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Ali Baddou reçoit Pierre Bayard professeur de littérature française à l'Université Paris 8, écrivain et psychanalyste pour évoquer plusieurs de ses ouvrages "Hitchcock s'est trompé.", "Et si les Beatles n'étaient pas nés?" ou encore "Aurais-je été résistant ou bourreau ?" aux éditions de Minuit.
15' de plus par Ali Baddou sur France Inter (5 Avril 2024)
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Transcription
00:00 * Extrait de France Inter *
00:09 15 minutes de plus et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir un immense lecteur,
00:15 un grand cinéphile, il est professeur de littérature française à l'université Paris 8, psychanalyste
00:21 et l'auteur de nombreux essais et de livres passionnants, des expériences de pensée
00:26 qui bousculent nos certitudes, qui bousculent nos habitudes, qui nous invitent à lire les
00:32 livres différemment, à regarder ce que nous pensions acquis pour non évident, comment
00:39 parler des livres qu'on n'a pas lus était l'un des titres de ces livres justement, et
00:43 si les Beatles n'étaient pas nés, un autre de ces titres, aurais-je été résistant ou
00:48 bourreau un troisième ? Et le dernier vient de paraître, Hitchcock s'est trompé, c'est
00:54 toujours publié aux éditions de Mueni, toujours dans la très belle collection Paradox, et
00:59 c'est un paradoxe vivant qui est avec nous en studio, bonjour et bienvenue Pierre Bayard.
01:03 Bonjour.
01:04 Paradoxe définition ? Ce qui va à l'encontre du sens commun, de nos habitudes de pensée
01:12 et peut-être par moment de ce qu'on appelle les biais cognitifs qui sont des grilles à
01:16 travers lesquelles nous analysons le réel, nous le captons et parfois de manière insuffisante.
01:21 On va en parler, comme d'habitude, on va commencer par une expérience de pensée qu'on
01:25 trouve dans ce livre, et si les Beatles n'étaient pas nés ? La question peut paraître surprenante,
01:30 mais imaginons que nous sommes le 28 octobre 1961, qu'on est dans la peau d'un homme,
01:38 il s'appelle Raymond Jones, c'est un homme qui est à Liverpool et il pousse la porte
01:43 d'une boutique de disques, il en cherche un en particulier, le titre… Et donc il rentre
01:49 dans cette boutique, moi j'imagine qu'il n'y rentre pas, et il fait la connaissance
01:54 du propriétaire de la boutique, qui est un certain Brian Epstein.
01:57 Alors imaginons, vous allez plus vite que la musique, il cherche un disque, My Bonnie,
02:02 c'est celui d'un groupe qui commence à peine, qu'on connaît à peine, ce groupe
02:06 c'est les Beatles.
02:07 Mais ce disque-là n'est pas en stock et du coup le vendeur, un certain Brian Epstein,
02:12 décide de passer commande.
02:13 Et vous, vous imaginez donc si Raymond Jones n'était pas entré dans cette boutique
02:18 le 28 octobre 1961, Pierre Bayer, les Beatles n'auraient sans doute pas existé.
02:24 Expliquez-nous ça.
02:25 Parce que Brian Epstein, dans cette hypothèse, dans cette expérience de pensée, ne s'intéresse
02:30 pas aux Beatles, d'ailleurs il ne s'intéresse peu à la musique, peu de temps auparavant
02:32 il vendait des meubles.
02:33 Mais il est sensibilisé par Jones aux Beatles, il les écoute et il décide de s'en occuper
02:39 et il va devenir ce que les spécialistes de rock appellent le cinquième Beatles.
02:43 Parce qu'il va arriver à convaincre une maison de disques, la plupart des producteurs
02:47 ne s'intéressent pas aux Beatles, de la nécessité de les éditer.
02:50 Il va s'occuper de leur carrière, il va les fabriquer et en particulier il va leur
02:54 donner un conseil vestimentaire essentiel, il va leur conseiller de s'habiller correctement.
02:59 Et donc il est considéré comme celui qui a fait les Beatles.
03:02 Et moi je fais cette expérience de pensée, si Jones ne s'arrête pas dans la boutique,
03:07 il n'y a pas de Beatles.
03:08 Et alors qu'est-ce qu'il se passe sur la scène pop anglaise ? J'imagine que c'est
03:13 un autre groupe qui prend toute sa dimension mondiale, un groupe qui a eu un petit succès
03:19 mais pas plus que ça et qui s'appelle les Kinks.
03:21 Les Kinks, parce que vous dites, vous écrivez que les Beatles ont éclipsé les Kinks.
