Hommage national à Robert Badinter : quel est son héritage politique ?

  • il y a 8 mois
À 9h05, les débatteurs du jour sont Thomas Legrand, Pablo Pillaud-Vivien et Raphaëlle Bacqué, pour évoquer les combats de Robert Badinter et ce que la Ve République lui doit. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mercredi-14-fevrier-2024-6508438

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00:00 Quel est l'héritage politique de Robert Badinter ? Voilà notre discussion ce jour d'hommage national,
00:06 cérémonie ce midi devant le ministère de la Justice, place Vendôme à Paris, en l'honneur du garde des Sceaux de François Mitterrand,
00:11 grand artisan évidemment de l'abolition de la peine de mort.
00:14 Trois journalistes avec nous, Raphaël Baquet, Thomas Legrand et Pablo Pio Vivian. Bonjour !
00:20 - Bonjour ! - Bonjour Simon !
00:21 Raphaël Baquet, grand reporter au monde, Thomas Legrand, on lit vos chroniques dans Libération,
00:25 on vous écoute le samedi dans Enquête de politique sur Inter et Pablo Pio Vivian, vous êtes rédacteur en chef de la revue Regards.
00:33 La famille de Robert Badinter a donc souhaité que ni le Rassemblement National ni la France Insoumise ne participent à cet hommage,
00:39 l'ERN n'ira pas, LFI envoie quand même deux représentants.
00:43 Alors pour le parti de Marine Le Pen qui a défendu jusqu'à récemment le retour de la peine de mort, l'explication est évidente,
00:49 Robert Badinter dénonçait lui-même la lepénisation des esprits.
00:52 Concernant les Insoumis, même si évidemment la décision de la famille est souveraine, est-ce qu'elle vous a surpris, Raphaël Baquet ?
01:02 Non, pas vraiment, parce que Robert et Elisabeth Badinter, parce qu'au fond c'est elle qui prend cette décision,
01:10 on considère depuis pas mal de temps que la France Insoumise, version Mélenchon de ces derniers mois notamment,
01:17 est le marche-pied de l'extrême droite, donc il y a des désaccords profonds sur beaucoup de sujets.
01:25 Israël est le dernier en date, mais oui, je ne suis pas étonnée, à voir dire.
01:31 Ce qui nous amène donc à la question de l'héritage, Elisabeth et Robert Badinter ne se reconnaissaient pas dans la gauche qui est dominante aujourd'hui ?
01:40 C'est pas tout à fait effectivement la gauche de Robert Badinter.
01:44 Moi je me souviens quand il a, enfin je ne me souviens pas parce que je n'étais pas né, mais lorsqu'il a quitté le ministère de la Justice...
01:51 - Vous m'étiez né Raphaël. - Vous vous étiez né.
01:53 - Il y en a. - Pas de chose désagréable dans mes cœurs.
01:55 Robert Badinter avait eu cette phrase, "en 1981 j'avais l'impression d'être le ministre le plus à droite du gouvernement,
02:02 et en en sortant j'ai l'impression d'être le ministre le plus à gauche."
02:05 Mais ce qu'il raconte c'est que son éthos était plutôt un éthos de droite.
02:10 Et après il a rempli des missions, il s'est affiché...
02:15 - Un éthos de droite ? - Non c'est un homme de gauche.
02:17 - Pierre Mireille, Pierre Malès France... - Mais encore une fois c'était sa phrase.
02:21 J'avais l'impression d'être un homme de droite lorsque je suis rentré au gouvernement, enfin le ministre le plus à droite.
02:26 Mais ce qui est intéressant c'est qu'il a été une caution morale, une caution morale pour la gauche en général, et il l'est toujours.
02:33 Mais caution c'est ambivalent en fait comme mot.
02:35 C'est-à-dire qu'effectivement il est une boussole, il est une vigie, il est un repère sur les droits de l'homme, sur la justice, sur les droits en général.
02:41 Mais il est aussi une caution morale au sens de parfois on oublie un peu le reste lorsqu'on met Badinter au milieu.
02:46 - Thomas Legrand vous avez fait l'amour en écoutant Pablo Piovivian.
02:50 - Je vais revenir sur la décision d'Elisabeth Badinter parce que moi je la trouve pas tout à fait normale.
02:54 Je peux pas la critiquer, il ne faut pas la critiquer, c'est pas possible.
03:01 Mais je trouve que renvoyer dos à dos le Front National qui a détesté Robert Badinter,
03:07 qui l'a détesté, qui l'a même agressé verbalement et même plus que verbalement quand Robert Badinter était ministre de la Justice,
03:13 il a organisé et orchestré des manifestations violentes de policiers devant le ministère de la Justice,
03:19 et qui est en tout point à l'opposé de Robert Badinter,
03:24 pour la France Insoumise il y a une séparation irrémédiable, c'est sur la laïcité.
