• il y a 2 ans
Le Stockage Géologique des déchets radioactifs à Bure pose des questions d'ordre constitutionnel. Le droit des générations futures est remis en cause ici, marquant un tournant dans notre histoire constitutionnelle. La justice fait de plus en plus face aux nouvelles générations qui défendent la cause environnementale.

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00:00 [Musique]
00:05 L'invité de ce Smart Impact est avec nous en duplex, en visioconférence,
00:10 Emilie Gaillard, bonjour, bienvenue à vous.
00:12 Vous êtes directrice scientifique de la chaire d'excellence du CRS Normandie pour la paix,
00:16 maîtresse de conférence en droit privé à Sciences Po Rennes.
00:20 On va parler de ce projet CIGEO, Centre industriel de stockage géologique
00:25 des déchets radioactifs de haute activité à vie longue,
00:28 qui est basé à Burre, dans la Meuse.
00:31 Il y a une décision du conseil constitutionnel qui a été prise il y a un mois,
00:34 qui est très importante, on va évidemment en parler en détail.
00:36 Est-ce que vous pouvez peut-être en quelques mots,
00:38 pour commencer, nous dire de quels déchets on parle, il s'agit de quoi exactement ?
00:44 Oui, bonjour. Effectivement, c'est une décision qui va certainement marquer
00:49 le cours de l'histoire juridique, on va l'expliquer tout de suite.
00:51 Donc, les faits concernent CIGEO.
00:53 CIGEO, c'est le centre industriel de stockage géologique des déchets radioactifs les plus dangereux.
01:00 Donc, en quantité, ça représente uniquement 3% des déchets nucléaires,
01:04 mais au niveau de la radioactivité, il concentre à eux seuls 99% de la radioactivité.
01:11 Donc, ce sont des déchets dits à haute activité à vie longue et à moyenne activité à vie longue.
01:18 Et vous savez, dans le langage du nucléaire, les vies courtes concernent 300 ans.
01:24 Donc, on parle de déchets qui vont être dangereux à plusieurs milliards d'années,
01:30 comme 5 milliards d'années, par exemple.
01:34 Donc, c'est un projet immense, titanesque.
01:38 En fait, au jour d'aujourd'hui, on en est au stade du laboratoire,
01:41 c'est-à-dire qu'on a composé des galeries à 500 mètres sous terre,
01:45 dans deux sens principalement, avec des arceaux,
01:47 parce que vous savez, les galeries, au bout de 5 milliards d'années, elles ont une vocation à bouger.
01:51 Donc, on a mis des arceaux pour un peu amortir la chose.
01:56 Mais ça va être un projet industriel titanesque,
02:01 dont le point de commencement devait être, selon la feuille de route théorique, 2025,
02:08 et s'étend jusqu'à 2135 si mes souvenirs sont bons,
02:14 c'est-à-dire une durée d'exploitation à hauteur de 100 ans.
02:17 Et au bout de 100 ans, ces déchets seraient irrémédiablement et à jamais enterrés à 500 mètres sous terre,
02:23 sachant qu'ils seront dangereux pour 5 milliards d'années.
02:25 Donc, vous comprenez bien que la question des générations futures
02:28 est soulevée de manière historique dans cette affaire.
02:30 – Effectivement, et donc, il y a des associations, des ONG de défense de l'environnement
02:34 qui avaient saisi un certain nombre d'instances juridiques,
02:36 c'est-à-dire jusqu'au Conseil constitutionnel,
02:39 qui ont décidé les 9 sages il y a un mois.
02:42 Alors, deux choses, en fait, il faut savoir que c'est une procédure particulière,
02:45 c'est-à-dire que le Conseil constitutionnel a été saisi de ce que l'on appelle une QPC,
02:52 une question prioritaire de constitutionnalité.
02:55 C'est une procédure très particulière.
02:57 Pour faire simple, c'est lorsque vous êtes parti à un procès,
03:01 ce qui est le cas en ce moment, 60 associations qui poursuivent,
03:04 pour un recours, pour excès de pouvoir devant le Conseil d'État,
03:07 un décret, ils attaquent en fait, un décret qui déclare d'utilité publique
03:12 le site. Pour faire simple, qu'est-ce que ça fait une déclaration d'utilité publique ?
03:16 Eh bien, ça permet d'éviter d'appliquer tout le droit de l'environnement
03:20 parce que l'utilité publique va prévaloir.
