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Ali Baddou reçoit Matthieu Potte-Bonneville, philosophe, spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault, et directeur du département Culture et création du Centre Pompidou, pour se poser la question de la rentrée : comment redémarrer, comment repartir, comment "Recommencer" ?

15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (30 Août 2024)
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Transcription
00:00Pour recommencer là où tout a commencé, 15 minutes de plus ce matin avec une question
00:06qui s'impose à tous ceux qui reprennent ou qui ont repris le chemin du travail ou
00:11de l'école, rentrer, reprendre, recommencer, que disent de nous et de nos existences ces
00:17mots exercice de philosophie pratique ce matin ? J'ai le bonheur de recevoir un philosophe
00:22spécialiste notamment de Michel Foucault, il est également directeur du département
00:27culture et création du centre Georges Pompidou et il publie « Recommencer » chez Verdier,
00:33un essai passionnant, un essai qui parle de nous et qui parle de ce couple inséparable,
00:39différence et répétition, un livre où l'on croise Batman, Anna Arendt, Saint-Augustin.
00:45Bonjour Mathieu Potte-Bonneville, et bienvenue, on va recommencer, reprendre, faire la rentrée
00:52de ce 15 minutes de plus avec une expérience de pensée mais petite différence, ça c'est
00:57une expérience qui est très largement partagée, on est sur le chemin de l'école ou du travail
01:03pour les uns, ils ont la boule au ventre, pour les autres c'est déjà la laissitude
01:07ou l'excitation.
01:08Qu'est-ce qu'on dit quand on dit qu'on fait sa rentrée Mathieu Potte-Bonneville ?
01:13C'est intéressant de regarder le complexe d'affect que la rentrée suscite, a suscité
01:19en nous, on a tous été enfant avant que d'être homme disait Descartes et on a tous
01:24connu cette boule au ventre et on la rejoue d'ailleurs quand nos propres enfants vont
01:28à l'école et font leur rentrée des classes, c'est une boule intéressante parce que s'y
01:32mêle de l'appréhension, de l'angoisse parfois, il y a aussi toutes celles et ceux
01:36pour qui l'école est un calvaire, il faut y penser, de l'excitation, l'excitation
01:41des retrouvailles, c'est-à-dire qu'il y a aussi une joie à recommencer, à reprendre,
01:45à se trouver repris dans le mouvement de la répétition et puis au milieu de tout
01:49cela, il y a parfois, en tout cas moi j'en ai un net souvenir, le sentiment, l'envie
01:56que ça se voit, c'est-à-dire que ce qu'on a vécu pendant les vacances, que la manière
02:01dont on a changé, dont on se sent avoir changé pendant les grandes vacances, pendant ce qu'étaient
02:05les grandes vacances, se verra et puis on arrive à l'école et puis ça se voit pas
02:09du tout et dans cette toute petite déception-là, dans cette manière d'avoir le cœur serré
02:17parce qu'on se croyait tout différent, on se croyait changer et nous voilà revenus
02:21au même, c'est toute la question qui est posée, c'est-à-dire comment est-ce que
02:24du neuf peut se ménager, se frayer une voie dans ce qui ne cesse de revenir, de reprendre,
02:30de recommencer ?
02:31Oui, parce qu'il n'y a pas de recommencement sans répétition, mais c'est pas pour autant
02:35que c'est un retour à l'identique.
02:37Non, ce qui est intéressant avec le mot « recommencer » en français, c'est qu'il nomme à la
02:42fois le renouveau et la répétition.
02:43« Recommencer », ça veut dire à la fois reprendre, reprendre à neuf et puis en même
02:49temps refaire.
02:50Ce n'est pas continuer.
02:51Ce n'est pas continuer, en effet, c'est un peu différent.
02:54C'est d'ailleurs l'étrange rêve, vouloir recommencer, c'est rêver à la fois de continuer
03:00et de ne pas continuer.
03:01C'est-à-dire à la fois de ne pas simplement commencer autre chose, d'être dans la foulée
03:05de ce qu'on a fait et puis en même temps de créer une nouveauté, de reprendre les
03:11choses à neuf, de rejouer, de rebattre les cartes, de remettre le couvert.
03:15Pourquoi créer une nouveauté ? La répétition, c'est justement l'assitude, c'est l'éternel
03:20retour du même, c'est ce à quoi finalement on s'habitue, c'est la perte de l'ambition.
03:27Anna Arendt disait qu'il y avait chez l'être humain une condition de natalité, c'est-à-dire
03:33que ce qui nous caractérise, c'est d'être né, c'est-à-dire qu'à chaque fois qu'un
03:39être humain naît, un nouvel individu inattendu, imprévisible, apparaît dans le monde.
03:43Et pour Arendt, il y avait cette idée que notre vocation, c'était que quelque chose
03:50de cette nouveauté-là, de cette inédit-là, se rejoue, se retrouve dans nos manières
03:55d'agir.
03:56Vous l'a cité Anna Arendt dans votre livre « Recommencer », mais elle distinguait
03:59justement différents types d'activités humaines, des activités qui sont liées
04:04à la satisfaction des besoins, au fait de se réveiller pour aller au boulot, au fait
04:09de se réveiller pour aller à l'école, ça c'est une forme de servitude.