03:27 Pourquoi est-ce que c'est une éclipse ? C'est assez curieux de formuler les choses
03:32 "et si".
03:33 "Et si", c'est le signe qu'on est dans une Uchronie.
03:36 Ça n'a pas eu lieu.
03:38 Ça aurait pu avoir lieu.
03:40 Mais ça n'a pas eu lieu.
03:41 Les circonstances font toujours partie du chef-d'œuvre, écrivez-vous.
03:46 Là aussi, on a besoin d'une explication.
03:47 L'intérêt du "et si", c'est de nous faire voyager ailleurs, dans des mondes
03:53 parallèles où d'autres créateurs, d'autres créatrices auraient eu plus de succès.
03:58 Les Beatles auraient pu avoir moins de succès que les Kinks, ça a tenu à peu de choses.
04:03 Si vous parlez aujourd'hui de Shakespeare, eh bien tout le monde reconnaît que c'est
04:10 la dramaturge la plus importante, au moins de la scène anglaise.
04:13 Et vous imaginez un monde sans Shakespeare.
04:16 Pendant très longtemps, le dramaturge principal de la scène shakespearienne, c'est Ben
04:24 Johnson.
04:25 Aujourd'hui, quand vous parlez de Ben Johnson, tout le monde pense à un athlète canadien
04:29 dopé et pas à Shakespeare.
04:31 L'intérêt de penser, par exemple, pour ce cas, c'est de se demander pourquoi pendant
04:36 deux siècles, Ben Johnson a infiniment plus de succès que Shakespeare.
04:41 Donc c'est pas simplement ludique, c'est d'essayer de se mettre à la place de gens
04:45 comme Voltaire, par exemple, ou des gens extrêmement cultivés, avec énormément de goût, qui
04:49 considéraient que Ben Johnson était infiniment supérieur.
04:52 Et c'est quoi cette expérience esthétique qui nous permet de sortir de nous-mêmes
04:57 pour essayer de ressentir ce que d'autres ont ressenti ?
05:00 La phrase est étonnante, on la trouve toujours dans ce livre, on n'arrête pas d'en censer
05:04 les chefs-d'œuvre sans penser aux dégâts qu'ils provoquent.
05:08 Ils ont provoqué des dégâts justement parce qu'ils ont écrasé, ils ont invisibilisé
05:13 d'autres artistes, d'autres œuvres.
05:16 La phrase était évidemment humoristique et moi je considère en effet que Shakespeare
05:21 est supérieur à Ben Johnson ou que Proust, autre exemple, est supérieur à Nathal France,
05:26 ce qui n'a pas été le cas pendant des décennies où Nathal France était infiniment
05:30 plus connue.
05:31 Mais c'est intéressant d'essayer de penser autrement, de vivre autrement, de ressentir
05:35 autrement les œuvres comme des gens qui n'étaient pas plus idiots que nous, qui
05:40 étaient plus cultivés que moi le ressentaient.
05:42 Ça c'est une expérience de pensée qui n'est pas seulement ludique mais qui est
05:45 aussi esthétiquement formatrice.
05:47 Et le psychanalyste que vous êtes s'interroge sur ce à quoi ressemblerait un monde sans
05:51 Freud, un monde sans Marx.
05:53 Mais on va s'arrêter sur une deuxième expérience de pensée.
05:55 A quoi ressemblerait un monde sans Simone de Beauvoir ?
05:58 Alors j'imagine que Simone de Beauvoir n'a pas fait le deuxième sexe, livre immense
06:03 qui paraît en 1949.
06:04 Mais quand on regarde un peu attentivement ce qui s'est passé, elle aurait pu très
06:08 bien ne pas l'écrire.
06:09 D'abord elle aurait pu ne pas rencontrer Sartre.
06:10 J'imagine que Sartre rencontre sa sœur Hélène.
06:15 Et puis Sartre vraiment la pousse, la tanne à écrire le deuxième sexe alors que c'est
06:21 quelqu'un d'autre qui aurait dû l'écrire.
06:23 Et dans ce monde où le deuxième sexe n'est pas publié, il y a toute une série de transformations
06:29 esthétiques.
06:30 Par exemple un certain regard sur des œuvres phallocratiques qui n'est pas le nôtre.
06:37 Évidemment le courant féministe aurait d'une manière ou d'une autre gagné et je m'en
06:42 réjouis.
06:43 Mais il aurait pu se produire avec plus de retard.
06:45 Et là encore c'est intéressant de regarder ce qui se serait passé.