03:22 Et ce que disent les 60 associations, c'est de dire non, non, non, là il y a un problème de fond,
03:27 on va demander au Conseil constitutionnel de reconnaître que le droit à un environnement équilibré
03:35 et respectueux de la santé qui est consacré à l'article 1er de la Charte de l'environnement,
03:40 eh bien ce droit-là, il faut l'interpréter à la lumière de la notion de génération future
03:45 qui est présente dans le préambule de cette Charte de l'environnement.
03:48 Et cette question-là, elle est nouvelle, elle n'a jamais été posée,
03:51 c'est pour ça que le Conseil des Sages a accepté de se prononcer.
03:55 Et voici ce qu'a dit le Conseil constitutionnel.
03:58 D'un côté, il a dit oui, vous avez raison, on peut interpréter à la lumière de la notion de génération future
04:04 ce droit à un environnement sain, mais en l'espèce, nous, juges du Conseil constitutionnel,
04:11 nous estimons que le législateur, il a réfléchi aux générations futures
04:15 et que ce n'est pas notre rôle, juges constitutionnels, que de vérifier s'il a bien fait son travail.
04:20 Donc il y a une sorte de… pardon, je vais vous interrompre, je vais reprendre la main une seconde.
04:23 Elle est un peu paradoxale, cette décision, c'est-à-dire à la fois,
04:28 bon ben on comprend que le projet de Bure va pouvoir continuer,
04:33 mais ça ouvre quand même une brèche sur cette notion de génération future, c'est ça qui est important ?
04:38 C'est ça qui est historique, ça veut dire que ce que j'enseigne,
04:40 et ce que je dis dans ma thèse depuis 2008, et ce que j'enseigne à Science pour elle depuis 2016,
04:45 c'est qu'à mon sens, la présence de cette expression dans le préambule de la Charte de l'environnement
04:50 de notion de génération future, à partir du moment où on va accorder la possibilité d'interpréter
04:58 les droits à la lumière de cette notion, tous les droits, tous les devoirs de la Charte de l'environnement,
05:03 tous les droits et tous les devoirs qui sont reconnus dans le préambule de la Constitution de 1946
05:08 ou la Déclaration de 1789, auront vocation à éclos au transgénérationnel.
05:13 Donc à mon sens, en tant que juriste, et au vu du contexte international qui va dans ce sens,
05:19 parce qu'on voit vraiment qu'il y a un momentum historique sur ce sujet,
05:22 c'est le point de départ vers la reconnaissance des droits transgénérationnels et des devoirs transgénérationnels.
05:29 Mais qu'est-ce que ça veut dire pour le projet CIGEO ? Parce que pour l'instant, le projet continue.
05:35 Il va continuer, mais les recours ne sont pas terminés.
05:38 Ça veut dire qu'effectivement, au jour d'aujourd'hui, on estime que ce droit à l'environnement sain
05:43 peut être leu à la lumière de la notion de génération future.
05:46 Mais en l'espèce, on a dit que ça ne contrevient pas à la Constitution, ce projet CIGEO.
05:50 Or, on peut se poser des questions. Le législateur et le pouvoir du législateur,
05:55 nos institutions, la Ve République, ont été créées en dehors de tout intérêt pour les générations futures.
06:03 Dans d'autres pays, on a des défenseurs des droits des générations futures.
06:07 On a eu à la CNESET un commissaire des générations futures qui analysait les lois au regard de leurs intérêts.
06:14 On avait en France, avant la reprise des essais nucléaires français, un conseil des générations futures auprès de l'exécutif.
06:21 Donc, qu'est-ce que ça veut dire concrètement ? En l'espèce, CIGEO va continuer,
06:25 mais le combat va aller de plus belle puisqu'il va falloir attaquer pour recours pour excès de pouvoir,
06:31 c'est-à-dire on va devoir invoquer de nouveaux arguments juridiques en droit administratif aux transgénérationnels.
06:38 Et ça, c'est tout à fait possible avec cette décision.
06:41 Il ne reste que de dire que le législateur a le pouvoir et que ce n'est pas le devoir du Conseil constitutionnel
06:48 de vérifier si les droits des générations futures sont respectés.
06:50 À mon sens, ce n'est pas dans l'ordre des choses.
06:55 Parce que vous avez bien compris que les échelles de temps qui sont en jeu sont incommensurables.
06:59 On parle de nocivité à 5 milliards d'années. On parle d'une exploitation qui va durer 100 ans.
07:06 Et pour légitimer au regard de la démocratie, le Conseil constitutionnel rappelle qu'il va y avoir
07:13 deux consultations du public et puis une information du public.
