Jean-Claude Mailly, secrétaire général de Force Ouvrière ( 2004-2018) et Jean-Marc Daniel, économiste, professeur émérite à l'ESCP Europe, auteur de "Histoire de l’économie mondiale. Des chasseurs-cueilleurs aux cybertravailleurs" (éditions Texto, 2023) sont les débatteurs de ce jeudi 11 avril.
Retrouvez le débat du 7/10 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10
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00:00 Faut-il remettre en cause le droit de grève pour préserver notre droit aux vacances ?
00:06 Débat relancé par les sénateurs cette semaine.
00:09 Ils viennent de voter un texte qui vise à limiter les grèves dans les transports pendant
00:13 certaines périodes.
00:14 Le principe en fait c'est d'octroyer au gouvernement un quota de 30 jours à utiliser sur les vacances
00:21 scolaires, les jours fériés, les élections ou les grands événements comme les Jeux
00:25 olympiques.
00:26 Durant lesquels les personnels des services publics des transports, au sol, pas dans
00:30 l'aérien, seraient privés de leur droit de grève.
00:33 Jean-Claude Mahi, bonjour.
00:35 Vous avez été pendant 14 ans secrétaire général du syndicat Force Ouvrière.
00:39 Bonjour à vous également Jean-Marc Daniel.
00:41 Vous êtes économiste, professeur émérite à l'ESCP Business School et auteur du livre
00:46 « Histoire de l'économie mondiale ». C'est chez Talandier.
00:49 Alors je précise que le gouvernement s'oppose à ce texte et qu'il y a peu de chance qu'il
00:54 passe à l'Assemblée nationale, mais ça veut dire quoi ? Ça veut dire que cette question
00:58 est trop sensible encore politiquement ?
01:00 A côté du gouvernement, je le suppose.
01:03 Il y a quand même assez de dossiers sur le feu, entre ça, l'assurance chômage, vouloir
01:09 reprendre de l'argent, retraite complémentaire, argent passé des meilleurs.
01:12 Donc un de plus, à moins de vouloir mettre le feu, je ne pense pas que ce soit sa priorité.
01:17 Ceci étant, c'est un vieux dossier qui ressort régulièrement.
01:21 Depuis l'invention du droit de grève sans doute ?
01:23 Oui, d'une certaine manière.
01:24 La dernière fois qu'on avait traité ça, c'est en 2007.
01:27 C'est du temps de Nicolas Sarkozy et que le ministre Xavier Bertrand…
01:31 Ce n'est d'ailleurs pas un service minimum qui est instauré.
01:34 C'est que les salariés du service public qui souhaitent être en grève doivent le
01:37 déclarer deux jours avant afin de pouvoir organiser un peu le trafic.
01:41 Là, dans le cas présent, d'abord, je trouve que c'est une erreur.
01:44 Ou alors c'est une démarche politicienne, c'est autre chose.
01:47 D'abord, ça part d'un point particulier, c'est la grève des contrôleurs de la SNCF.
01:54 À partir de là, on veut faire une loi généralisant tout.
01:56 On ne fait jamais une loi pour régler un problème particulier.
01:59 Déjà, une première chose.
02:01 En plus, c'est un cas vraiment particulier.
02:04 Les contrôleurs ne sont pas organisés en syndicats, ils sont organisés en collectifs
02:08 Facebook.
02:09 Par contre, ils ont besoin que des syndicats déposent pour eux des mots d'ordre.
02:15 C'est un peu comme des coucous si vous voulez, qui vont dans le nid des autres.
02:17 Sauf que là, ceux qui sont dans certains du nid acceptent de déposer des mots d'ordre
02:22 de grève.
02:23 Alors ça, on peut s'interroger là-dessus, c'est autre chose.
02:24 Mais c'est une erreur de remettre en cause le droit de grève.
02:26 Jean-Marc Daniel, vous pensez que c'est une bonne idée ?
02:29 Non, je ne pense pas que la façon dont ça a été fait soit une bonne idée.
02:32 Mais je pense que ça correspond à un triple constat.
02:34 D'abord, un constat chez les sénateurs de l'exaspération d'une partie de la population
02:37 face à ces grèves.
02:38 C'est-à-dire que les sénateurs, s'ils font ça, c'est parce qu'ils pensent qu'ils
02:41 vont en retirer en termes d'image de marque bénéfice.
02:46 Le deuxième constat, vous le disiez, c'est d'emblée, lorsqu'on a donné le droit de
02:49 grève, ça a été donné sous Napoléon III, le rapporteur qui était Émile Olivier,
02:53 qui était le leader de l'opposition républicaine, avait eu cette formule, il disait "on fait
02:56 grève contre un patron, on ne fait pas grève contre sa nation".
