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Question qui fâche : est-ce rentable de s'intéresser aux classes populaires ?
Thierry Pech, directeur général du think tank Terra Nova, revient sur les propos du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. La classe populaire est-elle la grande oubliée ?

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Transcription
00:00 Il est 17h35, c'est l'heure de la question qui fâche, de celle qui font rincer des dents.
00:04 La question qui fâche du jour, elle suit la polémique de l'université du PS ce week-end.
00:09 Car il en faut une, sinon tout le monde ne parle que de Médine et des Verts.
00:11 La polémique concerne donc une table ronde, intitulée « La France périurbaine est-elle
00:16 la France des beaufs ? » C'était au menu des universités d'été.
00:19 Ce à quoi a répondu un élu RN, gauche caviar et mépris de classe.
00:25 Un nouvel exemple de mépris social a tweeté Gérald Darmanin.
00:28 Une pub parfaite pour sa rentrée politique à Tourcoing où il a dit ça.
00:32 « Personne ne peut ne pas voir que nous avons fait beaucoup de choses, et notamment à la
00:37 demande du président de la République, pour les classes populaires, pour les classes moyennes.
00:40 Je vois l'occasion de le redire, la première ministre j'imagine également, mais qu'une
00:45 partie d'entre eux, et ici à Tourcoing nous le savons bien, se réfugient dans l'abstention,
00:51 parfois dans la contestation démocratique et puis parfois pour le vote populiste.
00:55 Et moi je ne veux pas que les classes laborieuses aillent vers un rassemblement haineux.
00:59 Je veux qu'ils puissent choisir la République, il y en a beaucoup d'autres ici qui le ressentent.
01:04 Mais nous la vraie question qui fâche qu'on se pose c'est, en vrai, électoralement,
01:07 les pauvres sont-ils rentables ? C'est le genre de question qu'on n'aime pas poser
01:10 en pleine lumière, alors on va tamiser tout ça.
01:12 Les pauvres sont-ils rentables ? Pour y répondre nous sommes avec Thierry Pêche.
01:22 Bonsoir Thierry Pêche.
01:23 Vous réfléchissez beaucoup à ce que sont les classes populaires.
01:27 Vous êtes le directeur général du Think Tank Terra Nova.
01:29 Terra Nova, dans un rapport il y a quelques années, préconisait au PS d'envisager
01:34 les classes populaires autrement.
01:35 Ce qui a été globalement traduit par « la gauche doit lâcher les classes populaires
01:38 », sous-entendu « ça n'est plus rentable électoralement ».
01:41 Thierry Pêche, vous vous étiez désolidarisé de ce rapport en 2013, tout en disant qu'il
01:45 avait été mal compris.
01:46 Mais avant de se poser la question de leur rentabilité électorale, c'est quoi en 2023,
01:51 Thierry, les classes populaires ?
01:52 Traditionnellement, les classes populaires, c'est les ouvriers et les employés.
01:57 C'est des catégories socio-professionnelles de l'INSEE, donc des catégories de métier,
02:01 d'activité.
02:02 En gros, c'est des gens qui gagnent un peu moins du salaire médian.
02:05 Le salaire médian est autour de 1700 euros en revenus disponibles.
02:08 Donc voilà, l'ensemble des gens qu'on appelle les classes populaires, c'est ça.
02:11 Il n'y a que le salaire en critère ?
02:12 Non, non, non, pas du tout.
02:13 C'est les CSP, c'est les catégories socio-professionnelles qui sont le plus souvent utilisées pour définir
02:17 les classes populaires.
02:18 J'ai ajouté cette notion de revenus pour qu'on ait une idée un peu en tête de qui
02:22 on parle.
02:23 Mais en réalité, c'est une très grande diversité de personnes parce que vous avez
02:26 des ouvriers de type industriel, ceux auxquels on pense, le travail à l'usine.
02:29 Mais vous avez aussi des cuisiniers, des maçons qui travaillent dans des plus petites entreprises.
02:33 Puis vous avez aussi, à côté des ouvriers, qui est un monde qui décline un peu à peu,
02:37 c'est 20% des actifs en emploi, les ouvriers.
02:39 Vous avez un monde beaucoup plus vaste qui est celui des employés, qui est un monde
02:42 très féminisé, un monde de service aux personnes où on retrouve tous les métiers
02:45 de contact, notamment ceux que vous avez évoqués en début d'émission, les sages-femmes,
02:49 les aides-soignantes, les infirmières, etc.
02:51 Gérald Darmanin, lui, il a l'air d'associer la France périurbaine aux classes populaires
02:55 puisque c'est exactement comme ça qu'il a traduit cette question de l'université
02:59 d'été du PS.
03:00 C'est réel ça ? C'est là qu'habitent les classes populaires, dans la France périurbaine ?
