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Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, maître de conférences à l’université de Paris-Sorbonne, auteur de "Voulons-nous encore vivre ensemble ?" (Odile Jacob, 6 novembre) et Marc Lazar, historien, professeur d'histoire et de sociologie politique à Sciences Po.

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Transcription
00:00Débat ce matin après la motion de censure votée hier par les députés sur la situation
00:05politique en France.
00:07Comment en est-on arrivé à cet état de crise ? Comment le gouvernement a-t-il pu
00:11tomber ce qui est, je le rappelle, une première depuis 1962 ? Et puis, à quoi faut-il s'attendre
00:18dans les mois qui viennent avant qu'une nouvelle dissolution soit possible ? Un état
00:22de crise permanente ? Une instabilité politique chronique ? Beaucoup de questions à poser
00:28à nos deux invités.
00:29Marc Lazare, bonjour.
00:30– Bonjour.
00:31– Historien, professeur d'histoire et de sociologie politique à Sciences Po, Pierre-Henri Tavoyot,
00:36bonjour.
00:37– Bonjour.
00:38– Philosophe, maître de conférences à l'université de Paris-Sorbonne, votre dernier
00:42livre « Voulons-nous encore vivre ensemble ? » Point d'interrogation chez Odile Jacob.
00:48Merci d'être au micro d'Inter, le gouvernement est donc tombé, Michel Barnier restera comme
00:54le premier ministre le plus éphémère de la Ve République et comme celui qui, après
01:001962, aura fait de 2024 une autre date clé de notre histoire politique.
01:08Votre analyse de la situation, Marc Lazare, comment en est-on arrivé là ? Qui est responsable ?
01:13– Je crois qu'il y a une série d'irresponsabilités, incontestablement.
01:17D'abord, celle du président de la République, quand même, le soir même des élections
01:22européennes, sans attendre le résultat officiel d'annoncer une dissolution alors
01:26que son propre parti avait perdu ses élections européennes, se privant du coup de la possibilité
01:34de dissoudre l'Assemblée Nationale après une motion de censure qu'il pensait qu'il
01:38serait déposée à l'automne, donc je pense que c'est la première irresponsabilité.
01:43Seconde irresponsabilité, certainement la France insoumise, la déclaration de Mélenchon
01:48le soir du second tour des élections législatives, tout le programme, rien que le programme,
01:54et évidemment, dès le mois de septembre, la cible, le président de la République
01:59pour la démission.
02:00Irresponsabilité d'une grande partie du Parti Socialiste, qui d'ailleurs est devant
02:03maintenant ses responsabilités, puisqu'il a suivi la France insoumise tout en disant
02:07qu'il voulait en quelque sorte s'émanciper.
02:10Irresponsabilité, évidemment, du Rassemblement National, parce qu'il est pris lui-même
02:16dans une tension entre deux stratégies, et puis irresponsabilité du Bloc Central,
02:22parce que ça a été incroyable.
02:23Michel Barnier a sans doute commis des erreurs, mais on a un Bloc Central qui a passé son
02:28temps à faire une guérilla au Premier ministre, et entre ses composantes, celle des LR, la
02:34partie centre-droit des macroniens, la partie centre-gauche.
02:37Donc voilà, on se retrouve dans cette situation de très grande irresponsabilité, et comme
02:42vous l'avez dit, Nicolas Demorand, de grandes incertitudes maintenant, et le tout dans un
02:47climat, vous en avez parlé récemment à cette antenne, d'immenses défiances.
02:52C'est l'enquête sur les fractures françaises, on va évidemment en dire un mot dans quelques
02:57instants.
02:58Votre lecture, Pierre-Henri Tavoyau, de la situation ?
03:00Alors moi j'ajouterais une irresponsabilité supplémentaire.
03:04Il y en a encore ?
03:05Il y en a encore une, c'est celle de nous, les citoyens.
03:06C'est-à-dire, il faut être clair aussi, on est dans une démocratie, donc on a une
03:10situation en effet bloquée, qui vient, me semble-t-il, après la séquence de la dissolution,
03:16du fait que, si vous voulez, d'habitude, pour une élection législative, la question
03:21qui est posée c'est « qui doit gouverner ? ». Or, cette campagne des élections législatives
03:26après la dissolution, la question directrice était « qui ne doit pas gouverner ? ». On
03:30était dans une logique exclusivement négative, toutes les alliances qui se sont construites
03:34étaient contre, à aucun moment pour.
