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Avec Florent Guénard, professeur de philosophie à l’Université Paris Est Créteil, spécialiste de philosophie politique et morale, directeur de la rédaction de la revue "La vie des Idées", et Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences à la Sorbonne, président du Collège de philosophie. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-mercredi-29-janvier-2025-3390863

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00:00Débat ce matin sur la notion de « bon sens » utilisée en politique.
00:04Lors de son discours d'investiture il y a huit jours, Donald Trump a employé l'expression
00:10à plusieurs reprises, promettant une révolution du bon sens aux États-Unis, sa réélection
00:17étant selon lui une évidence puisque les électeurs s'étaient réunis autour d'un
00:23noyau commun de bon sens.
00:25C'est donc le parti du bon sens qui arrive au pouvoir.
00:30Ça en fait un des citations du terme dans un discours d'investiture.
00:36Alors ce bon sens est-il vide ou plein de sens ? Est-il une idéologie politique ? On
00:42va en débattre ce matin avec deux philosophes, Florent Guénard, bonjour, professeur de
00:48philosophie à l'université Paris-Est-Créteil, spécialiste de philosophie politique et morale.
00:55Pierre-Henri Tavoyot, bonjour, maître de conférences à la Sorbonne, président du
01:03collège de philosophie.
01:05Merci d'être au micro d'Inter.
01:07« Bon sens, bon sens, bon sens » dit Trump, comment recevez-vous, comment interprétez-vous
01:14l'expression Florent Guénard ?
01:16Je ne suis pas sûr qu'on puisse dire qu'il existe une politique du bon sens, c'est-à-dire
01:24comme s'il n'y avait au fond qu'une seule politique à mener et que tous les autres
01:28politiques par contraste seraient des politiques insensées, absurdes, qui n'auraient pas de
01:33légitimité.
01:34Donc je pense qu'en fait, il n'y a pas de politique du bon sens et je pense même
01:37d'ailleurs que Trump doit d'une certaine manière en être convaincu et que donc il
01:42faudrait d'une certaine manière comprendre ce que cette expression politique du bon sens
01:48veut cacher.
01:49Ce qu'elle veut cacher, oui, ce qu'elle veut cacher, c'est-à-dire que se présenter
01:56comme une politique du bon sens, c'est d'une certaine manière s'interdire de produire
01:59d'autres types de justifications, de types idéologiques, les valeurs qu'on veut promouvoir,
02:05etc.
02:06C'est comme si on disait au fond « la réalité m'impose ou nous impose cette politique-là ».
02:10Je ne crois pas qu'en politique ça se passe de cette manière, on fait un certain nombre
02:15de choix, on prend un certain nombre de décisions, on a un certain nombre de convictions et qu'on
02:19doit défendre en tant que telles, comme des convictions et comme des choix et pas
02:23en recourant à l'idée que toutes les autres politiques de toute façon seraient insensées
02:28en désaccord total avec la réalité telle qu'elle se présente.
02:31Qu'en pensez-vous Pierre-Henri Tavoyau ?
02:33Je ne suis pas tout à fait d'accord parce que je pense qu'en démocratie on part effectivement
02:37sur l'idée d'un bon sens ou d'un sens commun, c'est-à-dire partagé puisqu'il
02:42y a effectivement une opinion publique et aussi un sentiment partagé et il me semble
02:48que c'est quand même un des éléments de la crise de la démocratie, c'est-à-dire
02:51l'idée, d'ailleurs le levier principal des populistes, c'est-à-dire effectivement
02:57le clivage entre les élites et le peuple, donc ça c'est vraiment le clivage central
03:02avec aussi dans le populisme, ce qui le distingue beaucoup d'ailleurs du fascisme ou des
03:06idéologies du passé, c'est que les idéologies du passé précisément avaient une idéologie,
03:10tandis que le populisme n'a pas d'idéologie, l'idéologie est très très molle, c'est
03:14vrai qu'un tweet de Trump ce n'est pas un discours de Missolini, d'un point de
03:17vue, il y a une grande différence.
03:18Mais c'est pour ça qu'il parle de bon sens ? Parce que c'est mou ?
03:22Non, non, pas parce que c'est mou mais parce qu'on peut avoir le sentiment aujourd'hui
03:27dans l'univers démocratique et dans l'espace public démocratique très ouvert de propositions
03:33qui sont quasiment taboues, alors par exemple, effectivement, c'est d'ailleurs le point
03:36qu'il a cité, il y a de sexe biologique, voilà, homme-femme, bon, ça je rappelle
03:42que ça a suscité, dans le débat général, l'excommunication de J.K.
