"Nous ne sommes plus qu'une poignée" : 80 ans après la libération des camps de concentration, Esther Sénot, qui a passé 17 mois à Auschwitz, raconte l'enfer et appelle à ne jamais oublier. Elle est l'invitée de Amandine Bégot.
Regardez L'invité d'Amandine Bégot du 24 janvier 2025.
Regardez L'invité d'Amandine Bégot du 24 janvier 2025.
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00:00RTL Matin
00:02Avec Amandine Bégaud et Thomas Otto
00:04Il est 8h16, l'interview d'Amandine Bégaud.
00:06Lundi, on se souviendra qu'il y a 80 ans
00:08les camps d'Auschwitz-Birkenau étaient libérés.
00:10Parce qu'il est urgent de ne jamais
00:12oublier. Amandine, vous avez
00:14choisi ce matin d'inviter Esther Sénot.
00:16Esther Sénot, c'est l'une des 12
00:18dernières rescapées françaises encore
00:20vivantes. Elle a vécu l'enfer là-bas.
00:22Une partie de sa famille n'en est d'ailleurs
00:24jamais revenue. Bonjour Esther Sénot.
00:26Bonjour. Et merci beaucoup de prendre
00:28la parole ce matin sur RTL.
00:30Thomas le rappelait, vous avez été
00:32déportée à Auschwitz-Birkenau en
00:34septembre 1943.
00:36Vous aviez alors 15 ans.
00:38Quel est le souvenir, spontanément,
00:40l'image, en tout cas, que vous gardez
00:42de ce jour où vous êtes arrivée là-bas ?
00:44Je me souviens déjà de voir ce train
00:46avec des centaines de wagons à bestiaux.
00:48On a été entassés là-dedans
00:50à 50 et 60 personnes
00:52avec un seau avec de l'eau
00:54pour boire et puis un seau hygiénique.
00:56Evidemment, un voyage
00:58comme ça dans ces wagons à bestiaux,
01:00entassés à 50 et 60
01:02personnes avec des femmes, des enfants,
01:04des vieillards, des femmes
01:06qui venaient d'accoucher avec des bébés,
01:08ça a été déjà
01:10un voyage épouvantable.
01:12Alors finalement, quand nous sommes
01:14arrivés, le train s'est arrêté,
01:16les portes se sont ouvertes et vous savez,
01:18dans un wagon à bestiaux, il n'y a pas de marche-pieu.
01:20Quand les capots commencent
01:22à arriver, à faire descendre pour aligner tout le monde
01:24sur le quai, ça a été une véritable
01:26pagaille. – Vous êtes blessé d'ailleurs en descendant ?
01:28– Oui, je suis tombé.
01:30Il n'y a pas de marche-pieu
01:32d'ailleurs, j'ai encore la cicatrice.
01:34– Ah, vous avez toujours la cicatrice ?
01:3680 ans après ? – Oui, parce que vous savez,
01:38sur le quai, il y avait des gravillons.
01:40J'ai un petit gravillon noir
01:42qui est rentré dans le genou,
01:44ça s'est cicatrisé comme ça, mais je l'ai toujours.
01:46– Ça, c'est la descente du train et après,
01:48qu'est-ce qu'il se passe ? – À l'autre bout du quai, il y avait
01:50trois SS qui étaient là, à l'autre bout du quai
01:52qui faisaient la sélection. Alors évidemment,
01:54on a défilé une par une devant eux,
01:56ils ont regardé des pieds à la tête
01:58et puis avec sa badine, ils faisaient un geste
02:00à droite, à gauche, ça fait deux fils.
02:02On ne comprenait pas pourquoi, mais enfin,
02:04on n'avait pas d'imagination
02:06pour savoir ce qui allait se passer.
02:08Alors finalement,
02:10on a été sélectionnés à 106 femmes
02:12et les autres, elles ont été renvoyées
02:14vers les camions. Alors une fois que ça a été
02:16terminé, les camions sont partis
02:18et puis nous, on est partis
02:20à pied en direction du camp de Birkenau.
02:22– Et les camions sont partis
02:24vers les fours Crématoires. Quand est-ce que vous avez compris ?
02:26– Là, on ne comprenait pas,
02:28on était toujours, dire,
02:30on va dans un camp de travail.
02:32Bon, on est arrivés devant
02:34le grand portail de Birkenau,
02:36alors là, évidemment, le portail
02:38s'est ouvert et ça,
02:40on ne peut pas dire qu'on l'a vu, on a senti une espèce
02:42de fumée noire dans ses
02:44abondes avec des odeurs.