02:59 Et donc, les grèves en question sont des grèves qui sont dans des services publics
03:03 et qui sont perçues comme étant effectivement des grèves non pas contre le patron, d'autant
03:07 plus que le patron de la SNCF, il n'est pas directement touché à titre personnel par
03:13 les grèves.
03:14 Et donc, je pense qu'il y a une définition de ce que doit être l'action syndicale
03:19 au sein de ces grandes institutions.
03:20 Pour être clair, Jean-Marc Daniel, vous vous dites que le droit aux vacances est aussi
03:24 important que le droit de grève ?
03:25 Non, et alors justement, cette question s'est posée à plusieurs reprises, après Émile
03:34 Olivier, notamment dans les années 70, au moment où l'EDF à l'époque coupait l'électricité.
03:40 Et donc, les grévistes coupaient l'électricité.
03:42 Donc, le Conseil constitutionnel a été saisi sur la base du fait que le droit de grève
03:46 est dans la Constitution, c'est la linéa 7 du préambule qui dit "le droit de grève
03:50 s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent".
03:52 Et donc, le Conseil constitutionnel a mis un avis, il a dit ceci, je cite "la continuité
03:57 du service public a le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle tout comme le
04:02 droit de grève".
04:03 Et il précise "des limitations peuvent être accordées au droit de grève jusqu'à l'interdiction
04:10 aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments
04:13 du service, et c'est là que c'est important, dont l'interruption porterait atteinte aux
04:18 besoins essentiels du pays".
04:19 - Alors, est-ce que partir en vacances c'est un besoin essentiel ?
04:23 - Il appartient maintenant aux législateurs de définir les besoins essentiels.
04:26 Et là où je suis d'accord avec vous, est-ce que partir en vacances de ski c'est un besoin
04:30 essentiel ? Je pense que la question se pose.
04:32 - Jean-Claude Mahi ?
04:33 - J'en suis pas convaincu, mais effectivement, vous prenez les policiers n'ont pas le droit
04:37 de grève, les surveillants de la pénitentiaire n'ont pas le droit de grève, dans les hôpitaux
04:41 c'est très contagiant, on comprend tout ça très bien.
04:44 Mais là, je vous dis, de partir de ce problème particulier, après on peut discuter de la
04:49 nature du problème, pour faire une loi, je pense qu'il y a un vrai débat politicien,
04:54 il va falloir se marquer, le Sénat veut se marquer, enfin une partie du Sénat veut se
04:59 marquer, y compris vis-à-vis de l'Assemblée Nationale, etc.
05:01 Pas sûr d'ailleurs que le texte en question passe à l'Assemblée Nationale.
05:05 - On voit effectivement les enjeux politiques qu'il y a derrière, la droite et en l'occurrence
05:10 l'UDI qui est allié d'ailleurs de la majorité présidentielle pour les européennes qui
05:13 poussent ce texte, le gouvernement qui ne veut pas prendre le risque, mais au niveau
05:17 de l'opinion, et vous l'évoquiez Jean-Marc Daniel, est-ce que, je vous repose la question
05:21 à vous Jean-Claude Mahi, mais est-ce que vous sentez que l'acceptabilité sociale de
05:27 la grève, dans les transports en l'occurrence, est de plus en plus remise en cause et diminue ?
05:33 - Vous savez, c'est comme beaucoup de choses, le droit de grève ne s'use que si l'on s'en
05:37 sert.
05:38 Et que trop jouer sur "on va faire grève", pourquoi les périodes de vacances quand ils
05:42 décident de faire grève ? C'est là que ça ennuie le plus de monde.
05:45 - C'est vrai que c'est le principe.
05:48 - Oui, mais en même temps, je pense qu'en abuser c'est contre-productif à un moment
05:52 donné.
05:53 Et après il peut y avoir effectivement les gens qui voulaient se déplacer, ou même
05:57 pour aller au boulot, pour certains c'est pour aller au boulot, être pénalisé, c'est
06:02 contre-productif.
06:03 La grève est réussie quand il y a deux choses.
06:05 La première chose c'est qu'il y ait des grévistes, bien entendu, parce que vous pouvez lancer
06:08 un appel à la grève et puis il n'y a pas grand monde qui fait grève, donc c'est raté.
06:11 Et deuxièmement, qu'il y ait une acceptabilité ou un soutien, en 1995 on parlait de grève
06:16 par procuration, de la population.