03:37Donc il faut être clair, avec une campagne assumée par les Français et les citoyens
03:42qui votent, de dire « nous sommes contre toute espèce de gouvernement », parce qu'en
03:46effet, le degré de méfiance à l'égard de la politique est tout à fait important,
03:49eh bien, produit cette situation.
03:52Donc, n'exonérons pas le peuple d'une responsabilité dans cette situation.
03:57C'est le triomphe des forces négatives, comme vous le dites ?
03:59Oui, je pense que c'est vraiment le triomphe des forces négatives.
04:01C'est-à-dire, l'idée, effectivement, c'est pour ça que la situation est grave.
04:04C'est-à-dire, ce n'est pas simplement la faute aux élus, comme on a tendance à
04:07le dire, c'est aussi une situation bloquée, avec le sentiment, effectivement, que cette
04:13politique aujourd'hui, je trouve que la situation actuelle est catastrophique, parce
04:17qu'on n'a pas de gouvernement.
04:18Il me semble qu'en démocratie, il vaut mieux un mauvais gouvernement que pas de gouvernement
04:23du tout.
04:24Ça, c'est ma position.
04:25Mais il faut aussi comprendre ceux qui ne partagent pas cet avis, et ils sont très
04:29nombreux, manifestement, qui considèrent que, de toute façon, la politique, aujourd'hui,
04:33ne fonctionne plus, et qu'il faut censurer, censurer, censurer, en espérant qu'en touchant
04:38le fond, il y ait une sorte de sursaut miraculeux qui émerge.
04:41Marc Lazare ?
04:42Oui, je crois qu'effectivement, il y a un certain type de comportement électoral, mais
04:46qui démontre, enfin, qu'il faut expliquer, c'est-à-dire à la fois cette défiance politique
04:52très importante, qui a été présentée dans l'encadre Ipsos « Fractures françaises »,
04:56qui est considérable.
04:57Alors, ce n'est pas nouveau.
04:58Ce n'est pas nouveau, c'est quelque chose qui a commencé dès la fin du XXe siècle,
05:02qui ne fait que s'accentuer, mais il y a aussi un malaise social très important.
05:06Il faut dire, c'est une défiance à l'égard des députés, défiance à l'égard du Président
05:10de la République, des partis politiques, et ça remonte alors que ça avait eu tendance
05:16à baisser il y a sept ou huit ans, si ma mémoire est bonne.
05:21Et je regardais aussi, dans cette enquête, le fait que beaucoup de Français considèrent
05:25que les partis politiques sont quasiment incapables de gouverner.
05:30Il y a cette dimension politique, il y a une dimension sociale aussi considérable.
05:34On voit bien que la question du pouvoir d'achat en particulier, toujours dans cette enquête
05:38« Fractures françaises », est une des priorités françaises.
05:41Donc voilà, on est dans ce contexte.
05:43Mais je crois que là, vraiment, il y a une nécessité d'une réponse et je pense qu'il
05:49y a deux temporalités qui s'affrontent.
05:50Parce qu'il y a un choix pour Emmanuel Macron maintenant, c'est qu'est-ce qu'il va nommer
05:54comme Premier ministre ? Est-ce qu'il va l'annoncer ce soir ? Qu'est-ce qu'il va nous dire ce
05:58soir ? Qu'est-ce qu'il va nous dire aux Français ?
06:00Mais je crois qu'il y a deux temporalités, plus exactement, où il reprend un Premier
06:04ministre et il annonce sa décision, ça c'est la temporalité de l'urgence, on le presse
06:08de faire ça.
06:09Les marchés financiers, l'Union européenne, Ursula von der Leyen a exprimé, la présidente
06:14de la Commission européenne a exprimé sa préoccupation, donc ça c'est la temporalité
06:18de l'urgence.
06:19Ou alors c'est la temporalité plus longue, c'est-à-dire de dire qu'on ne peut pas continuer
06:22comme ça parce que ce gouvernement Barnier, justement, n'avait pas une sorte de contrat
06:27de gouvernement.
