• il y a 8 heures
Pour en débattre, nous recevons Perrine Simon-Nahum, professeure attachée au département de philosophie de l’Ecole normale supérieure, autrice de « Aron critique de Sartre » (Calmann-Lévy) et Michaël Foessel, philosophe, professeur à l'école Polytechnique, auteur de « Récidive. 1938 » (PUF). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-13-mars-2025-9376454

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Transcription
00:00Hier, à l'Assemblée nationale, les députés débattaient d'une résolution sur le renforcement de l'aide à l'Ukraine.
00:07Le député Lyot, Laurent Mazory, prend la parole.
00:11Ne reproduisons pas le même schéma que lors de la Seconde Guerre mondiale, ou même plus récemment, lors de l'annexion de la Crimée.
00:17Il ne faudrait pas que la phrase d'Henri de Kérilis, qui est un l'un des seuls à avoir dénoncé le traité de Munich en 1938, en France, s'applique à la Russie.
00:27Je cite « Cette paix consacre le triomphe d'Hitler, c'est-à-dire à la fois celui de l'Allemagne et celui du fascisme international.
00:34Nous connaissons la suite. Aussi, devons-nous rappeler les conséquences de nos décisions du passé.
00:40Ensemble, disons non à un esprit de Munich qui parfois plane.
00:46Ne laissons pas les oblastes de Kersaune, de Zaporizhia, de Donetsk, de Luhansk, de Kharkiv et de Mikhailov,
00:51de rentrer dans l'histoire comme les Sudètes de 1938, avec la suite funeste que nous connaissons. »
00:58Hitler, Munich, Seconde Guerre mondiale, fascisme, les Sudètes, la guerre entre la Russie et l'Ukraine est clairement lue à l'aune du passé.
01:08Alors que vaut une telle comparaison ? Permet-elle ou empêche-t-elle de penser ?
01:14Et que faire ailleurs des deux saluts nazis ? L'un d'Elon Musk, l'autre de Steve Bannon, qui ont émaillé le retour de Trump au pouvoir.
01:25Que disent-ils d'un éventuel retour aux fameuses « heures sombres » ?
01:30On va poser ces questions à Perrine Simon-Naoum.
01:33Bonjour, professeure attachée au département de philosophie de l'École Normale Supérieure.
01:39Vous sortez cette semaine chez Calman Levy, arrond critique de Sartre.
01:46Mikhaël Fossel, bonjour, philosophe spécialiste de philosophie allemande et de philosophie contemporaine,
01:53professeur à l'École Polytechnique, auteur de « Récidive », 1938, au PUF,
01:59et d'une étrange victoire, l'extrême droite contre la politique.
02:04Ça, c'était au Seuil, avec Étienne Ollion.
02:07Alors, merci d'être en studio, dans cette matinale spéciale, on essaye de comprendre le nouveau désordre mondial.
02:16Si l'histoire ne se répète jamais, les années 30 nous aident-elles à comprendre le présent ou nous aveuglent-elles ?
02:24Perrine Simon-Naoum.
02:25Je crois que vous formulez très bien l'attention, ce sont les deux à la fois.
02:29Et j'aime beaucoup le sous-titre que vous avez donné à cette journée, donc pour comprendre le monde.
02:37Alors, les années 30, ça fait longtemps qu'on les convoque.
02:40Et on les a convoqués à la lumière, depuis une vingtaine d'années, de la montée de l'extrême droite.
02:45Évidemment, ce qui est nouveau ces derniers jours, c'est ce qui s'est passé avec les États-Unis,
02:52et le rapport avec les accords de Munich, on l'a entendu dans le son que vous avez passé.
03:00Alors, l'idée, c'est que l'histoire, évidemment, nous sert à comprendre le présent, mais elle peut aussi servir d'écran.
03:06Il y a évidemment des analogies très fortes avec les années 30 et avec Munich,
03:12même si les accords de Munich, j'ai travaillé un peu pour préparer cette émission, sont en réalité plus complexes.
03:19Parce que les discussions ont été très différentes des accords auxquels on est parvenus.
03:24Les analogies, ce sont l'accélération de l'histoire, le renversement brutal des alliances et l'idée de trahison.
03:32Et alors, en revanche, qu'est-ce que les années 30 empêchent de voir ?