02:46Et là, si j'avais fait la connaissance
02:48d'une jeune femme qui avait 50 ans de plus que moi,
02:50d'ailleurs, on ne s'est jamais quitté avec… – Marie ?
02:52– Marie, oui. Alors, elle me dit
02:54qu'est-ce que c'est que cette fumée ?
02:56Je dis, un camp de travail, ça doit être une usine.
02:58Oui, c'était une usine,
03:00mais pas pour travailler. Et puis là, au loin,
03:02on voyait des femmes qui avaient l'air
03:04de squelettes ambulantes, des chiens qui aboyaient
03:06dans tous les sens. Là,
03:08on nous a mis dans un bâtiment,
03:10on nous a dit, nous allons prendre une douche.
03:12Alors, on était contentes, évidemment, parce que
03:14dans l'état de saleté où on était, douche froide,
03:16sans savoir où on y servait,
03:18puisque tous les bagages étaient restés sur le quai.
03:20Et puis, une fois que ça, ça a été terminé,
03:22on nous a mis dans un bâtiment annexe
03:24où là, il y avait des grandes tablées
03:26avec des hommes, vous voyez,
03:28des grandes tablées tout en longueur.
03:30Alors là, ils nous ont rasés entièrement,
03:32ils nous ont tatoué un numéro sur le bras
03:34en nous disant que maintenant,
03:36nous n'avions plus d'identité,
03:38que dès l'instant où on était interpellés dans le camp,
03:40il fallait qu'on donne notre numéro.
03:42Finalement, on a demandé à ces hommes,
03:44à ces millions qui sont partis avant nous,
03:46à quel moment on va les retrouver.
03:48Alors, c'est là qu'on a eu l'explication du camp.
03:50Nous, avant la guerre ou pendant la guerre,
03:52on n'avait jamais entendu parler de crématorium.
03:54Alors, je demande à un de ces hommes,
03:56je dis, mais c'est quoi un crématorium ?
03:58Il dit, c'est comme un four de boulangerie.
04:00Et il vous a répondu ça ?
04:02Oui.
04:04Et les gardiens vous disaient, vous répétaient,
04:06vous êtes entrés par la porte, vous sortirez par la cheminée ?
04:08Alors, c'est là qu'ils ont commencé à nous expliquer
04:10qu'on n'avait pas d'illusion à se faire,
04:12qu'on avait été sélectionnés pour des travaux forcés,
04:14que de l'instant, tant qu'on pourra travailler,
04:16on restera au camp,
04:18mais le jour où on pourra plus travailler,
04:20on finira comme les autres.
04:22Il n'y a aucune possibilité de survie,
04:24peut-être que quelques jours, quelques semaines,
04:26quelques mois, mais de toute façon,
04:28personne ne sortira vivant.
04:30Vous êtes entrés par la porte,
04:32vous ne sortirez pas la cheminée.
04:34On nous a donné,
04:36déjà dans cette pièce,
04:38où on était toutes nues depuis quelques heures,
04:40toutes les informations
04:42de ce qui se passait dans le camp.
04:44Dès le premier jour, dès votre arrivée ?
04:46Dès notre arrivée, mais même pas dans les barrages,
04:48là où on nous a tatoués.
04:50Vous parlez de ce tatouage,
04:52le 58 319.
04:54Oui.
04:56Vous le regardez, ce tatouage, aujourd'hui ?
04:58Vous savez, maintenant,
05:00depuis le temps que je l'ai,
05:02je vais vous dire, sur le coup,
05:04ça nous avait vraiment traumatisés,
05:06puis après, on s'est rendu compte
05:08que c'était le plus difficile.
05:10C'était quoi, le plus difficile ?
05:12Esther, vous allez rester 17 mois à Auschwitz,
05:14dans des conditions, on l'a dit,
05:16complètement inhumaines, animales même.
05:18Vous écrivez même des animaux,
05:20en fait, on ne les traiterait pas comme ça.
05:22Jusqu'en janvier 1945,
05:24qu'est-ce qui a été le plus dur à supporter ?
05:26Au départ, ce qui nous a le plus traumatisés,
05:28c'est qu'on a été désignés,
05:30enfin, je ne vous raconte pas,
05:32après, on a été envoyés dans les barraques,
05:34et ensuite, on a été envoyés
05:36d'ailleurs, comme on venait d'arriver,
05:38et que j'avais besoin de main-d'oeuvre,
05:40on nous a fourni des brouettes en bois
05:42qu'on appelait des tragues,
05:44c'est-à-dire des grandes brouettes en bois
05:46avec deux manches devant et deux manches derrière,
05:48pour mettre des matériaux de construction
05:50qu'il fallait ramener au camp.