03:02 Les classes populaires, elles habitent un peu partout.
03:05 Il y en a dans la France périurbaine, dans les zones pavillonnaires.
03:07 Vous avez des couples d'ouvriers, employés, bi-actifs, en général dans des situations
03:12 assez stables dans l'emploi, avec des CDI, etc. qui ne sont pas des pauvres.
03:15 Mais vous avez aussi tous les quartiers politiques de la ville, les cités, c'est des classes
03:21 populaires aussi.
03:22 Les pauvres dont vous parliez, les pauvres, ils habitent beaucoup, les centres-villes
03:25 en réalité, quand on regarde les statistiques.
03:27 Donc les classes populaires, elles sont partout.
03:28 C'est beaucoup de monde, les classes populaires.
03:30 C'est la moitié de l'électorat, grosso modo.
03:32 Et alors c'est rentable de s'intéresser à elles, comme elles représentent la moitié
03:34 de l'électorat ? On a vu Macron remporter deux présidentielles sans vraiment s'adresser
03:38 à elles.
03:39 D'abord, Macron avait une partie du vote populaire, on ne le dit pas beaucoup, mais
03:42 il avait 13 à 15% du vote ouvrier de mémoire.
03:45 Ce n'est pas rien.
03:46 Ce n'est pas là qu'il a fait le plus gros de ses voix, mais il en a fait là.
03:51 Marine Le Pen elle-même, qui est censée être la candidate la plus populaire, au sens
03:55 des classes populaires, elle fait des voix dans les professions intermédiaires et les
03:59 classes moyennes aujourd'hui.
04:00 Donc les choses ne sont pas aussi simples que ça.
04:02 Mais pour revenir à votre question, est-ce que c'est rentable ? On ne gagne pas une
04:04 élection sans les classes populaires.
04:05 Mais en même temps…
04:06 - Il en faut un peu quoi.
04:07 - Il en faut même pas mal.
04:09 - Donc on choisit la classe populaire qu'on veut ?
04:11 - C'est ça le problème.
04:13 Les classes populaires sont très divisées en réalité.
04:15 Et parfois même, elles ont des rapports entre elles qui ne sont pas spontanément
04:20 très bons.
04:21 Regardez par exemple les ouvriers qui se méfient de l'assistanat et des assistés.
04:25 Mais les assistés font partie des classes populaires.
04:26 Les gens qui touchent des revenus de transfert, qui vivent au RSA, qui ont besoin du soutien
04:30 de la solidarité nationale.
04:31 Ceux qui vivent en partie de l'assistance et de la solidarité nationale font partie
04:36 des classes populaires.
04:37 Donc vous avez plusieurs mondes dans les classes populaires.
04:39 Et c'est ça qui est très compliqué aujourd'hui.
04:40 Ceux qui vous disent "je vais les rassembler", il faut tout de suite leur demander comment
04:44 ils vont faire.
04:45 - Mais du coup, est-ce que c'est rentable de s'intéresser aux classes populaires ?
04:47 - Je vous ai dit oui et non.
04:48 - Oui et non, c'est le rêve, c'est pas le rêve.
04:51 - Non, je vais vous expliquer.
04:52 Oui, parce que vous ne pouvez pas faire sans elles.
04:54 Et non, parce que c'est les catégories qui votent le monde.
04:56 - Chacun cherche son peuple.
04:58 C'est un extrait de votre tribune dans Le Monde.
05:00 On a l'impression que l'ERN, il cherche la France active mais précaire.
05:05 La France peut-être un peu plus loin des centres-villes.
05:07 La Nupes, la France des quartiers, qui représente une grande partie des classes populaires quand
05:11 même, qui semble être d'emblée exclue par l'ERN et par Gérald Darmanin quand il parle.
05:15 Vous pensez que c'est des calculs judicieux de leur part ?
05:18 Vous feriez autrement, vous ?
05:19 - Je crois que le vrai défi politique, c'est d'essayer de les rassembler quand même.
05:23 - Est-ce qu'il y a un seul parti en France qui a intérêt à ce qu'ils soient rassemblés ?
05:27 - Il y a un candidat que j'ai combattu, qui était Nicolas Sarkozy, qui arrivait à parler
05:30 aux quartiers, même en les stigmatisant.
05:34 En réalité, il avait de l'audience chez les gens qui étaient victimes.
05:39 - C'était Nicolas Sarkozy qui parlait des Karchers ?
05:40 - Mais bien sûr !
05:41 - Mais là, il parlait aux classes populaires ?
05:43 - Oui, je vous assure que dans les étages des tours des cités, il y a les premières
05:48 victimes de l'insécurité et il avait de l'audience dans ces milieux-là avec ce discours-là.
05:52 Je ne vous dis pas que je le partage, je l'ai combattu Nicolas Sarkozy.