06:28Donc essayons de prendre le temps, dans certains pays ça prend plusieurs mois, avant de se
06:33mettre d'accord au moins sur quelques décisions jusqu'à la prochaine dissolution, ce qui
06:38renvoie à une question de fond, c'est-à-dire comment vont se comporter les différents
06:41partis.
06:42Et là il y a des tensions très fortes qui sont en train de s'exercer, notamment sur
06:45deux partis, le Parti socialiste, ça c'est clair, mais aussi les Républicains, parce
06:50que M.
06:51Wauquiez a quand même déclaré, nous on a soutenu Barnier et c'était juste Barnier.
06:54Donc ces partis qui sont supposés, les Partis socialistes et les Républicains, des partis
06:57de gouvernement, qu'est-ce qu'ils vont faire maintenant ? C'est la grande question
07:01par rapport aux forces radicales, le Ration national et la France insoumise.
07:05Un parti de gouvernement, c'est encore un concept pertinent pour vous, Pierre-Henri
07:12Cavoyaux.
07:13Ça devient un peu obscur, mais il me semble qu'il faut essayer de réfléchir à ce
07:16qui est à la crise, à la source de la crise de confiance à l'égard des politiques.
07:21Le diagnostic qu'on peut faire, peut-être, c'est l'idée que la politique ne remplit
07:26pas son rôle en démocratie, c'est-à-dire, en l'occurrence, agir et une situation,
07:31un constat général d'impuissance publique.
07:33Ça, c'est le constat général.
07:34Ce n'est pas la crise de la représentation, ce n'est pas est-ce qu'on est bien ou
07:37pas bien représenté par nos élus, c'est vraiment l'idée que les élus, par leur
07:42faute pour une part et par toute une série de contextes, mondialisation, juridicisation,
07:47médiatisation, les élus avouent eux-mêmes leur impuissance.
07:51La dynamique terrible qui s'est en jeu, c'est que les Français, aujourd'hui, reprochent
07:56aux élus une impuissance et ce reproche produit une impuissance supplémentaire.
08:03Là, c'est le cercle vicieux dans lequel on est.
08:05Cette impuissance, en plus, est très problématique parce qu'elle porte aussi sur les finalités.
08:10Agir, mais pourquoi faire ? Et de ce point de vue-là, le diagnostic sur l'état de
08:14la France aujourd'hui n'est pas complètement éclaté façon puzzle, comme disent les tontons-flingueurs.
08:19C'est-à-dire que chacun a des objectifs radicalement différents et est incapable
08:22même de se dire… Je lisais, j'ai tendance à considérer que la question de l'endettement
08:27est une question gravissime, parce que c'est la politique l'endettement, c'est l'absence
08:31de marge de manœuvre.
08:32Mais je lis la Une de l'Humanité qui dit « on vous explique que la dette c'est
08:36pas grave et on vous dit pourquoi ». Il faut bien reconnaître que cette urgence du désendettement
08:43de la France n'est pas partagée par une bonne partie de la classe politique.
08:47Voilà, on est dans cette situation.
08:48Alors, quel est le coup d'après si on l'envisage ? La situation d'impuissance va être telle,
08:54il y a un élément positif dans la situation d'aujourd'hui, c'est que le consensus
08:57se fait sur le caractère assez catastrophique de la situation.
09:01Et d'une certaine manière, on peut à partir de là espérer que si on est en désaccord
09:06sur les objectifs, au moins on est en accord sur le caractère absolument ingérable de
09:12la situation d'aujourd'hui.
09:14Donc la gravité de la situation peut faire émerger peut-être, en tout cas sur ces questions,
09:20le fait qu'on verra progressivement les taux d'intérêt augmentés, les impôts
09:23augmentés, toute une série de phénomènes qui seront visibles et absolument certains,
09:28il n'y a aucune contestation là-dessus, feront peut-être que l'injonction à agir
09:33émergera.
09:34Les démocraties fonctionnent quand les finalités sont claires.
09:38Aujourd'hui, elles ne sont pas claires et il faut les clarifier.
09:40Vous partagez cette forme très particulière d'optimisme pessimiste, d'optimiste sombre
09:49de Pierre-Henri Tavoyo, Marc Lazare ?
09:52Oui et non.
