Retrouvez le débat du 7/10 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10
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00:00Débat ce matin sur l'Allemagne alors qu'Angela Merkel publie aujourd'hui ses « Mémoires »,
00:05un livre qui bénéficie d'un lancement spectaculaire, traduit en 30 langues, publié en France chez Albain Michel.
00:14Il paraît, ce livre, dans un contexte particulier pour l'Allemagne.
00:18La coalition conduite par Olaf Scholz a éclaté le 6 novembre dernier
00:24et le pays se prépare à des législatives anticipées en février prochain.
00:29Sur le front économique, ce n'est pas brillant avec une croissance proche de zéro après deux années de récession.
00:36Ironie ou cruauté de l'histoire, c'est à Angela Merkel qu'on impute, en partie,
00:43les difficultés du pays qu'elle a dirigé de 2005 à 2021.
00:48Elle n'est donc plus aux affaires depuis trois ans et on dit qu'une partie de la situation actuelle et de son fait est-ce injuste ?
00:57On va poser la question ce matin à Marion von Renterghem.
01:01Bonjour, grand reporter, autrice de la biographie « C'était Merkel » aux éditions Les Arènes.
01:09Et Michaela Wiegel, bonjour, vous êtes la correspondante de la Frankfurter Allgemeine Zeitung à Paris.
01:17L'Allemagne, donc, en crise politique, en crise économique, un pays qui a fermé également ses frontières.
01:23Pardonnez-moi de vous poser la question aussi simplement que ça,
01:27mais cette petite musique qui dit que les mots de l'Allemagne d'aujourd'hui sont de la faute de Merkel,
01:33cette petite musique, Marion von Renterghem, elle vous semble vraie, elle vous semble fausse ?
01:38C'est trop simple, c'est plus compliqué ? Que diriez-vous ?
01:42C'est toujours plus compliqué, mais la vraie question, c'est vrai que l'Allemagne va très mal depuis qu'Angela Merkel est partie.
01:48Donc la question c'est, est-ce que c'est parce qu'elle est partie ou est-ce que c'est à cause d'elle et à cause de son héritage ?
01:54Donc la réponse est un peu des deux, mon colonel.
01:57C'est vrai qu'à vrai dire, c'est Poutine qui a tué Merkel, c'est la guerre en Ukraine,
02:03parce que Merkel est partie à un moment de gloire totale, avec une popularité au sommet,
02:10elle aurait même presque pu être réélue, elle a fait quatre mandats, c'est quand même absolument inédit qu'au bout de quatre mandats,
02:16on continue à lui demander « est-ce que vous voulez bien vous représenter une cinquième fois ? »
02:19Elle avait dit « nein ». Donc elle est partie, tout le monde l'armoyait, l'applaudissait.
02:25Et puis, trois mois précisément après son départ, Poutine envahit l'Ukraine.
02:31Et là, tout s'effondre, parce que ce qui s'effondre, c'est la croyance que l'Allemagne avait mise dans une relation commerciale possible avec Poutine,
02:42ça s'effondre, l'espèce de fable du « doux commerce qui amène la paix », ça s'effondre,
02:49et surtout la fable du modèle allemand qui reposait en partie sur l'importation des hydrocarbures russes à bon marché, le gaz notamment,
02:57qui constituait un des trois piliers sur lesquels se reposait l'Allemagne, c'est-à-dire cette importation de gaz, l'exportation vers la Chine,
03:05et la sécurité et la défense assurées par les Etats-Unis, tout fout le camp en même temps.
03:12Et là, c'est vrai que les yeux se retournent vers Angela Merkel, et on lui dit « pourquoi tu fais ça ? ».
03:18Elle n'était pas la seule, on pourra y revenir.
03:21Cruelle ce retournement, Michaela Wigel, ce retournement entre le moment du départ d'Angela Merkel et la relecture qu'on peut faire a posteriori de son bilan.
03:34Je pense que le livre d'Angela Merkel met en lumière justement les raisons profondes de ce retournement,
03:42et ça c'est assez intéressant, ce livre porte le beau titre de « Liberté », mais la liberté est perçue comme un cadeau, non pas comme un combat.
03:51Et je crois au cœur de notre déception par rapport à ce qui était vendu pendant des décennies comme un modèle à imiter,
04:00vous vous souvenez des campagnes électorales d'ailleurs, je signale en passage le président français qui a le plus de place dans le livre est assez étonnamment Nicolas Sarkozy.
04:10Mais justement, Angela Merkel, elle révèle de par une rétrospective qui n'est pas du tout critique,
04:19qu'elle n'a pas compris que la liberté ce n'est pas toujours comme c'était le cas en 1989, un cadeau, c'est aussi quelque chose pour lequel il faut se battre.