06:48 Les chefs d'œuvre ne sont pas aussi évidents qu'on le pense.
06:51 Ils sont souvent le fruit de circonstances ou de biais cognitifs contemporains avec lesquels
06:56 nous pouvons jouer pour découvrir d'autres œuvres.
06:59 Et c'est assez passionnant parce que du coup vous nous invitez à nous décentrer.
07:03 De la même manière que l'homme n'est plus au centre de l'univers depuis au moins Copernic.
07:08 En l'occurrence là il y a l'idée aussi qu'il faut arrêter de penser que le monde
07:12 s'organise autour de chefs d'œuvre, de grands hommes, de grandes femmes.
07:16 Et ça permet du coup de relire et de revoir l'histoire des arts, l'histoire de la littérature,
07:24 l'histoire du combat politique.
07:26 Quand vous imaginez un monde sans Marx.
07:29 Et si on poursuit avec vous, vous publiez « Hitchcock s'est trompé ». Le titre
07:35 là aussi est amusant.
07:36 « Fenêtres sur cours », c'est donc l'un de ses chefs d'œuvre qui date de 1954 avec
07:41 James Stewart et Grace Kelly.
07:43 « Fenêtres sur cours contre enquête ».
07:46 Et c'est assez fascinant si on va très vite.
07:49 En l'occurrence, c'est que vous menez une contre-enquête sur un film « Fenêtres
07:53 sur cours ». On se souvient de l'histoire, il y a un homme, il est reporter, coincé
07:58 chez lui après un accident, il est plâtré.
08:01 Il regarde par la fenêtre toute la journée et un jour il soupçonne l'un de ses voisins
08:06 d'avoir tué sa femme.
08:08 Et ce qui est étonnant c'est que vous vous dites « Tiens, et si Hitchcock s'était
08:12 trompé ? ». Enfin, c'est quand même absurde.
08:14 Lui qui a écrit, filmé, monté cette scène et ce film, en quoi aurait-il pu se tromper ?
08:22 Les personnages lui auraient échappé.
08:23 Voilà, et l'idée que je développe, et que j'ai développée dans toute une série
08:26 de livres que j'appelle des livres de critique policière dans lesquels je reprends des enquêtes
08:30 en menant des contre-enquêtes.
08:31 Des Colin Doyle par exemple.
08:34 Et puis deux Agatha Christie.
08:35 L'idée c'est de me mettre à la place d'un paranoïaque.
08:39 De vivre une expérience de pensée paranoïaque, d'être soupçonneux.
08:44 Ça tombe bien, je suis déjà naturellement, mais j'essaie de forcer un peu le trait.
08:47 Et ça donne une expérience qui pour moi est à la base du complotisme.
08:53 Je trouve que Jeff et Lisa, les deux héros de fenêtres sur cours, finalement multiplient
08:57 des quêtes d'indices, les associent, font une construction alternative.
09:01 Et donc je me mets dans la peau d'un paranoïaque pour voir comment le monde est vu par quelqu'un
09:08 qui a cette forme de pensée et qui construit alternativement des néo-réalités.
09:12 Même si on vous dit Pierre Bayard que c'est une question absurde de se demander si Hitchcock
09:16 s'est trompé, puisqu'il semble aller de soi qu'un créateur règne en maître absolu,
09:22 même en dieu sur sa création et qu'il est le mieux placé pour savoir ce qui s'est produit.
09:27 C'est absurde, je suis d'accord.
09:28 Les expériences de pensée sont absurdes, elles sont impossibles puisqu'on ne peut
09:32 pas sortir de soi.
09:33 Mais elles sont quand même nécessaires.
09:35 Et je crois qu'elles sont même nécessaires à la science.
09:38 Si on veut faire de la science en comprenant ce qui se passe, il faut aussi développer
09:43 des formes d'empathie, y compris d'empathie historique, en essayant d'imaginer comment
09:47 les autres se seraient comportés.
09:48 Et là j'essaie de me comporter comme un paranoïaque pour revoir le film de manière
09:53 folle mais en faisant une construction qui, après tout j'espère, tient aussi.
09:57 C'est-à-dire qu'on comprend mieux une œuvre, un auteur, en imaginant une version
10:01 alternative des faits de l'œuvre produite.
10:05 Derrière l'humour du titre, il y a une immense admiration pour Hitchcock.
10:08 Et donc je pense que ce dispositif d'expérience de pensée, c'est un enrichissement des
10:12 œuvres.
10:13 Par ça, ça permet de montrer à quel point les œuvres sont encore plus riches qu'on
10:16 pourrait le penser.