03:33 J'ai interviewé Elisabeth Badinter dans un documentaire que j'avais fait sur la gauche et la laïcité.
03:40 Et le divorce, un divorce très profond, date d'après Charlie.
03:45 Jean-Luc Mélenchon avait fait un magnifique discours très républicain, très laïque et très universaliste à l'enterrement de Charbes.
03:54 Et puis après, il a adopté une autre attitude vis-à-vis de la laïcité.
04:00 Il était plutôt différentialiste et il était opposé à une vision un peu radicale de la laïcité d'Elisabeth Badinter.
04:10 Là, il y a un gros divorce, mais je trouve qu'il va être panthéonisé.
04:16 En tout cas, la famille y est favorable, Elisabeth aussi.
04:19 Voilà, et je trouve que c'est dommage de faire ce dos-à-dos, mais on ne commentera pas plus.
04:24 Où sont les héritiers de Badinter aujourd'hui, à gauche, dans la classe politique ? Est-ce qu'il y en a, Raphaël Baké ?
04:31 Cette gauche-là est très mal en point depuis longtemps.
04:35 La chance de Robert Badinter, et sa force aussi, c'est d'avoir agi au moment où la gauche était en pleine ascension.
04:44 Là, aujourd'hui, la gauche est en décrépitude.
04:48 Évidemment, ce n'est pas du tout la même chose.
04:51 Il portait des valeurs qu'une partie très importante de la société portait également.
04:56 Et d'ailleurs, elle a voté pour la gauche au pouvoir.
04:59 Sur l'abolition, il était contre l'opinion publique ?
05:02 Il était contre l'opinion publique.
05:03 Mais le vent est dans l'autre sens.
05:04 Oui, mais au sein de la gauche, c'était quelque chose de très important.
05:07 La plupart des pays européens, d'ailleurs, avaient aboli la peine de mort.
05:11 Donc, il n'était pas un homme isolé.
05:13 Il était très attaqué, insulté, des cris de haine retentissaient très régulièrement au pied du palais de justice, lorsqu'il était ministre de la Justice.
05:24 Mais il était porté par un courant qui était en pleine ascension.
05:28 Et pas seulement en France.
05:29 Aujourd'hui, c'est le contraire.
05:31 Dans toute l'Europe, il y a au contraire l'extrême droite qui a le vent aux poupes.
05:36 Et la gauche est en capillotade.
05:39 Donc, c'est beaucoup plus compliqué.
05:41 Justement, quand on a entendu, vendredi, au moment de sa disparition,
05:44 certains soufflaient en regrettant qu'il n'y ait plus de grandes figures.
05:47 Aujourd'hui, à gauche, plus de Badinter, plus de Delors, plus de Moroy.
05:50 Est-ce que cette question est pertinente ?
05:52 Non, je ne la pense pas pertinente.
05:55 Moi, je trouve qu'aujourd'hui, la gauche, dans sa diversité, est une héritière,
06:01 une digne héritière d'ailleurs, des combats de Badinter.
06:04 La gauche continue de se battre pour plus de justice.
06:07 Elle continue de se battre pour que notre pays reste un état de droit.
06:10 Elle continue de se battre pour les droits de l'homme.
06:13 Et je ne vois pas de différence de hiatus énorme avec les combats de Badinter.
06:19 Ce n'est pas ses valeurs qui ont changé, c'est sa force.
06:22 Exactement. C'est sûr que Badinter avait à la fois le verbe "o"
06:26 et il avait la possibilité d'avoir ce verbe "o"
06:28 parce qu'il était dans une position dominante,
06:31 notamment lorsqu'il était garde des Sceaux.
06:33 Je crois que c'est exactement la défense de l'état de droit
06:37 et de la démocratie libérale européenne,
06:41 des États-nations européens depuis la libération.
06:46 Et je pense que si cet hommage et cette émotion est si forte en ce moment,
06:51 après la mort de Robert Badinter,
06:54 c'est parce qu'on sent bien que l'état de droit partout dans le monde est attaqué,
06:59 que l'illibéralisme progresse et que même en France,
07:03 les libertés individuelles, quand on multiplie les dissolutions d'associations,
07:09 dissoudre une association, c'est quelque chose qui doit être extrêmement rare
07:14 et qu'on doit faire avec parcimonie et à bon escient.
07:18 Et là, ça se fait un peu plus généralement.
07:21 Quand il était président du Conseil constitutionnel,
07:26 on oublie un peu cette période très importante de la vie de Robert Badinter.
07:30 Il était très attaché à la défense des droits et des libertés
07:34 et c'est en cela que ça dépasse beaucoup la gauche.