05:55 Mais ce que je veux dire, c'est qu'on peut essayer de parler à l'ensemble des classes
05:59 populaires, mais c'est difficile.
06:00 C'est difficile et il ne faut pas esquiver les contradictions.
06:05 - C'est difficile et peut-être que ce n'est pas de l'amour parce que par exemple, Macron,
06:09 on l'associe à la Start-up Nation, est-ce qu'il faudrait que les pauvres nous fassent
06:13 rêver à nouveau ? Il y a eu une période, par exemple pour des raisons religieuses ou
06:18 parce que les pauvres incarnaient la valeur travail ou être pauvre, c'était quelque
06:23 chose qui avait finalement sa gloire.
06:25 - Je crois qu'il y a un truc qui a disparu des classes populaires et qui est le vrai
06:28 deuil collectif dans ces catégories, c'est la fierté d'appartenir à un monde du travail.
06:34 Je me souviens, le père d'Edmond Maire, qui a été un des grands leaders de la CFDT,
06:39 un grand syndicaliste, avait refusé une promotion sociale pour ne pas quitter son bleu de travail.
06:44 Il y avait une fierté associée au monde populaire.
06:47 Regardez le cinéma populiste des années 30, les rôles de Gabin dans les années 30,
06:53 c'est des rôles de fierté populaire.
06:54 C'est vrai que c'est ce qui manque le plus aujourd'hui, y compris au cinéma, dans les
06:59 représentations, on a une perception je trouve très misérabiliste des classes populaires.
07:04 On a du mal à imaginer qu'il s'y passe des choses magnifiques, des amours splendides,
07:10 de grandes histoires.
07:11 Celui ou celle qui arrivera à faire un nouveau récit épique des classes populaires aura
07:16 rendu un grand service à tous ces gens, je crois.
07:18 - Et Thierry Pêche, est-ce qu'il y a des secteurs autres que la politique pour qui
07:21 s'intéresser aux classes populaires aujourd'hui rapporte gros ?
07:23 - Il y a des secteurs qui en vivent, vous prenez la grande distribution.
07:27 Vous ne faites pas du commerce de masse sans arriver à vendre vos produits à des gens
07:31 qui ont des revenus modestes.
07:33 On a vu proliférer sur le territoire des tas de grandes surfaces discount, je ne sais
07:38 pas si c'était des marques, on les a toutes en tête, qui prospèrent sur cette clientèle-là
07:42 et qui ont besoin objectivement de leur servir des produits qui ne soient pas trop chers et
07:48 qui correspondent à leurs besoins.
07:49 - Et ça c'est bien, pas bien ?
07:52 - C'est bien, c'est pas bien.
07:54 C'est vital d'abord.
07:56 Il faut que les gens mangent tout simplement, il faut qu'ils achètent des vêtements.
08:01 Après, est-ce qu'on pourrait faire mieux ?
08:05 Oui, sans doute.
08:06 Moi, par exemple, j'ai soutenu une proposition qui était le chèque vert.
08:09 Parce que je suis triste de voir que les ménages les plus modestes n'accèdent pas, par exemple,
08:15 à la nourriture bio.
08:16 - C'était quoi le chèque vert ?
08:18 - Le chèque vert, c'était un chèque, comme il y a un chèque de rentrée scolaire, si
08:22 vous voulez.
08:23 C'est de l'argent fléché.
08:24 Vous dites à des gens "voilà 300 euros", mais vous ne pouvez les dépenser qu'en achetant
08:28 des services qui sont écologiquement respectables.
08:32 - Ça revient un petit peu à polisser les dépenses des classes populaires ?
08:34 - Non, ça revient à leur donner la possibilité de participer au mouvement de l'histoire,
08:37 et pas les laisser sur le bord de la route.
08:39 Et je crois que ça, c'est quand même important.
08:41 On ne fera pas la transition écologique sans la moitié de la société.
08:44 Il faudra bien les embarquer.
08:45 Or, vous savez, vous avez beaucoup de gens dans ces catégories qui ne sont pas, je dirais,
08:50 plus indifférents que vous et moi à la question de la santé de leurs enfants, à l'avenir
08:54 du monde, au climat, mais ils n'ont pas forcément les moyens d'acheter les produits durables
08:59 qui conviendraient à ce type de consommation.
09:01 Et donc voilà, il faut leur donner la possibilité de le faire, il faut les emmener, il faut
09:05 les embarquer, sinon qu'est-ce qu'on aura ? On aura des gilets jaunes tous les matins
09:07 et des bonnets rouges.
09:08 On ne fera pas la transition avec des gilets jaunes et des bonnets rouges.
09:11 - Et des émeutes, peut-être, en banlieue.
09:12 Thierry Pêche, vous êtes donc directeur général du think-tank Terra Nova.
09:15 Merci d'être venu répondre à la question.

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