03:47Rowling qui est l'auteur d'Harry Potter, et le fait de prononcer cette phrase aujourd'hui
03:52vous place dans une position d'harcèlement considérable, donc je pense que le retour
03:59au bon sens qui consiste à dire « oui, il y a de sexe biologique, mais ça ne veut
04:01pas dire pour autant qu'on en déduit qu'il faut opprimer, discriminer les trans », il
04:06y a quand même une différence dans le raisonnement, de la même manière.
04:09Il y a eu un décret tout de même pour les sortir de l'armée américaine.
04:12Oui, oui, tout à fait, mais ce que je veux dire, c'est, voilà, de la même manière,
04:16de faire en sorte, on a une séquence là, tout à fait typique ces derniers jours avec
04:20le Premier ministre sur la submersion, de considérer que tout discours de maîtrise
04:25de l'immigration est ipso facto un discours xénophobe, comme disent les Québécois,
04:32ça n'a pas de bon sens de faire cette analogie, on peut très bien défendre l'idée qu'il
04:35faut maîtriser l'immigration sans pour autant avoir une position qui serait une
04:39position xénophobe.
04:40Donc je pense que c'est ce type de tabou qui pèse sur notre espace public, qui a d'ailleurs
04:46suscité, je pense, une grande partie de la victoire de Trump, donc il faut aussi entendre
04:51le fait que je pense que cette affaire a fonctionné chez Trump.
04:54Pour plein d'autres sujets, il me semble qu'en effet, la position de Trump est largement
04:59discutable.
05:00Mais sur ce point, je pense que c'est juste.
05:01Je vous voyais faire nom de la tête, Florent Guénard, je vous donne la parole.
05:04Alors, je suis d'accord que la catégorie de bon sens est très élastique, donc il
05:09faut faire très attention à ce qu'on désigne par là.
05:11Je suis d'accord que quand on dit qu'il y a une capacité de bon sens politique dans
05:16chaque individu, c'est une proposition qui est tout à fait acceptable et qui est fondamentale
05:21pour construire notre démocratie.
05:22Mais je crois qu'il faut distinguer l'usage du bon sens comme justification d'une politique
05:29menée d'en haut et l'idée que la politique est une affaire de sens commun.
05:33Ce qui ne veut pas dire d'ailleurs qu'il ne faut pas exercer spécifiquement notre
05:37capacité à comprendre la politique.
05:40C'est-à-dire qu'on ne s'intéresse pas à la politique comme on s'intéresse avec
05:43bon sens à nos affaires particulières, à nos affaires privées.
05:46C'est un peu ça que veut dissimuler l'idée d'un recours au bon sens.
05:51Au fond, c'est comme si Trump disait « je fais une politique du bon sens comme un bon
05:55père de famille ferait la politique du bon sens au sein de ses affaires privées ».
06:00Et je crois que là, il y a une dérive un peu étrange parce que ça dissimule, un,
06:05qu'un État, un pays, ce n'est pas une grande famille, qu'il faut composer avec
06:10des gens qui vivent différemment de vous et qui ont des convictions différentes et
06:13qu'il faut respecter cette différence-là et pas simplement les discréditer en disant
06:16« ah, ma politique est celle du bon sens » et tout le reste est du coup insensé.
06:21Puisque le contraire du bon sens, c'est l'insensé.
06:24Et puis, ça suppose aussi que la réflexion politique, nous le savons bien, est conduite
06:30par une certaine conception que nous devons nous faire de l'intérêt général.
06:33Et cet intérêt général doit s'organiser à partir d'une réflexion spécifique qui
06:38ne peut pas être simplement la généralisation de nos convictions particulières.
06:43C'est quand même la base même de notre espace démocratique de respecter la pluralité,
06:48de respecter les opinions minoritaires et de pas simplement les discréditer en disant
06:52qu'elles tomberaient comme ça dans une sorte d'irréalité, pas du tout en accord
06:57avec, je ne sais pas, une sorte de fondement historique ou naturel dans le cas des deux
07:02sexes dont on vient de parler.
07:04Et sur l'argument du politiquement correct que souligne et soulève Pierre-Henri Tavoyau,
07:10à savoir, voilà, c'est une manière de lever les verrous sur un certain nombre de
07:17sujets dans l'espace public ?
07:19Oui, mais enfin, c'est une manière de réintroduire du politiquement correct.
07:21Parce que si vous dites que nous appliquons la politique du bon sens, ça veut dire qu'en
07:25réalité toutes les autres politiques et toutes les autres convictions tombent justement
07:30dans l'infrapolitique ou dans le non-politique.