07:37 C'est vraiment les libertés, l'état de droit
07:40 et la tentation aujourd'hui un peu populiste,
07:43 la tentation autoritaire qu'on voit dans beaucoup de parties
07:46 et dans beaucoup de tendances, à gauche aussi.
07:49 Je pense que c'est ça qui nous incite à penser à Robert Badinter
07:57 et à mettre sa pensée, son action et ses paroles en avant.
08:01 On va revenir là-dessus. Je voudrais juste savoir si vous estimez aujourd'hui
08:05 que l'époque n'est plus propice aux grandes figures,
08:08 aux grands combats qui structurent une société.
08:12 Les Vembrins soufflent fort.
08:15 Il n'y a plus de schéma globaux.
08:18 Avant il y avait la droite, la gauche, l'Est, l'Ouest.
08:21 Tout ça s'est effondré. On essaye de reconstituer des clivages pertinents.
08:26 On ne sait pas s'il faut opposer les progressistes,
08:29 est-ce qu'on met dans le progressisme, aux conservateurs,
08:31 est-ce qu'on met dans le conservatisme.
08:33 Il y a encore des grands combats à avoir.
08:36 On le voit en ce moment avec le droit du sol
08:38 qui est particulièrement attaqué par notre gouvernement
08:40 et par une partie de la droite et de l'extrême droite.
08:42 Là, on a besoin qu'il soit mis en avant des personnalités comme Robert Badinter.
08:49 Et c'est le cas. A l'Assemblée Nationale,
08:52 vous avez des députés et au Sénat, des sénateurs qui montent au créneau.
08:57 Vous avez des avocats aussi en dehors du champ politique,
09:01 dans un champ parapolitique, qui montent aussi au créneau,
09:04 qui font des tribunes.
09:05 Ils n'ont pas vécu comme Robert Badinter.
09:07 Qu'on entend aussi Raphaël Baquet sur cette question de l'époque.
09:10 Est-ce que c'est le niveau qui a baissé ?
09:12 Je ne sais pas ce que vous appelez "grandes figures".
09:16 Il y a des figures, mais elles ne sont pas dans le même camp.
09:19 C'est ça qui a changé.
09:22 Il y a une personnalisation du pouvoir qui existe toujours,
09:25 mais hélas, pas dans le même camp.
09:27 Ce ne sont pas des grands humanistes comme l'était Robert Badinter.
09:32 Il représente toujours quelque chose.
09:34 J'étais quand même frappée de voir cette queue de gens
09:36 qui allaient signer le livre d'or au ministère de la Justice.
09:39 C'est quelques centaines de personnes.
09:41 Mais c'est quand même assez symbolique.
09:43 Je ne me souviens pas, à part pour des présidents de la République,
09:46 qu'un homme politique ait suscité une ferveur.
09:50 Simone Veil peut-être ?
09:51 Simone Veil, voilà.
09:52 Elle est l'équivalent de Robert Badinter à droite.
09:55 Mais c'est une génération qui disparaît.
09:57 C'est une génération qui a vécu le tragique de l'histoire,
09:59 qui a vécu la guerre, qui a choisi des camps en prenant des risques.
10:03 Qui a mené des grands combats de société aussi.
10:05 Moraux et de société.
10:06 Les générations, on ne peut pas leur en vouloir.
10:08 Les générations qui font de la politique aujourd'hui
10:10 n'ont pas vécu ces moments tragiques.
10:13 N'ont pas eu à choisir collaboration ou résistance.
10:15 Finalement, ça crée peut-être des personnages
10:19 qui ont moins de caractère et moins de charisme.
10:21 Mais il reste de grands combats à mener.
10:24 Et la jeunesse, comme vous dites, est en train de les mener aussi.
10:29 Et le tragique de l'histoire revient.
10:30 Exactement.
10:31 Et notamment sur la question écologique.
10:32 Je peux vous dire que là, vous avez des jeunes gens
10:35 qui sont dans notre société et qui mènent ces combats
10:38 avec aussi le verbe "eux" comme Robert Badinter.
10:42 Vous évoquiez le glissement du débat public
10:45 vers les idées de droite, d'extrême droite.
10:48 Robert Badinter dénonçait, je le disais, la lepénisation des esprits.
10:52 Est-ce que les derniers épisodes en date,
10:54 je pense que la réponse sera oui de votre côté, Pablo Piovivien,
10:58 mais sur la loi immigration, sur le droit du sol à Mayotte,
11:01 sont un symptôme de ce phénomène ?
11:04 En tout cas, c'est là-dessus qu'il a évoqué la lepénisation des esprits.
11:09 Alors, en même temps, il faut regarder la réalité de son engagement.
11:12 Il s'est beaucoup engagé pour l'asile.
11:15 Sur l'immigration, il s'est moins engagé,
11:19 dans l'immigration en tant que telle.