10:17 Il y a un livre qui parlera à tout le monde avec cette question qu'on s'est absolument
10:21 tous posé, avec bonne ou mauvaise foi, on va le voir.
10:25 Aurais-je été résistant ou bourreau ? C'est une question évidemment qu'on se
10:29 pose à propos de la seconde guerre mondiale.
10:32 Dès qu'on est gamin et dès qu'on commence à apprendre un peu l'histoire, vous vous
10:36 l'avez posée sérieusement et en vous plongeant dans les conditions dans lesquelles vous auriez
10:42 vécu si vous aviez vécu à cette époque-là.
10:44 Autre expérience de pensée, en effet, historique.
10:47 Et autre impossibilité.
10:50 Comment pourrais-je imaginer ? Comment je me serais comporté ? Mais là encore, comme
10:53 pour la plupart des expériences de pensée scientifique, ce qui compte c'est le cheminement.
10:57 Ce n'est pas le résultat.
10:58 Et le cheminement, ça consiste à regarder comment des gens de ma classe sociale, de
11:04 la ville où j'appartiens, avec la mentalité que j'ai, que j'aurais sans doute eue à
11:09 l'époque, comment ces gens se seraient comportés.
11:11 C'est le chemin qui est important.
11:12 Mais la plupart des gens, la plupart des personnes qui se posent cette question répondent « j'aurais
11:15 sûrement été résistant, allez, même un peu ».
11:18 J'ai une réponse très très prudente.
11:20 Oui, vous êtes extrêmement prudent et assez humble d'ailleurs.
11:22 Ma lâcheté physique naturelle.
11:23 Mais c'est une question qui nous obsède.
11:25 Oui.
11:26 Et ce qu'elle raconte, c'est que nous avons tous une personnalité potentielle.
11:31 Voilà, une personnalité potentielle qui va éclater lorsque les circonstances historiques
11:37 de crise le permettront.
11:39 On le voit très bien pendant la deuxième guerre mondiale.
11:41 Les gens sont surprenants.
11:42 Vous avez des gens de droite ou d'extrême droite qui vont devenir de grands résistants.
11:46 Vous avez des gens de gauche qui vont devenir des collaborateurs.
11:49 La personnalité potentielle, elle se révèle dans les périodes de crise et elle est une
11:53 véritable surprise.
11:54 Parce que c'est la découverte de l'autre en nous.
11:56 La découverte de l'autre en nous.
11:57 Jusqu'à ces cas par exemple, celui de Cordier qui était l'ami et l'assistant de Jean Moulin
12:04 qui a changé totalement de personnalité, de monde passé de l'antisémitisme et de
12:09 l'action française au plus haut degré de résistance.
12:14 Mais il faut être honnête, c'est une hygiène de vie de se poser ces questions-là et de
12:21 remettre en question tout ce qu'on a vécu ?
12:23 Comme je vous le disais, je crois que c'est absolument impossible et absolument nécessaire.
12:27 En particulier dans les périodes comme aujourd'hui, développer l'empathie, je pense à ces
12:33 zones de conflit dont on parle toute la journée.
12:35 Essayer de comprendre les autres, c'est impossible mais c'est fondamental.
12:40 Y compris par exemple tous ces autres qui arrivent chez nous aujourd'hui de l'étranger
12:45 alors que se développe un mouvement de désempathie général.
12:48 C'est impossible mais c'est fondamental d'essayer de sortir de soi.
12:51 Il y a l'expérience de Milgram, ce sera le dernier mot en l'occurrence, c'est vrai
12:55 qu'au fond, nous nous reçoulons tous au fond de nous-mêmes la personnalité potentielle
13:01 d'un bourreau, dites-vous, qui ne demande qu'à surgir dès que les circonstances historiques
13:06 le permettent et qu'il s'empare de nous.
13:09 À lire, absolument, Auréjeté et Résistance, Bourreau.
13:12 Quelle est la morale de ces histoires Pierre Baillard ?
13:14 Sortir de chez soi mais dans tous les sens du terme.
13:16 Sortir de chez soi pour voyager mais sortir de chez soi aussi pour voyager chez les autres.
13:21 C'est absolument passionnant.
13:23 Pierre Baillard, Auréjeté et Résistance, ou Bourreau.
13:26 Et puis votre dernier livre, Hitchcock s'est trompé, fenêtres sur cours, contre-enquête,
13:31 les éditions de minuit.
13:32 Je vous souhaite une excellente journée.
13:34 Merci d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus.

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