Qu’est-ce qu’on gagne quand on donne ? La question qui par Maïa Mazaurette

  • l’année dernière
Donner, c'est recevoir, disait l'Abbé Pierre. Est-ce qu'arrondir à l'euro supérieur à la caisse du supermarché est devenu notre nouvelle façon de donner ? Le don, souvent dématérialisé et dépersonnalisé, est-il toujours un arc-de-voûte des liens sociaux ? Une question qui rapporte !

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Transcript
00:00 Les gens ne donnent plus.
00:06 Alors aujourd'hui, j'invite les français à faire des dons.
00:08 Allez, allez, on va sur le site de la Fondation Abbé Pierre et on donne.
00:12 Qu'est-ce qu'on gagne quand on donne ? Un troisième œil bien sûr ! Bon, vous
00:16 inquiétez pas, j'explique.
00:17 Rien qu'en France, il existe 1,5 million d'associations, dont 100 000 dédiées aux
00:23 sociales.
00:24 Et ce chiffre donne le vertige.
00:25 On ne sait pas par où commencer, mais ce qui est sûr c'est qu'il faut commencer
00:28 quelque part, donc choisir un combat, clarifier ses engagements, hiérarchiser nos priorités.
00:32 Et bien sûr, cette hiérarchie des priorités sera forcément arbitraire, mais au moins,
00:37 pour une fois, c'est nous l'arbitre.
00:38 On fera peut-être des mauvais choix, mais ce sera nos choix et il faudra les assumer.
00:42 D'autant qu'une fois qu'on a choisi une cause ou plusieurs, on n'est pas sorti
00:45 de l'auberge.
00:46 Il faut encore inventer une méthode.
00:47 Est-ce qu'on donne là où il y a le meilleur rapport qualité-prix, là où on est concerné,
00:51 là où notre empathie nous porte ? Est-ce qu'on donne une fois de temps en temps,
00:54 tous les mois ? Est-ce qu'on investit sur l'urgence, sur le long terme ? En choisissant,
00:57 on touche à la condition humaine dans ce qu'elle a de plus génial et de plus dérisoire.
01:01 Une pièce jaune pour sauver l'hôpital, une graine pour sauver la planète, une goutte
01:05 d'eau pour faire déborder le vase.
01:06 Ça ne suffit pas, c'est absurde, c'est ridicule et en même temps c'est nécessaire,
01:09 ça nous tient debout et ça marche.
01:10 Cette méthode qu'on invente, ce n'est pas juste du bricolage, c'est ce qui construit
01:14 notre boussole morale.
01:15 Et je ne sais pas pour vous, mais moi, dans ma vie de tous les jours, j'ai assez peu
01:18 l'occasion de savoir si j'aurais été collabo ou résistante, si je choisirais
01:21 la veuve ou l'orphelin.
01:22 Le don, c'est l'occasion de me confronter à mes espoirs, mon égoïsme, mes limites,
01:26 mon argent, mes valeurs.
01:27 Et justement, au moment de signer le chèque, les valeurs qui émergent souvent me surprennent.
01:31 Sur ma boussole morale, il y a l'aiguille qui se met à trembler, surtout quand elle
01:34 pointe vers l'Ukraine.
01:35 C'est dans ce tremblement-là que le troisième oeil commence à s'ouvrir, celui de la connaissance
01:39 de soi.
01:40 En donnant, on soulève un tout petit coin du voile qui d'habitude recouvre les grandes
01:44 questions fondamentales.
01:45 Qui suis-je ? Quelle est la place que je veux tenir dans le monde ? Quel est le futur désirable
01:49 ? Et bon sang de bois, qu'est-ce qu'on est censé faire ? Et justement, Maya, pour enrichir
01:53 encore plus ta réflexion, tu reçois Philippe Chagnal.
01:56 Bonjour Philippe Chagnal.
01:57 Bonjour.
01:58 Vous êtes sociologue et professeur à l'Université Paris Cité.
02:02 Vous êtes directeur de la revue Maos et vous avez publié plusieurs ouvrages, dont
02:06 Nos Généreuses Réciprocités, chez Actes Sud, en 2022.
02:09 Je commence par le plus simple.
02:11 Pourquoi on donne ?
02:12 Oui, c'est vraiment la question la plus simple.
02:14 Je n'oserais même pas la poser à mes étudiants en quatre heures avec tout document
02:19 autorisé.
02:20 Je suis désolée.
02:21 La sangle un feuille devant lui.
02:23 Ben non, ben oui, quand même, j'ai préparé.
02:26 C'est une question particulièrement difficile parce qu'on peut donner pour mille raisons.
02:29 Des bonnes et des mauvaises.
02:30 On peut donner par conviction morale, religieuse, politique, avec un fort sentiment d'obligation
02:35 ou de gratitude.