04:30Et donc, elle n'explique pas pourquoi en 2014 quand Poutine, et elle était aux affaires, a envahi la Crimée,
04:39pourquoi elle n'a pas tout misé sur un réarmement de l'Allemagne, sur un réarmement de l'Ukraine,
04:46pourquoi elle n'a pas vu, alors qu'elle dit « je n'ai jamais été naïve vis-à-vis de Poutine, j'ai tout de suite compris qu'il avait des visées impérialistes ».
04:56Il faut la croire quand elle dit ça, « je n'ai jamais été naïve, j'ai toujours su qu'il avait des visées impérialistes ».
05:03Je trouve qu'elle se contredit, c'est-à-dire on peut lui donner le bénéfice du doute,
05:10parce qu'effectivement vous vous souvenez de cette scène où Poutine la menace physiquement avec ses chiens,
05:17mais ça n'a pas porté conséquence. Encore une fois, la liberté c'est un cadeau, pas un combat.
05:24En 2015, elle prend la décision d'ouvrir largement le pays à l'immigration dans le contexte de la crise syrienne,
05:34c'était le fameux « wir schaffen das », « nous pouvons le faire » en conférence de presse,
05:39décision politique stupéfiante en Europe à ce moment-là.
05:45Aujourd'hui, une partie de la classe politique estime que c'est cette politique migratoire-là,
05:52mise en place par Angela Merkel, qui a fait monter l'extrême droite dans le pays.
05:57Est-ce que là aussi il faut nuancer Marion, ou est-ce que vous voyez un rapport de cause à effet direct ?
06:05Autant je suis très sévère avec Angela Merkel sur sa non-naïveté,
06:09je suis d'accord avec Michaela, ce n'est pas de la naïveté vis-à-vis de Poutine,
06:13mais elle a fait une erreur gigantesque de mesure de ce que Poutine allait faire,
06:19en tout cas elle s'est trompée de temporalité, parce que moi j'en avais beaucoup parlé avec elle,
06:23elle m'avait dit « je savais qu'il n'avait pas renoncé à ses ambitions impérialistes »,
06:27mais elle avait cru, pour le coup assez naïvement, dans cette théorie à la Montesquieu qui est que le commerce amène la paix,
06:35et que la dépendance est une interdépendance, c'est-à-dire que autant l'Allemagne était dépendante de Poutine pour son gaz,
06:43autant Poutine était dépendant de son client allemand et que ça allait l'anéantir,
06:47ou en tout cas le calmer pour un bout de temps, là elle s'est trompée et à mon avis c'est sa faute la plus grave.
06:52En revanche, pour la crise des migrants, je suis beaucoup plus nuancée,
06:56c'est-à-dire qu'on lui attribue à tort une décision qui ne lui appartenait pas,
07:02c'est-à-dire qu'on a l'impression, dans les critiques qui lui sont faites, que Merkel a inventé les migrants.
07:08Les migrants n'ont pas été inventés par Merkel, ils ont été la conséquence des crises au Proche et au Moyen-Orient,
07:15et ils étaient arrivés sur le continent européen.
07:18Et quand on dit que Merkel a ouvert ses portes aux migrants, c'est totalement faux,
07:23elle a refusé de fermer ses frontières.
07:25Les frontières étaient ouvertes, nous étions dans l'espace Schengen,
07:28donc il aurait fallu, pour empêcher les migrants qui étaient déjà en Bulgarie, qui étaient déjà en Grèce, en Hongrie,
07:34il aurait fallu qu'elles remettent des murs, et vous imaginez une chancelière allemande,
07:39envoyer la police, envoyer l'armée, tirer éventuellement sur ceux qui passent les frontières,
07:44c'est absolument inenvisageable, et ça je trouve que ce procès qui lui est fait,
07:48où elle a dû réagir dans l'urgence d'une crise humanitaire gigantesque,
07:55avec 800 000 migrants qui étaient en perdition, qui étaient en Hongrie,
08:00et c'était Viktor Orban qui a voulu les laisser aller sur le reste du continent,
08:06qu'est-ce qu'il fallait faire ? Et je pense que les critiques qui lui ont été faites par d'autres dirigeants pleutres,
08:11notamment français à l'époque, de dire qu'elle n'aurait pas dû le faire, je trouve que c'est extrêmement hypocrite.
08:17Michaela, sur la question de l'immigration ?
08:22Oui, alors le livre est assez intéressant, parce qu'il explique comment cette formule fétiche,
08:28« wir schaffen das » nous y arriverons, a été inventée en fait.