07:16 Or, vous comprenez bien qu'on ne peut pas faire davantage de participation citoyenne,
07:21 une démocratie instantanéiste, alors que les enjeux auxquels on a affaire sont transgénérationnels
07:26 à l'échelle de temps de 5 milliards d'années.
07:28 Après, c'est un autre débat. Ça pose la question de la place du nucléaire dans le mix énergétique français,
07:33 de notre capacité à rester souverain en matière énergétique.
07:37 Mais ça, c'est un autre débat. Ce qui m'intéresse, effectivement, c'est...
07:40 Non, non, mais je ne vais pas vous laisser là-dessus parce qu'il nous reste 2 minutes 30.
07:43 Je voudrais qu'on parle d'autres projets qui pourraient éventuellement être impactés
07:47 par les conséquences de cette décision.
07:49 Par exemple, ce projet de confinement de 42 000 tonnes de déchets toxiques en Alsace.
07:54 C'est le dossier Stokamine.
07:56 Le tribunal administratif devait se prononcer à Strasbourg le 7 novembre dernier.
08:01 Sa décision a été suspendue. Ils attendaient la décision du Conseil constitutionnel ?
08:05 Ah non, mais le tribunal administratif a appliqué l'approche transgénérationnelle
08:10 dans le cas d'un référé, c'est-à-dire une procédure d'urgence,
08:13 et a reconnu qu'en l'espèce, les droits des générations futures,
08:16 par application de cette décision du Conseil constitutionnel, n'étaient pas respectés.
08:20 Et Stokamine est effectivement un cas d'école d'atteinte aux droits des générations futures
08:24 puisqu'on est en train d'enterrer, et on a déjà enterré sous terre,
08:27 dans une carrière de sel, des déchets ultimes, qui sont les déchets les plus dangereux,
08:32 qui ne sont pas des déchets radioactifs, mais qui sont composés d'amiante,
08:35 de polluants éternels, comme du cyanure, comme du chrome,
08:39 et tout cela dans une carrière de sel.
08:41 C'est-à-dire que certains fûts sont en métal, et donc bien évidemment vont être corrodés.
08:46 Certains ont déjà été emprisonnés dans les galeries parce que soit ils bougent,
08:49 soit il y a eu un incendie, je le rappelle,
08:51 alors qu'aucun produit inflammable ne devait être touché.
08:55 La plus grande nappe phréatique de l'Asie.
08:58 Donc au jour d'aujourd'hui, mon message est le suivant,
09:00 on a une procédure qui est actuellement à l'oeuvre en France,
09:03 mais vous l'aurez bien compris qu'il va y avoir assurément les autres nations
09:09 qui sont concernées par cette promesse de pollution de la nappe phréatique
09:12 qui pourraient agir y compris devant les Nations Unies.
09:15 Autrement dit, les expertises montrent bien que, à terme,
09:20 ça va remonter au niveau de la nappe phréatique
09:22 parce qu'il y a des puits de forage qui vont jusqu'à cette carrière de sel.
09:27 Donc à hauteur de 100 ans, 500 ans, on ne sait pas quand ça va remonter.
09:31 Et donc pour l'instant, les décisions étaient prises sur une fiction qui rassure,
09:35 qui est de dire, et bien même si dans 500 ans,
09:38 il y aura une prise de contact entre ces déchets ultimes,
09:41 c'est-à-dire ces déchets hautement toxiques, et l'eau,
09:44 peut-être que ça restera au fond de l'eau.
09:46 Donc la question est la suivante, est-ce que l'on peut se permettre de prendre le pari,
09:49 de courir le risque, qui pour moi est certain, mais disons presque incertain,
09:54 puisque l'éloignement temporel fait que les gens pensent que ce n'est pas certain.
09:58 Admettons, mais pouvons-nous courir raisonnablement le risque
10:02 de faire entrer en contact de l'eau qui est la plus grande nappe phréatique d'Europe,
10:08 avec des déchets aussi toxiques ?
10:10 Et bien là, on est aussi dans un cas d'école d'atteinte aux droits des générations futures.
10:14 Merci beaucoup, Émilie Gaillard.
10:17 Pardon, on vous interrompt, c'est la fin de cette interview.
10:19 Merci, à bientôt sur Bismarck.
10:21 C'était passionnant, cette question du droit des générations futures,
10:24 on n'a pas fini d'en reparler.
10:25 On passe à notre débat, l'impact du réchauffement sur l'océan.

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