc, la justice se doit d'appliquer la loi à tous de la même manière.
15:46 Il ne faut surtout pas abandonner le terrain de la lutte contre la délinquance financière,
15:51 parce qu'elle fait beaucoup de dégâts.
15:53 C'est la société qui en est victime.
15:55 Donc, il ne faut pas lâcher.
15:56 Maintenant, il y a des juges spécialisés sur ces affaires financières,
15:59 et c'est une bonne chose.
16:00 Est-ce que vous, à titre personnel, on a déjà essayé de vous corrompre,
16:02 de vous acheter au cours de vos affaires ?
16:05 Peut-être des gens qui étaient dans votre ligne de mire,
16:07 qui ont essayé de vous faire basculer ?
16:10 Non.
16:10 Alors, personne ne m'a jamais proposé quoi que ce soit.
16:13 Je crois qu'aucun de mes collègues non plus.
16:15 Vraiment, je le dis fermement,
16:19 il n'y a pas de corruption de la justice en France.
16:20 Alors, il a pu y avoir isolément des magistrats qui ont été tentés,
16:25 mais ce n'est pas dans les habitudes françaises.
16:27 Les gens font leur métier.
16:29 D'ailleurs, il suffit de voir le train de vie des magistrats
16:31 pour voir qu'ils ne roulent pas en Porsche ou en Ferrari pour la plupart.
16:34 Et je n'ai jamais été vraiment sollicité dans ce sens-là.
16:38 Comme si justement tout le monde savait que ça aurait pu être grave pour la personne,
16:41 sinon elle commet un délit de tentative de corruption.
16:44 Je ne veux pas dire par là qu'aucun juge n'a été épargné par ça.
16:47 Moi, ça ne m'est jamais arrivé.
16:48 Et finalement, ça prouve que les choses sont assez saines.
16:52 Si ça devient une pratique habituelle, comme dans certains pays,
16:55 le bacchiche, le pourboire, c'est pas bon, et ce n'est pas le cas.
16:58 Est-ce qu'à contrario, vous avez déjà reçu des menaces envers vous ou votre famille ?
17:02 Oui, j'ai eu quelques menaces, mais rien de sérieux.
17:05 J'ai eu une fois un type qui m'a écrit à plusieurs reprises,
17:07 un gars que j'avais incarcéré des années auparavant à Lyon et qui m'en voulait.
17:10 J'étais le responsable de ses malheurs.
17:13 Il m'a écrit deux, trois fois, puis après, je n'ai plus de nouvelles.
17:16 On se dit toujours, est-ce que le type, un jour, peut vous attendre à la sortie du palais ?
17:20 Et puis il focalise sur ça.
17:21 On est en train de juger en ce moment un individu qui a tué
17:24 trois directeurs de ressources humaines, l'affaire Fortin.
17:26 Il a focalisé sur des personnes qui n'ont rien à voir avec ces déboires.
17:29 Il les a tuées.
17:30 Ce sont des gens qui sont obsédés par ça.
17:33 Après l'assassinat du préfet Rignac,
17:35 j'ai eu trois gardes du corps pendant peut-être bien durer six mois, d'ailleurs.
17:38 Je me souviens que je me baladais à Ajaccio avec un type devant et deux de chaque côté.
17:44 C'était particulier.
17:46 En plus, en Corse, vous avez la mer d'un côté et la montagne de l'autre.
17:49 Vous n'avez pas 36 000 chemins pour aller d'un point à un autre.
17:51 J'ai eu des collègues à qui on a plastiqué leur appartement, on a mis des bombes.
17:56 Moi, je craignais plus pour ma famille que pour moi,
17:58 parce que si vous acceptez un job, il faut en accepter les risques.
18:02 Et moi, j'ai toujours considéré que ça faisait partie du risque des métiers,
18:05 que si je suis resté cinq ans en Corse, si je n'avais pas voulu, je serais parti plus tôt.
18:09 On sait qu'elle est beaucoup critiquée.
18:11 Vous, quel regard portez-vous sur la justice française aujourd'hui ?
18:14 Le problème de la France, c'est que le budget augmente, mais les missions augmentent.
18:18 Il y a des nouvelles infractions, des nouveaux contentieux,
18:20 donc on court toujours derrière.
18:22 J'ai souvent pris l'image de la barque.
18:24 Vous mettez des rameurs, vous rajoutez des rameurs, c'est très bien,
18:27 donc a priori, ça va aller plus vite.
18:28 Mais si vous mettez des grosses charges sur la barque, votre bateau a du mal à avancer.
18:32 Le problème de la France, c'est que les lois sont multiples, elles changent tout le temps.
18:36 Dès qu'il y a un fait divers, on fait une loi, c'est un peu la tentation.
18:39 Les moyens mettent du temps à arriver, mais c'est normal, on ne forme pas les gens en cinq minutes.
18:43 Il faudrait que les palais de justice se modernisent au niveau communication.
18:47 Et après une carrière aussi prenante,
18:49 est-ce qu'on arrive vraiment à décrocher de ce métier, même une fois à la retraite ?
18:52 J'essaie de faire autre chose en travaillant justement dans un esprit
18:55 de meilleure accessibilité à la justice, de mieux faire connaître ce monde-là,
19:00 d'inciter des producteurs à faire des documentaires sur la justice.
19:03 Voilà, c'est plutôt ça.
19:04 Donc si on peut faire profiter de son expérience et susciter des vocations,
19:09 j'ai beaucoup enseigné en fac.
19:10 Je me dis, faites ces métiers, soyez juge, vous passionnez,
19:14 vous allez vivre de très belles aventures.
19:16 Je pensais que j'allais vivre de belles aventures,
19:18 mais j'en ai vu des plus belles que ce que je pensais.
19:20 Votre dernier livre, « Call Case, un magistrat en quête » est paru aux éditions Mareuille.
19:24 Est-ce que l'écriture, pour vous, ça a été un moyen également
19:28 d'expurger un peu de toute cette noirceur que vous avez emmagasinée durant votre carrière ?
19:32 Est-ce que c'est une manière de transmettre votre savoir, votre expérience ?
19:37 Qu'est-ce que ça représente aujourd'hui pour vous ?
19:39 J'ai voulu que ce soit une forme d'exutoire, besoin peut-être de vider certaines choses.
19:45 Et puis aussi vraiment un souci pédagogique, de dire,
19:48 voilà, ce que j'ai vécu, on peut le vivre, n'importe qui l'a vécu ou peut le vivre.
19:51 Et que je dis toujours, si on peut laisser un espoir aux proches
19:54 qui, depuis des mois, sont dans la souffrance par ça, je suis content.