04:13Mais il y a aussi une autre forme d'activité où l'on peut véritablement recommencer,
04:19créer du nouveau.
04:20Qu'est-ce qu'elle entend par là ?
04:22Arendt distinguait au fond trois types d'activités et trois modalités du temps.
04:27Il y avait le travail, et le travail c'est l'ordre de la répétition, c'est ce que
04:31l'on ne cesse de refaire pour reproduire sa propre existence, pour gagner de quoi manger.
04:35Il y a le domaine de l'œuvre, qui est plutôt de l'ordre de la persistance et de l'achèvement,
04:40c'est-à-dire que quand on fait œuvre, quand on fabrique quelque chose de durable,
04:44c'est quelque chose qui va rester, ce qui reste.
04:46Il y a donc ce qui se répète, ce qui reste, et puis il y a ce qu'elle appelait l'action,
04:49c'est-à-dire ce qui commence, ce qui initie, ce qui crée quelque chose de nouveau.
04:53Et pour elle, la grandeur de l'être humain était plutôt du côté de l'action, même
04:59si, remarquez-t-elle, les sociétés modernes ont plié la logique de l'action à la logique
05:04du travail, c'est-à-dire nous ont contraint à envisager l'action elle-même comme une
05:09espèce de répétition, et d'ailleurs la politique comme une profession par exemple.
05:13Vous êtes un passionné de cinéma Mathieu Podbonneville, il y a un film culte, un film
05:19qu'on a tous en tête, c'est « Un jour sans fin » avec Bill Murray, ce présentateur
05:24météo qui est pris dans le temps, il est en reportage pour couvrir la journée de la
05:29marmotte, et il revit, il revit sans fin, la même journée, encore et encore, on écoute.
05:36Il est prisonnier ? C'est le jour de la marmotte !
05:41Un jour sans fin, je ne sais que revivre le même jour, encore et encore, Phil Nedd-Ryerson !
05:50Vous faites du déjà-vu Madame Lancaster ?
05:52Je ne crois pas non, mais je vais aller boire en cuisine !
05:55Voici enfin le jour J, encore !
05:58Mathieu Podbonneville, pourquoi ce jour, « Un jour sans fin » ? Pourquoi ce film-là vous parle ?
06:03C'est un film magnifique, l'idée d'avoir encapsulé l'épreuve de l'éternel retour,
06:08qui est quand même le sommet de l'œuvre de Nietzsche dans une comédie romantique,
06:12avec Bill Murray, c'est une idée extraordinaire, et la manière dont le personnage passe constamment
06:18de l'exaltation d'un sentiment presque de toute puissance, parce qu'il a toute maîtrise sur cette journée qu'il connaît par cœur,
06:25à l'abattement le plus radical, parce qu'il ne sortira jamais de cette journée,
06:29c'est assez exactement ce que décrit Nietzsche dans l'épreuve de l'éternel retour.
06:35En réalité, ce film est assez sérieux, assez rigoureux dans sa manière de poser la question
06:41« Que se passerait-il si nous devions revivre éternellement la même journée ? »
06:46Alors, Bill Murray, il trouve une forme de rédemption, et c'est magnifique.
06:50Et puis, il réussit à séduire Andy MacDowell.
06:52Et puis, ce qui n'est pas ce qui n'est pas...
06:54Mais vous parlez aussi de Batman, et de cette mode des prequels,
06:58c'est-à-dire de ce qui se passe avant que le super-héros ne devienne super-héros,
07:03c'est par exemple Bruce Wayne avant Batman dans la série, des films de Christopher Nolan et de ses blockbusters,
07:09Batman Begins. Qu'est-ce que ça dit ce genre-là et la succession de ces films, tous sur le même modèle ?
07:17Ce qui est intéressant, c'est la manière dont le cinéma a fait de la répétition, de la franchise,
07:23une forme de capital, et la manière dont il s'épuise à tenter de renouveler sans renouveler.
07:31Parce qu'au fond, Hollywood a aujourd'hui extrêmement peur de lancer de nouveaux formats, de nouveaux personnages,
07:37de nouvelles intrigues, donc il faut éternellement repasser par les mêmes,
07:41il faut rebooter, comme on dit Spider-Man...
07:45Rebooter comme on redémarre un ordinateur ?
07:47Exactement, le débrancher et le rebrancher.
07:49Mais à l'intérieur de cette répétition absolument permanente, il faut trouver des formes de nouveautés.
07:55Parfois ça marche, parfois ça donne des choses intéressantes,
07:58et parfois ça donne des choses particulièrement accablantes.
08:00Donc trouver du neuf dans la répétition, il faut un talent d'artiste pour s'y livrer.
08:06Il faut aussi le talent du philosophe.
08:08À quoi est-ce qu'on reconnaît le recommencement Mathieu Potbonville ?
08:11On va écouter un extrait de musique.
08:14It's gonna rain, il va pleuvoir, Steve Reich.