07:32Donc c'est une manière, d'une certaine manière, de remettre le couvercle sur le
07:37bocal.
07:38Pierre-Henri Tavoyau.
07:39Si on revient au concept philosophique de bon sens, c'est intéressant parce qu'on
07:43pourrait faire presque un clivage entre deux grands types de philosophie.
07:46Il y en a des philosophies qui considèrent que pour philosophie il faut rompre avec le
07:50bon sens.
07:51Il faut sortir de la caverne, comme dit Platon, au sens où effectivement on est dans notre
07:55vie quotidienne totalement abrutie et il faut en quelque sorte se réveiller.
08:00C'est un peu le wokisme.
08:01Il faut wok, se réveiller pour comprendre qu'il y a des choses derrière, dessous,
08:05devant, etc.
08:06Et donc il y a une logique fondamentalement élitiste dans cette philosophie.
08:10Et puis, je rappelle que pour excuser Platon, c'est qu'ensuite le philosophe revient
08:17dans la caverne.
08:18Donc ça c'est très très important.
08:19Il y a un deuxième type de philosophie qui est une philosophie, moi personnellement j'y
08:23suis beaucoup plus sensible, qui est de rationalisation ou de clarification du sens commun.
08:27C'est celle de Montaigne, c'est celle de Rousseau, c'est celle de Kant aussi à certains
08:30égards qui se demandent, au fond quand on a des jugements moraux, pourquoi sont-ils
08:34moraux ? Pourquoi est-ce qu'on dit qu'on est moraux ?
08:36Et il parle d'ailleurs du sens commun, et il y a une très belle définition du sens
08:39commun dans la Critique de la faculté d'UG, le sens commun, il dit, c'est penser par
08:43soi-même, très important, c'est-à-dire penser sans préjuger, penser en se mettant
08:48à la place d'autrui, parce qu'on peut penser par soi-même et en étant tout seul.
08:51Penser à la place d'autrui, c'est la deuxième maxime, et enfin penser en accord avec soi-même.
08:55Et je trouve que cette maxime de sens commun est une maxime très très puissante, c'est-à-dire
08:59dire, voilà, on peut sur ressources propres en quelque sorte parvenir à être, pourvu
09:04qu'on soit en relation avec les autres, c'est ça le sens commun, c'est le sens partagé,
09:08et bien on peut produire effectivement une réflexion politique, et une réflexion politique
09:11qui fasse communauter ce qui est indispensable en démocratie.
09:15Florent Guénard, oui, je suis d'accord, mais tout est dans la formule rationalisation
09:19du sens commun, et la rationalisation du sens commun, c'est pas le bon sens, je crois pas
09:23que ça soit le bon sens.
09:24On va discuter.
09:25Ah bah oui, non, c'est pas le bon sens, c'est-à-dire que ça…
09:27Pourquoi ?
09:28Parce que je suis d'accord qu'il faut partir d'une capacité qui est celle du sens commun
09:32que nous…
09:33C'est le jugement sûr, le sens commun, le bon sens, c'est le jugement sûr, après
09:37c'est pourquoi il est sûr, donc c'est une rationalisation du sens commun.
09:40Oui, c'est le jugement sûr, on est d'accord, mais il faut le rationaliser, c'est-à-dire
09:42le généraliser, puisque les questions politiques, encore une fois, supposent justement ce processus
09:47de généralisation.
09:48Donc c'est pas l'idée qu'en fait, il y aurait une sorte d'évidence comme ça
09:51politique qui surgirait de notre capacité, de notre disposition à la recevoir, disposition
09:59en quelque sorte naturelle, non, je crois que c'est beaucoup plus compliqué que ça,
10:02et dans un espace démocratique, encore une fois, il faut généraliser ses vues, c'est-à-dire
10:07intégrer d'une certaine manière à ses propres vues, les vues que nous on n'a pas,
10:11c'est-à-dire les autres convictions, dont nous devons considérer qu'elles ont quelque
10:17chose de fondé, ou en tout cas, qu'elles sont suffisamment fondées pour avoir droit
10:22justement à l'espace public, et que nous devons nous-mêmes, au sein de cet espace
10:26public, les intégrer à notre propre jugement.
10:28Ce qui suppose quand même un travail qui n'est pas naturel, qui n'est pas de l'ordre
10:32du bon sens, ça suppose une autre éducation à la citoyenneté qui a envie, t'as voyé.