05:52Alors là, on portait cette brouette à quatre.
05:54Alors, on faisait le kilomètre pour entrer au camp,
05:56on vidait la brouette et on repartait.
05:58On faisait ça 12 heures par jour.
06:00Esther, 17 mois, deux hivers,
06:02il y a le froid, la faim.
06:04C'est un peu différent parce que j'avais à peine deux ans
06:06quand je suis arrivé en France.
06:08On habitait dans deux pièces cuisine,
06:10on était huit. Vous savez, nous, les enfants,
06:12j'ai pratiquement passé tout mon enfant
06:14jusqu'à 14 ans dans la rue.
06:16On avait de l'espace.
06:18Disons que j'étais peut-être moins traumatisé
06:20que les gens qui avaient été arrêtés chez eux.
06:22Ce qui vous a fait tenir aussi, c'est
06:24sans doute la promesse que vous avez faite
06:26à votre sœur, Fanny.
06:28Il y a eu le premier hiver, décembre 1943,
06:30c'est là que j'ai trouvé ma sœur allongée sur une paillasse
06:32qui était couverte de plaies
06:34qui crachaient du sang.
06:36Elle avait les poumons d'atteint,
06:38elle avait des plaies ouvertes partout.
06:42Alors je lui ai dit, Fanny, tu ne peux pas rester ici
06:44parce que quand il y avait l'appel le matin,
06:46celles qui ne pouvaient pas sortir,
06:48l'après-midi, comme elles ne pouvaient pas sortir,
06:50elles ne pouvaient pas travailler,
06:52ils les emmenaient directement au crématoire.
06:54Alors je lui ai dit, Fanny, écoute,
06:56je vais t'aider à te lever, tu vas te lever,
06:58tu vas venir à l'appel. Elle m'a dit, écoute, pour moi, c'est terminé.
07:00Alors elle me dit, toi, t'es jeune,
07:02t'as l'air de tenir le coup,
07:04essaie de tenir le coup le plus longtemps possible
07:06et essaie de revenir en France
07:08et de raconter tout ce qui s'est passé ici,
07:10ce que les hommes ont été capables de nous faire.
07:12Elle dit, et surtout,
07:14tu me promets, tu me promets
07:16pour qu'on ne soit pas les oubliés de l'histoire.
07:18Et pourtant, Esther, vous avez mis
07:2045 ans à parler,
07:22pourquoi avoir attendu si longtemps ?
07:24Quand on arrive en pesant
07:2632 kilos et puis les cheveux rosés
07:28à un an après la guerre,
07:30c'était rare de rencontrer des femmes encore
07:32dans la rue comme ça. On a eu un petit attroupement
07:34pas loin du passage France
07:36où j'habitais. Et puis là,
07:38ils nous disaient, qu'est-ce qui vous est arrivé ?
07:40On a commencé avec Marie à parler.
07:42Et puis,
07:44ils nous regardaient et puis ils ont commencé à dire,
07:46vous êtes devenue folle, vous racontez n'importe quoi,
07:48ça n'a pas pu exister.
07:50Qui a l'idée de propager des histoires pareilles.
07:52Et puis, il y a un monsieur
07:54qui nous regarde, qui nous dit, en fait,
07:56vous êtes revenu si peu nombreux,
07:58qu'est-ce que vous avez fait, vous, pour venir
08:00et pour les autres ? Alors finalement,
08:02on a eu cette forme de culpabilité, déjà,
08:04des survivants. Vous voyez, mon amie Marie
08:06elle n'a jamais parlé. Jamais ? Jamais.
08:08Et pour vous, aujourd'hui, c'est capital
08:10essentiel de parler, vous le diriez comme ça ?
08:12À l'heure actuelle, on est coincé entre la peste
08:14et le choléra. Entre la droite
08:16et la gauche. Mais c'est très
08:18pessimiste, ça. Bien sûr.
08:20Comment voulez-vous, quand on voit
08:22ce qui se passe à l'heure actuelle,
08:24être optimiste ? Vous savez, chacun son
08:26caractère. Merci beaucoup
08:28Esther Seynaud. Et je rappelle le titre de votre
08:30livre que vous avez écrit avec Isabelle
08:32Arnaud, La petite fille du passage
08:34du rond, c'est publié
08:36chez Grasset. Merci beaucoup.