06:18 Là vous êtes dans…
06:19 - Il y a les syndicats des services publics qui faisaient grève pour ceux qui ne pouvaient
06:24 pas se faire grève.
06:25 - Oui c'est ça, c'est ceux qui ne pouvaient pas, quand vous êtes précaire d'ordre privé,
06:28 c'est difficile de faire grève par exemple.
06:29 Donc on déléguait d'une certaine manière.
06:32 On n'en est pas là aujourd'hui.
06:33 - Jean-Marc Daniel.
06:34 - Oui, ce qui est important dans ce qui se passe en ce moment, et donc dans cette histoire
06:37 de grève par procuration, quand vous regardez les journées perdues dans l'activité économique
06:41 pour fait de grève, 45 à 50% suivant les années se concentrent sur trois employeurs,
06:46 l'État, la SNCF et la RATP.
06:48 Je dis bien la RATP, pas les transports publics, parce que quand vous regardez le nombre de
06:52 journées perdues pour fait de grève à Lyon par exemple, où il y a des transports en
06:56 commun d'une importance qui est comparable avec celle de la RATP, vous avez beaucoup
06:59 moins de grève.
07:00 Vous avez quand même derrière ça, pour moi, deux questions.
07:03 La première question c'est, comment se fait-il que l'État soit aussi mauvais dans la gestion
07:08 des ressources humaines ? C'est-à-dire que l'État qui donne des leçons à tout le monde,
07:12 l'État qui dit aux entreprises, il faut négocier, il faut accorder des hausses de salaire, l'État
07:16 se heurte en permanence à l'hostilité d'une partie de ses personnels.
07:20 Donc je pense qu'il y a une vraie question, de même sur la SNCF et la RATP.
07:25 M.
07:26 Farandou l'a dit, il y a un moment où la grève devient une sorte de réflexe alors
07:29 qu'il est prêt à négocier.
07:31 Donc la question qui se pose c'est, est-ce que ces structures sont adaptées à un dialogue
07:34 social ?
07:35 Et la question qu'on peut se poser, puisque je parle de la RATP et des transports en commun
07:38 de Lyon, la grande caractéristique des transports en commun de Lyon c'est que c'est privé.
07:41 Certes, ça va être géré par la RATP, mais la RATP en tant qu'entité, privée, en tant
07:46 que personne qui réagit souvent des modalités d'un actionnaire privé.
07:50 Le deuxième moment que je ferai, c'est que quand vous regardez l'histoire de la grève
07:55 par procuration, vous apercevez quand même que dans cette affaire, les gens qui se mettent
08:01 en grève ne sont pas, comment dirais-je, dans une entreprise privée, quand vous vous
08:06 mettez en grève, vous perdez votre salaire, ce qui est maintenant quand même le cas le
08:09 plus souvent dans les services publics, mais de longtemps ça n'a pas été le cas.
08:12 Et surtout si vous menacez la survie même de l'entreprise, par votre grève, vous
08:16 êtes menacé dans votre emploi.
08:18 Et donc vous avez une responsabilité vis-à-vis de l'entreprise que vous assumez dans la
08:22 grève.
08:23 Et si vous menacez les services publics, votre salaire, la SNCF ne fera pas faillite.
08:29 Et si la SNCF perd de l'argent à cause de votre grève, l'État sera là pour compenser.
08:33 Et donc je pense que les grévistes à ce moment-là ont besoin pour que leur grève
08:38 soit efficace, puisqu'ils ne menacent pas la survie de l'entreprise, de menacer l'image
08:43 de l'entreprise.
08:44 Et donc ils le font à ce moment-là.
08:45 Donc ils le font quand ça dérange le plus de monde.
08:48 Et donc ils font de moins en moins appel à la grève par procuration et de plus en plus
08:52 appel à l'exaspération.
08:53 Et donc je pense que c'est pour ça qu'il faut une réponse politique.
08:56 En termes, on ne remet pas en cause le droit de grève, mais on répond sur l'essentiel.
09:00 Qu'est-ce qui est essentiel au pays ?
09:02 Justement, en 2007, vous l'évoquiez Jean-Claude Mailly, on avait débattu, enfin Nicolas Sarkozy
09:06 avait essayé d'instaurer le service minimum.
09:08 Finalement il n'existe pas aujourd'hui.
09:10 Qu'est-ce qu'il faut faire ? Est-ce qu'il faut adapter le droit de grève et comment ?
09:14 Il y a un problème de fonctionnement, comme le disait Jean-Marc Daniel.