02:36 Ou alors on peut donner vraiment par pur plaisir, par pur jeu.
02:39 Ce qui est passionnant avec le don, vous l'évoquiez, c'est que le don est propre
02:45 à tout un ensemble de paradoxes, d'ambivalence.
02:48 Et c'est ce qui le rend justement très, très vivant.
02:50 Alors pourquoi donne-t-on ?
02:51 Moi, la réponse que je pourrais apporter, ce serait on donne pour que l'autre donne.
02:56 Alors ça peut paraître bizarre parce qu'on va se dire non, on donne pour que l'autre
02:58 reçoive.
02:59 On est là pour remplir, notamment lorsqu'on parle pour Emmaüs.
03:03 Mais ça peut aller bien bien au-delà.
03:05 On donne pour que l'autre puisse se satisfaire parce qu'il ne peut pas lui-même un certain
03:08 nombre de besoins tout à fait fondamentaux.
03:10 Ou alors on pourrait dire non, on donne pour que l'autre rende.
03:14 Parce que quand même, donnant, donnant.
03:15 Il ne faut pas être solidaire tout seul.
03:17 Et je crois que c'est un peu autre chose.
03:19 Et cette formulation-là, je l'ai trouvée avec une clarté absolument limpide dans les
03:25 mémoires de l'abbé Pierre.
03:26 Alors j'aurais bien vous raconter cet événement-là.
03:28 Blanche y a fait référence.
03:31 Mais on croit souvent qu'Emmaüs a été fondée dans le terrible hiver 54, suite à
03:37 l'appel fameux de l'abbé Pierre.
03:38 Mais quand on se réfère à ses mémoires, c'est un peu différent.
03:41 Emmaüs aurait été fondée cinq ans plus tôt, en 49, au moment d'une rencontre.
03:45 Et il y a un lien fort entre le don et les rencontres.
03:48 A l'automne 49, l'abbé Pierre est appelé près de Georges, un ancien baignard, baignard
03:53 désespéré qui a tenté de se suicider.
03:55 Et l'abbé Pierre dit bon, c'est alors qu'Emmaüs est né.
03:58 Pourquoi ? Parce que sans réflexion, sans casicule, qu'est-ce que j'ai fait ?
04:02 Celui qui me demandait un logement, du travail, de l'argent.
04:05 Et peut-être qu'il voulait que je lui dise "eh bien, tu es malheureux".
04:09 Il a fait exactement, et c'est l'abbé Pierre qui le dit et c'est intéressant
04:12 pour un chrétien, il a fait exactement le contraire de la bienfaisance.
04:15 Il a dit "ben voilà, tu es horriblement malheureux et moi, je ne peux rien te donner.
04:20 Mais puisque toi, tu n'as rien, tu veux mourir, tu n'as rien qui t'embarrasse,
04:25 alors est-ce que tu ne voudrais pas me donner ton aide pour aider les autres ?"
04:29 "Et alors ?" nous dit l'abbé Pierre, une sorte de miracle, un moment de grâce.
04:34 Je vis alors son visage s'illuminer.
04:36 Et ce qui est intéressant dans cet exemple-là, quelque chose d'essentiel,
04:39 parce qu'on oublie souvent que derrière le don, il n'y a pas simplement le don monétaire.
04:42 On fait des appels au don et bien sûr, il se fait des appels au temps.
04:45 Mais c'est aussi autre chose, c'est la coopération des compagnons, etc.
04:49 Et c'est une philosophie, même on pourrait dire une philosophie politique beaucoup plus large.
04:53 Là, on voit bien la dimension tout à fait paradoxale du don,
04:56 dans la mesure où pour donner à celui qui demandait quelque chose,
04:59 beaucoup de choses, un logement, un travail, etc., de quoi vivre, de quoi manger,
05:02 il fallait ne pas donner.
05:04 Pour donner, il fallait ne pas donner, ou plutôt,
05:07 il fallait donner le plus grand des présents, c'est-à-dire la reconnaissance.
05:11 Et en manifestant cette reconnaissance, en manifestant cette confiance,
05:14 on gagne ça avec le don, de la reconnaissance, de la confiance, de la relation.
05:19 C'est pas mal, hein ?
05:20 - Aujourd'hui, vous dites que ça s'est un peu cassé en eau. Vous parlez de sociophobie.
05:23 - Quand je parle dans le bouquin de sociophobie, en fait,
05:26 c'est celle des sciences sociales ou d'une partie de la philosophie.
05:30 C'est-à-dire de celles et ceux qui sont absolument persuadés
05:34 que ce qui fait tenir une société ou ce qui structure les relations,
05:39 ce sont seulement des relations de pouvoir, ce sont seulement des relations de domination.
05:43 Donc le social, c'est ça, c'est du pouvoir, c'est de la contrainte.
05:46 Évidemment que c'est ça, mais c'est pas que ça.