09:53C'est-à-dire que je pense qu'effectivement, encore une fois, les principaux partis, je
09:57laisse de côté la France Insoumise et l'ARN, mais je rappelle que l'ARN quand même est
10:00le premier parti politique à l'Assemblée Nationale, donc à l'exception de ces partis,
10:06effectivement ils sont face à leurs responsabilités.
10:09Et je crois qu'il y a une tension très forte, d'ailleurs qu'ils expriment eux-mêmes, parce
10:12que finalement il y a un consensus, alors là je parle de la partie politique et institutionnelle
10:16sur l'idée de redonner plus de pouvoir au Parlement, mais la démonstration a été
10:21faite, justement depuis l'élection, qu'en France, ça ne fonctionne pas, et pourquoi
10:27ça ne fonctionne pas ?
10:28Alors on évoque souvent l'impossibilité d'arriver à engendrer une culture du compromis
10:33pour des tas de raisons historiques, c'est vrai, ça tient, mais c'est surtout parce
10:36qu'il y a l'obsession des prochaines échéances électorales.
10:38Et à quoi pense-t-on ? On pense aux prochaines élections, d'abord aux élections législatives
10:43qui vont évidemment avoir lieu en 2025, aux élections municipales de 2026 et surtout
10:48à l'élection présidentielle.
10:49Et on retrouve cette tension, c'est pour ça que je dis que maintenant on est au cœur
10:53d'une série de tensions, notamment autour des institutions, je pense que, évidemment
10:57la France Insoumise va réclamer encore plus fort la 6ème République, mais il y a une
11:01nécessité sans doute de repenser et d'aménager les institutions, la question du mode de scrutin
11:06qui d'ailleurs avait été évoquée, et puis plus généralement, et là je vous rejoins
11:10tout à fait, c'est l'idée de comment reconstituer de la confiance entre les élus
11:15et les électeurs.
11:16Et la partie n'est pas gagnée, c'est le moins qu'on puisse dire.
11:19Comment analysez-vous la décision du RN de voter la censure ? Le RN qui était dans
11:24une stratégie de notabilisation et qui renverse la table des négociations en dépit de ce
11:30que Michel Barnier avait pu y mettre ?
11:33Il y a plusieurs hypothèses, l'hypothèse la plus conjoncturelle c'est effectivement
11:37la menace d'inéligibilité de Marine Le Pen qui accélère les choses, il y a une deuxième
11:42considération qui est le fait que les sondages montrent que l'électorat du RN a basculé
11:49et qu'il soutient de façon assez massive l'idée de censure.
11:52Il y a aussi ce sentiment général qu'il faut un peu renverser la table et ne pas
11:58laisser à la France Insoumise la carte de la radicalité.
12:02Ces trois niveaux s'expliquent, je pense néanmoins qu'il y a vraiment un risque
12:05politique dans cette décision, parce que c'est effectivement le risque de brouiller
12:09cette image qui va contribuer à ce qu'un… Le RN ne peut pas gagner tout seul aucune
12:16élection.
12:17Et il faut rallier les gens.
12:18Et bien il y a un rejet qui s'est manifesté et qui se manifestera je pense de cette stratégie.
12:23Il y a un mouvement de balancier entre une tendance à la notabilisation et une identité
12:29protestataire ?
12:30Le mot-clé pour moi c'est encore une fois ces tensions, et tensions typiques de ce type
12:33de formation qui d'un côté effectivement a une dimension de la protestation et doit
12:38prendre en considération ce qu'attendaient ces électeurs.
12:40Et ce qu'attendent ces électeurs c'était un certain nombre de mesures sociales, plus
12:44la volonté de battre ce gouvernement et de le faire tomber, et de l'autre côté cette
12:48stratégie de normalisation.
12:50Et on voit très bien Marine Le Pen donc fait tomber et immédiatement elle dit « je ne
12:55veux pas la démission du président Macron », même si un certain nombre de ses proches
12:58lancent ce discours.
12:59Donc c'est une tension, et c'est une tension qu'on retrouve par exemple en Italie
13:03chez Giorgia Meloni qui est au pouvoir, de temps en temps la dimension de la protestation
13:07revient en force, puis de l'autre côté la dimension de responsabilisation.
13:10Et bien le Rassemblement National devra à un moment donné lui aussi clarifier sa position.

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