09:18 L'État n'est pas le meilleur des RH, c'est le moins qu'on puisse dire.
09:21 Mais si vous prenez par exemple la RATP, je mettrais une nuance.
09:24 Les grèves à la RATP ces dernières années, c'est surtout quand c'est des grèves
09:28 de caractère interprofessionnel.
09:30 Mais spécifiquement RATP moins, parce qu'il y a un dialogue social qui fonctionne bien.
09:34 A la SNCF, c'est plus compliqué.
09:37 Ce n'est pas lié d'ailleurs à M. Farandou.
09:39 Il faut se souvenir qu'il y a 25 ou 30 ans, le patron de la SNCF se mettait d'accord
09:44 avec la CGT pour faire des grèves pour réclamer de l'argent à l'État dans le budget.
09:48 Il y a eu une période, on n'en est plus là.
09:50 Donc il y a une histoire particulière.
09:53 Non, non, mais il y a une responsabilité.
09:56 - On n'y touche pas ?
09:57 - Si, si, il ne faut pas.
09:58 Ça ne sert à rien d'y toucher.
09:59 Vous savez, moi je me souviens dans les années 80, les surveillantes pénitentiaires qui
10:03 n'avaient pas le droit de grève, c'était mis en grève.
10:05 Et je me souviens que le ministre à l'époque nous avait reçus et avait dit "mais c'est
10:10 interdit, ils ne peuvent pas faire grève".
10:11 Oui, mais ils sont en grève et on fait quoi ? Si les gens s'arrêtent, etc.
10:14 Et à un moment donné, il faut être réaliste.
10:16 Donc ça ne sert à rien.
10:17 Mais il faut se rendre compte qu'on améliore tous les systèmes de dialogue social, le
10:20 système d'alarme sociale qui existe avec des procédures, etc.
10:23 Bien entendu, ça il faut le faire.
10:25 - Vous êtes d'accord Jean-Marc Daniel, en fait vous vous retrouvez plutôt.
10:28 Plutôt que de toucher au droit de grève, il faut améliorer le dialogue.
10:31 - Il faut améliorer le dialogue social.
10:33 Je pense qu'il y a, d'abord on parle des surveillants.
10:36 Ma génération se souvient qu'en 1963, les mineurs s'étaient mis en grève.
10:40 Et De Gaulle avait répondu en disant "bon, écoutez, maintenant ça porte atteinte aux
10:45 besoins essentiels du pays, donc ils recagnent les mines et donc je les réquisitionne".
10:49 Et personne n'est redescendu dans les mines.
10:52 Donc l'épreuve de force n'est pas la solution.
10:54 Et je pense qu'il y a deux solutions.
10:56 La première c'est, est-ce que la SNCF a vocation à être en permanence un monopole
11:00 public ?
11:01 - Alors vous allez plus loin, c'est-à-dire que vous parliez de privatisation tout à
11:05 l'heure.
11:06 - Oui, je pense qu'après tout, le succès de ce qui se passe à Lyon montre qu'on n'a
11:09 pas besoin dans les grandes agglomérations d'avoir un monopole public pour gérer les
11:12 transports.
11:13 Et la deuxième chose, à partir du moment où non seulement il y a une exaspération
11:17 de la population, mais où les syndicats qui sont les plus en avant dans le combat gréviste
11:23 reculent régulièrement aux élections.
11:24 Je rappelle qu'à la SNCF, en 2004, la CGT faisait 44% des suffrages.
11:30 Aux dernières élections, ils ont fait 32% des suffrages.
11:33 Ils en ont perdu un peu au profit de Sud Rail, mais globalement le bloc Sud Rail-CGT
11:38 est en train de perdre la majorité parmi les agents de la SNCF.
11:41 Et donc je pense que là aussi, il faut que les syndicats s'aperçoivent que non seulement
11:45 ils exaspèrent la population, mais en plus, ils ne correspondent plus aux attentes des
11:50 agents qu'ils prétendent représenter.
11:51 - On voit donc que cette proposition de loi qui a été votée au Sénat, même si elle
11:56 a très peu de chances de passer, en tout cas, relance le débat.
11:59 - Elle a l'obligation de relancer le débat et de permettre, à mon avis, de définir
12:02 les besoins essentiels du pays.
12:03 - Merci à tous les deux.
12:04 - Et elle sera mise au congélateur.
12:05 - Voilà.
12:06 - Jean-Marc Desjeunes, ancien secrétaire général de Force Ouvrière et Jean-Marc Daniel,
12:11 professeur émérite à l'ESCP Business School.