05:49 Donc le bouquin, il essaye d'explorer ce que j'appelle le côté lumineux de la force du social.
05:54 Du côté Star Wars, c'est pas le côté sombre, mais il existe.
05:58 Il faut prendre appui là-dessus. Et lorsqu'on a évoqué des travailleurs sociaux,
06:02 lorsqu'on a évoqué des bénévoles, et on pourrait aller bien au-delà,
06:06 on a une sorte de force productive, qui est une force morale, qui est présente dans nos sociétés.
06:11 Et la question peut-être la plus essentielle, c'est de faire en sorte de pas laisser cette force-là en jachère,
06:17 à l'abandon, de pouvoir la mobiliser.
06:19 Et la question, ce n'est peut-être pas celle de l'individualisme,
06:22 de savoir comment on peut effectivement la mettre en œuvre au bénéfice de chacun.
06:27 - Par exemple, qu'est-ce qu'on fait quand on a l'impression d'être tout le temps sollicité ?
06:31 On se sent un peu assiégé.
06:32 - Ouais, ouais. Mais on se sent assiégé dans la vie pour plein de raisons.
06:35 Je crois qu'il faut essayer de pas trop psychologiser le don,
06:38 en disant "voilà, est-ce que mon don est vraiment généreux ? Est-ce qu'il n'est pas un peu hypocrite ?"
06:42 - "Est-ce que je fais ça pour avoir l'arrêt de la déduction fiscale ?"
06:45 - Oui, oui, ou pour gagner le paradis, c'est un peu la même chose.
06:48 Chacun peut avoir des scrupules, pour ça il y a des confesseurs,
06:51 il y a des coachs de développement personnel.
06:53 Je crois que la question la plus importante par rapport au don,
06:56 parce que le don, à pire, est la meilleure des choses.
06:59 Lorsque Arnaud, dont on parlait, peut verser de telles sommes,
07:03 d'abord ça montre effectivement qu'il y a un manque,
07:04 donc il y a des formes de crise, effectivement, de ce don-là, du don monétaire.
07:09 - Vous parlez d'Arnaud Lagardère ?
07:11 - Oui, oui, j'en parle.
07:11 - Ou Bernard Arnaud, tous les Arnauds, je ne sais pas lequel.
07:14 Dédicteur Arnaud et le cas du pognon.
07:16 - Non, non, parce qu'on n'est pas intime du tout.
07:18 Mais ce que je voulais signifier par là, c'est que les formes de dons les plus violentes,
07:23 ce sont les dons qui sont faits justement pour écraser les autres,
07:26 pour montrer sa puissance, pour montrer sa richesse.
07:28 Là, le don est dangereux, puisque le don est en quelque sorte hypocrite,
07:31 qu'on a quelques soucis avec sa conscience.
07:33 Ce n'est pas grave.
07:34 - Ok, est-ce qu'il y a des dons meilleurs que d'autres ?
07:36 Par exemple, le micro-don au supermarché, les cagnottes, les grosses associations.
07:41 Par quoi est-ce qu'il faudrait passer idéalement ?
07:43 - Non, moi, je ne suis pas prescripteur de dons.
07:44 Le micro-don, si ça marche, si ça donne des sous, c'est très bien.
07:49 Mais je crois qu'il faut quand même penser le don dans le contexte aussi de la relation.
07:52 On a des pratiques de dons qui sont liées, un, on en parle beaucoup,
07:57 aux dons monétaires qui passent de plus en plus par Internet, à distance, etc.
08:00 Alors parfois, les associations essayent de rendre présents ceux qui reçoivent,
08:03 avec des jolies photos, etc.
08:05 C'est très très bien, mais si on considère que le don, c'est un peu plus que le don,
08:08 c'est la matrice même de nos relations,
08:10 ce qui fait que notre vie est quand même plus agréable
08:12 que si nos relations n'étaient que des relations d'intérêt ou que des relations de pouvoir,
08:17 eh bien, dans ce cadre-là, très très élargie,
08:19 des dons qui se jouent aussi dans le don d'une blague, c'est pas rien.
08:23 Même le don du rien, c'est pas rien d'un certain point de vue.
08:25 En tous les cas, c'est ce qui donne un peu de saveur à la vie.
08:29 Je crois qu'il faut valoriser tout ce qui peut permettre de renouer des relations,
08:34 et plutôt des relations directes et plutôt des relations de face à face.
08:37 - Eh bien parfait, je vous remercie infiniment pour cette saveur donnée à notre vie aujourd'hui.
08:41 Merci Philippe Chagnal. - Merci à vous.
08:42 - Je rappelle que vous êtes sociologue et vous avez publié plusieurs ouvrages sur le don,
08:46 notamment en 2022, nos généreuses réciprocités chez Actes Sud.
08:49 *Générique*

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