10:37Si je reviens sur la séquence sur la submersion, je relis, j'écoute la proposition de François
10:47Bayrou, du Premier ministre, toute la séquence me paraît d'une justesse totale, c'est-à-dire
10:53en effet, sentiments de submersion, c'est pas submersion, c'est sentiments de submersion
10:57dans quelques endroits du territoire, et pour une partie de la population.
11:00Franchement, que ce type de proposition fasse l'objet d'une polémique politique majeure
11:06me laisse littéralement pantois, parce que qu'est-ce que serait l'inverse ? Ça serait
11:10l'inverse de dire « c'est politique ». Si on a ce sentiment de submersion, ce qui peut
11:14exister, ces politiques ne s'occupent pas de nous.
11:17Conclusion, ces politiques ne s'occupent qu'à nous, ils ne s'occupent pas de ce
11:19que l'on pense, et donc ne s'occupant pas de ce que l'on pense, on va voter dans un
11:24autre parti.
11:25Le truc, cette séquence me paraît typique de l'absence de bon sens de notre espace
11:30public.
11:31Le fait que les mots n'ont pas de sens, d'histoire, et ne voyagent pas, c'est aussi
11:37ça ce qui a été reproché à François Bayrou.
11:40Le sentiment de submersion, je suis désolé, ce n'est pas de dire qu'il y a eu un grand
11:42remplacement, c'est un sentiment de submersion, et la prise en charge politique de ce sentiment
11:46de submersion, franchement, un homme politique qui ne dirait pas ça, pour moi, serait particulièrement
11:52responsable.
11:53C'est-à-dire qu'il ne prendrait pas en compte ce que pensent effectivement un certain
11:56nombre de Français.
11:57Avec le terme même de submersion, et avec tout ce que l'idée de submersion…
12:01Absolument, il y a beaucoup de Français qui pensent aujourd'hui qu'ils ont un sentiment
12:05de submersion, et je pense qu'il faut qu'on puisse le dire.
12:07Alors d'abord, je ne suis pas sûr que beaucoup de Français aient un sentiment de submersion,
12:12en tout cas je ne suis pas sûr qu'ils le nommeraient de cette manière, et il faut
12:15faire attention au vocabulaire politique qui est utilisé pour dénommer un certain nombre
12:19d'impression.
12:20Le maire Mayotte, à l'instant, disait « bah écoutez, je suis tout à fait d'accord
12:22avec ce sentiment ».
12:23Il est d'accord avec ce sentiment parce que François Bayrou, oui mais parce que François
12:29Bayrou aussi, et parce qu'un certain nombre d'hommes politiques ont nommé cela « submersion ».
12:34Il faut faire attention au vocabulaire, oui, mais il faut faire attention au vocabulaire.
12:37L'idée d'un débat strictement interdit, on le voit très bien.
12:41Et donc je pense que là, quand on a le sentiment de poser des problèmes et que le débat fait
12:45l'objet d'un tabou absolu dans l'espace public, je pense que c'est problématique.
12:48On peut rappeler aussi l'histoire et la généalogie des mots et des expressions,
12:54Pierre-Henri Tavoyeux, sans qu'on entend dire « silence dans les rangs ».
12:58Le fait de dire qu'il y a une situation en France problématique sur le plan migratoire,
13:03franchement, ça ne veut pas dire qu'on est xénophanes.
13:05Non, et c'est ça que je le dis.
13:06Maintenant je le dis.
13:07Maintenant je le dis.
13:08Ça ne veut pas dire qu'on est xénophabes, ça veut dire qu'il faut trouver des réponses
13:10politiques à ça.
13:11Non, mais je ne pense pas que ce soit ce que dit François Bayrou.
13:14François Bayrou, avec cette expression, dit « il y a un état de fait », c'est-à-dire
13:17qu'il y a une submersion migratoire.
13:20Non, il y a un sentiment.
13:21Ah, ça c'est quand même un…
13:22Ah oui, mais d'accord.
13:23Mais il faut reprendre la citation, il y a un sentiment, moi je le dis.
13:26Oui, mais est-ce que c'est factuel ça ?
13:27Un sentiment ? Ah bah oui.
13:28Ah bah non, je ne sais pas.
13:29Là aussi, si c'est factuel, alors là il n'y a plus de débat possible.
13:32Voilà, donc on est typiquement dans le fait qu'il faut en France aussi une révolution
13:35du bon sens.
13:36Je ne suis pas sûre.
13:37Je pense que vous ne serez absolument pas d'accord sur ce point, merci en tout cas
13:41à tous les deux.
13:42Pour cet échange, Pierre-Henri Tavoyau, Florent Guénard.

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