08:25Alors ça doit dérouter nos auditeurs, c'est un morceau qui dure environ 18 minutes,
08:30qui a été créé en 1965.
08:32Qu'est-ce que ça raconte ?
08:34C'est un monument de la musique répétitive.
08:37D'abord c'est très beau parce que c'est de la musique, absolument.
08:40Pourquoi c'est de la musique ?
08:42Parce qu'on va superposer des couches répétitives, toujours la même phrase,
08:46mais avec de très légers micro-décalages,
08:49jusqu'à ce que dans la superposition de ces couches, des formes neuves adviennent,
08:54et que l'expérience de l'auditeur aussi, qui est lui-même pris dans cette répétition infinie,
08:59dans une forme de trance, se transforme.
09:01On va littéralement faire naître de la nouveauté, faire naître de l'inouï,
09:06dans la réécoute permanente de cette phrase,
09:09qui tombe comme les gouttes de pluie tombent en réalité.
09:12Combien faut-il de gouttes pour faire une pluie ?
09:15Combien faut-il de fois répéter It's gonna rain
09:19pour qu'il pleuve véritablement, comme une forme d'ondée absolument magnifique dans ce morceau ?
09:24On est au cœur de la différence et de la répétition.
09:26Dans le livre que vous publiez « Recommencer », on croise Batman,
09:30et puis on croise aussi un autre combattant.
09:32Il était extrêmement doué à l'épée, c'est René Descartes.
09:35Dans les « Méditations métaphysiques », Descartes décide de, je cite,
09:39« commencer tout de nouveau depuis les fondements ».
09:42C'est la rentrée, beaucoup d'entre nous ont pris de grandes résolutions.
09:46Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire qu'un homme comme Descartes,
09:49extrêmement lucide et qui sait qu'il a eu une histoire,
09:52qui sait qu'il a eu des parents, qui sait qu'il a eu des connaissances
09:55que lui ont transmises la tradition, la religion, la science, que sais-je,
10:00commencer tout de nouveau depuis les fondements, c'est possible ?
10:04C'est ce que Descartes pense.
10:06Descartes est un des philosophes qui s'est intéressé à la question du recommencement,
10:10là même où la philosophie a davantage travaillé à la question des premiers commencements.
10:13La métaphysique, au fond, c'est la philosophie première,
10:15la philosophie des toutes premières choses.
10:17Lui s'intéresse au fait que, parce que nous avons d'abord été enfants,
10:21nous avons reçu des connaissances avant d'être capables de les évaluer
10:24et qu'il faut donc, d'une certaine façon, remettre tout ça à plat.
10:27Et il le fait au travers du doute et il le fait au travers d'une résolution.
10:31Descartes est l'homme résolu, il le décide.
10:34La question étant évidemment de savoir si cette fracture opérée par la volonté,
10:39cette saisure de la volonté radicale suffit à rebattre entièrement les cartes.
10:45Spinoza n'y croira pas beaucoup, il pensera qu'il faut procéder différemment.
10:49La question de savoir ce que valent et ce que peuvent nos résolutions,
10:53c'est une question énorme.
10:55Nous sommes souvent déçus par la manière de prendre de grandes résolutions
11:00et puis de les oublier.
11:02Mais c'est même le principe des bonnes résolutions.
11:05L'entretien arrive à son terme, Mathieu Bonneville.
11:08Qu'est-ce qu'il y a de politique dans l'idée de recommencer ?
11:11C'est la rentrée pour les écoliers lundi ?
11:13C'est la rentrée pour ceux qui reprennent le boulot ?
11:17Il y a un chapitre Renaissance qui fait évidemment écho à Emmanuel Macron.
11:20Vous parlez du Parti Socialiste.
11:22Qu'est-ce qu'il y a là-dedans de politique dans le recommencement ?
11:25Il suffit de penser à la séquence politique que nous vivons depuis quelques temps.
11:30D'abord, il ne faut pas sous-estimer la force de l'argument du « on n'a pas tout essayé ».
11:35Je pense que si la France est passée au bord de l'abîme,
11:38c'est précisément parce qu'il y avait un désir de neuf
11:41qui se faufilait au travers du sentiment que la répétition était permanente.
11:46Je pense que la manière dont, collectivement, les citoyens s'y sont remis,
11:51contre une partie d'eux-mêmes, sont repartis, votés, tractés, etc. était formidable.
11:56Je pense que la manière dont ils ont été, dont cette force-là,
12:00cette résolution-là a été déçue par les appareils politiques est pathétique.
12:06Et que la façon dont nous sommes replongés dans une forme de répétition sans fin,
12:10pour le coup, c'est la mauvaise version d'Eternel Retour.
12:12En un mot, « recommencer », c'est être optimiste ou est-ce que c'est être pessimiste ?
12:17« Jamais ne reviendra le matin heureux et confiant », c'est une citation qu'on trouve dans votre livre ?
12:22C'est se faire une joie d'être un peu laborieux.
12:25Merci infiniment Mathieu Potte, Bonneville.
12:27« Recommencer », je le recommande chaleureusement, c'est publié chez Verdier.
12:31Et merci d'avoir été le premier invité de ce 15 minutes de plus.

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