11:21 Mais sur le droit d'asile, oui, il a toujours été extraordinairement ferme,
11:26 très engagé dans la lignée de tous ses combats.
11:29 La vie avant tout, la générosité avant tout,
11:32 l'humain avant tout.
11:34 Donc ça, c'est ce qui le caractérise.
11:36 Et c'est ce qui, souvent, c'est ce que disait Bernanos en 1938,
11:42 les cœurs sont devenus durs et insensibles.
11:45 L'insensibilité, c'est la voie ouverte au fascisme.
11:48 C'est ça qui arrive.
11:49 Et Robert Baninter en était bien conscient.
11:51 Donc il a toujours défendu, avant toute chose, ça,
11:54 le cœur, l'homme, la vie.
11:56 Pablo Piovivien.
11:57 Si je puis me permettre, lorsqu'il était président du Conseil constitutionnel,
12:00 il y a eu une loi-chevènement sur l'immigration
12:03 qui était particulièrement dure dans les années 90.
12:08 Et à ce moment-là, Robert Baninter avait fait le choix de censurer 8 articles.
12:14 Donc il était aussi impliqué sur les questions d'immigration.
12:19 Oui, mais en 93, il y a aussi une loi sur l'immigration.
12:22 Et il choisit d'être plus subtil dans la censure de cette loi.
12:27 Il est président du Conseil constitutionnel, il résonne en droit, pas en politique.
12:31 Thomas Le Grand.
12:32 Oui, et sur le droit du sol et le droit du sang, c'est quelque chose de très compliqué.
12:36 Parce qu'il faut rappeler que le droit du sol n'est pas dans la Constitution.
12:39 Il n'y a pas un article de la Constitution qui consacre le droit du sol.
12:43 Le danger, ça serait de se demander, par exemple,
12:47 sur chaque événement de l'actualité, ce qu'aurait fait Robert Baninter.
12:52 Qu'aurait pensé Robert Baninter sur Mayotte ?
12:55 On ne va pas se l'approprier, ceux qui sont pour ou contre le droit du sol.
12:59 Il faut une différenciation, ça paraît évident.
13:02 Après, comment appeler ça ? Il ne faut pas tomber dans ce jeu-là.
13:04 On sait que sur l'euthanasie, en revanche, il était contre.
13:07 Il s'était exprimé là-dessus, au nom de la vie.
13:10 Il a évolué, il paraît.
13:11 D'après les discussions de certains de ses amis, il y a des débats.
13:14 Et là, on commence à être dans la reconstitution de ce qu'a pensé ce grand homme.
13:21 Certains disent qu'ils ont déjeuné avec lui il n'y a pas très longtemps, qu'il avait évolué.
13:25 D'autres disent qu'il n'a pas aboli la peine de mort pour qu'on légalise l'euthanasie.
13:33 "Protection de la vie avant tout et jusqu'au bout", disait-il.
13:37 Oui, je ne sais pas.
13:41 En l'occurrence, sur l'euthanasie ou l'aide à mourir sans douleur.
13:47 Parce que l'euthanasie, on ne sait pas ce qu'on met sous ce mot-là.
13:51 L'aide à l'accompagnement des mourants et l'aide à mourir sans douleur, c'est un peu différent.
13:57 En tout cas, quand je dis "la vie avant tout", c'est l'être humain.
14:01 Éviter les massacres.
14:03 Il a lutté pour tout ça, y compris pour des choses qui, aux yeux de l'opinion publique, étaient indéfendables.
14:10 Défendre des assassins, faire en sorte que les prisons soient plus humaines.
14:15 C'est difficile d'aller à la télé dans les prisons.
14:18 Imaginez que ça faisait, c'était considéré comme horrible.
14:21 "Ah voilà, c'est un restaurant 3 étoiles dans les prisons".
14:24 La dignité humaine.
14:26 Tout dernier mot, Pablo Piovivien, très très court.
14:29 Justement, c'est son combat pour les prisons que je trouve le plus exemplaire.
14:33 Et d'ailleurs, qui n'a pas abouti.
14:34 Parce que lorsqu'il est arrivé en 1981, en 1986, il y avait plus de gens dans les prisons.
14:38 La population carcérale avait augmenté.
14:40 Il avait dit "voilà, c'est un échec, je n'ai pas réussi".
14:43 Mais c'est vrai que son combat pour la non-prison, pour les peines alternatives,
14:47 pour l'aménagement des conditions de vie en prison, c'est un combat qui aujourd'hui, c'est vrai,
14:51 est un peu délaissé, y compris par la gauche.
14:54 Et c'est bien dommage.
14:55 Pablo Piovivien de la revue "Regard", Raphaël Baquet du "Monde",
15:00 Thomas Legrand, Libération et France Inter, merci beaucoup.

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