08:33Angela Merkel était assez énervée, parce que c'est vrai qu'elle avait juste derrière elle la crise grecque,
08:40et d'un coup elle se voyait devoir affronter cette crise migratoire,
08:48et c'est dans une conversation avec sa chef de bureau, Beate Bauman, qu'elle lui a dit « non mais j'en ai marre de ces Allemands qui disent toujours
08:57c'est trop compliqué avec l'Europe qui nous entoure, pourquoi ils ne peuvent pas croire en eux et dire nous y arriverons ? »
09:06Et du coup Beate Bauman lui a dit « mais c'est ce que vous devez dire », et c'est ce qu'elle a dit,
09:11mais elle dit elle-même qu'elle n'a jamais mesuré les conséquences de ce mot,
09:17puisque en fait je suis d'accord avec Marion, la première décision de ne pas fermer les frontières était probablement la bonne,
09:27parce que de toute façon il n'y avait pas moyen de freiner cet afflux,
09:32mais là où elle a prêché par, là je pense en l'occurrence par naïveté, c'est qu'après elle a quand même suspendu les contrôles,
09:40suspendu les procédures régulières de demande d'asile, et sur cette période le livre ne donne aucune clé.
09:49C'est-à-dire qu'elle s'auto-justifie, mais elle passe très vite sur tout ce qui pourrait l'être…
09:55Et sur le rapport avec l'extrême-droite, est-ce que ça a donné du carburant, si j'ose dire, à l'extrême-droite allemande, pas un mot non plus ?
10:02Oui, exactement, et je trouve que là on peut s'étonner du manque de vision,
10:09parce qu'on ne peut pas intituler un livre « Liberté » et ne pas avoir une vision,
10:14comment défendre justement nos démocraties qui sont faites justement d'une base, d'un système juridique et des libertés.
10:26Si on n'a pas de réflexion sur cette question, c'est quand même assez étonnant.
10:33Oui, les frontières du pays sont fermées aujourd'hui, c'est quand même…
10:37Elle le critique, elle a critiqué dans un récent entretien, à l'occasion du lancement du livre,
10:44mais elle ne dit pas quelle est l'alternative, elle dit juste « en fait, ça ne va pas résoudre le problème ».
10:51Alors, je vais prononcer un nom dans ce débat, celui de Donald Trump.
10:55Le président de la banque centrale allemande estime que les hausses de droits de douane
11:02promises par Trump pourraient coûter un point de PIB à l'Allemagne.
11:07La réélection de Trump, c'est une catastrophe pour ce pays ?
11:11C'est une catastrophe, comme le déclin relatif de la Chine est une catastrophe pour les exportations allemandes.
11:20Et là aussi, je pense qu'Angela Merkel a cet intéressant son…
11:26Pour moi, ce livre est extrêmement intéressant, d'abord parce qu'il n'y a aucune révélation et aucun pardon et aucune excuse.
11:31C'est très protestant d'ailleurs, et ça ressemble beaucoup à Angela Merkel.
11:35Mais ça raconte la tête, ce qui se passe dans la tête d'une dirigeante et de la prise de décision.
11:41Et surtout, je trouve que ça va au-delà de Merkel.
11:43Ça raconte les dernières années d'un Occident heureux et puissant.
11:49Et quand Michaela parle de cette liberté qui est acquise et qui n'est pas conquérante chez Merkel,
11:56elle a en effet vécu au pouvoir ces dernières années faciles.
12:01Les années Merkel étaient celles d'une Allemagne heureuse qui reposait sur un modèle un peu illusoire et douteux,
12:09qui reposait sur des dictatures, notamment la Chine et la Russie, et sur la sécurité américaine.
12:15Mais malgré tout, elle raconte, elle a vécu la fin de la guerre froide, ça c'est la fin du XXe siècle.
12:21Elle était assez heureuse d'ailleurs en Allemagne de l'Est, elle vit la chute du mur.
12:25Et puis il y a ce début du XXIe siècle où elle vit précisément les 20 dernières années heureuses du XXIe siècle
12:32jusqu'à la guerre en Ukraine qui chamboule tout.
12:34Et je trouve que ça c'est très intéressant et ça dit beaucoup de choses.
12:37Un mot, Michaela Wiesner ?
12:38Oui, je pense que Donald Trump va aider l'Allemagne à sortir du déni.
12:42On a beaucoup parlé à l'époque du déni français, mais il y avait aussi un déni allemand
12:48de ne pas vouloir voir le monde tel qu'il était,
12:52mais de voir un monde ouvert, fait de commerce, des échanges libres et protégés
12:59qui allaient amener la prospérité à tout le monde.
13:02Et aujourd'hui, effectivement, ce monde idéalisé s'écroule devant nos yeux.
13:08Et je pense en cela, probablement, et ça peut paraître un peu bizarre,
13:12mais ça aidera l'Allemagne à changer et à s'adapter.
13:16Ce qu'on peut dire aussi, c'est que les années Merkel, c'était effectivement des années fastes,
13:23mais aussi des années où on s'est reposé sur nos lauriers
13:27et où on a encaissé les fruits de la chute du mur et de la paix,
13:33mais où on n'a pas préparé l'avenir.
13:36Merci à toutes les deux, c'était passionnant.
13:38Michaela Wigel, correspondante à Paris de la FATS.
13:42Marion Van Renterghem, je renvoie à la biographie « C'était Merkel »
13:48que vous aviez publiée en 2021 aux éditions Les Arènes.