03:37Alors, ce qu'elles empêchent de voir, c'est, je dirais, la nouveauté de l'époque.
03:42D'abord, nous sommes des puissances nucléaires, ça change tout.
03:46Ensuite, nous sommes confrontés à une guerre informationnelle mondiale et les réseaux sociaux n'existaient pas dans les années 30.
03:54Et ça, je dirais que c'est vraiment à notre détriment.
03:57Ensuite, l'Europe s'est construite, il ne faut pas oublier le plan van der Leyen, 800 milliards,
04:02et l'affirmation par les pays européens que rien ne doit se faire sans l'Ukraine.
04:08Et puis, ce que disait très justement Bruno Tertrais, qui était une remarque de bon sens,
04:13en fait, maintenant, il n'y a pas de négociation.
04:16Il n'y a pas, en ce moment, de négociation.
04:18Enfin, dernier point, qui renvoie aussi à la présentation générale que vous avez donnée de ce débat,
04:24le fait que nous ne sommes pas dans le cadre d'un fascisme analogue à celui des années 30.
04:31– Michael Fossel ?
04:32– Oui, effectivement, on ne peut pas dire que l'histoire se répète à l'identique,
04:35ça n'aurait pas beaucoup de sens et on peut concéder sans difficulté que Mussolini n'utilisait pas Twitter
04:40ou que les médias nouveaux aujourd'hui ne sont pas à l'image de ce qu'ils étaient autrefois.
04:45Cela étant, il me semble que si l'histoire ne se répète pas,
04:49elle représente parfois des retours ou des formes, je dirais en tout cas, d'analogie avec le passé
04:56que je vois surtout, moi, d'un point de vue structurel.
04:58C'est-à-dire que les années 30, ce sont des années où les démocraties s'effondrent petit à petit
05:04et où les opinions publiques, d'ailleurs, prennent une grande distance avec elles.
05:07Et là, le rapport à l'histoire, à mon avis, est fondamental.
05:09Parce que ce à quoi nous assistons aujourd'hui, c'est à la fin de la parenthèse ouverte en 1945,
05:15c'est-à-dire la fin du consensus démocratique dominant.
05:18Ce qui s'est passé en 1945, ce n'est pas seulement la victoire morale des démocraties.
05:23Ce qui s'est passé en 1945, c'est aussi la première fois dans l'histoire
05:26où les démocraties l'ont emporté militairement, ont montré leur puissance
05:30et où les États fascistes, autoritaires, totalitaires ont démontré finalement leur impuissance.
05:36Et ce consensus démocratique presque pragmatique qui s'est imposé en Europe et aux États-Unis,
05:41aujourd'hui, il s'effondre devant nous et on est reparti dans cette idée.
05:44Il y a déjà quelques années qu'on y est d'ailleurs.
05:46Selon laquelle la démocratie est par essence impuissante,
05:50incapable de résoudre les problèmes systémiques ou les crises auxquelles nous sommes confrontés.
05:54Lente.
05:55Lente, parce qu'il faut délibérer, cela prend du temps, c'est évidemment considéré comme bien dommage.
06:00Il y a une reconcentration, on le voit tout à fait avec Trump,
06:02mais hélas, on l'a vu aussi en France, autour du pouvoir exécutif qui va plus vite.
06:06On gouverne par décret.
06:07Et de ce point de vue-là, il y a beaucoup de rapports avec 38 et avec Munich.
06:11Je ne dirais pas seulement au sens du Munich extérieur.
06:14Le Munich extérieur, c'est-à-dire l'abandon de la Tchécoslovaquie, comme Trump abandonne l'Ukraine.
06:18Mais avec ce que j'appellerais le Munich intérieur,
06:20c'est-à-dire la manière dont en France aussi, en Europe, mais en France,
06:24la démocratie, la Troisième République, c'est petit à petit, complètement,
06:28après le Front populaire, c'est complètement dédémocratisé.
06:31– Alors, quelques questions sur les États-Unis, tout de même.
06:34Perrine Simon-Naoum, vous parliez des réseaux sociaux.
06:38On sait que la tech de Californie est aujourd'hui autour de Donald Trump.
06:49Que viennent changer ces outils aujourd'hui dans la crise des démocraties ?
06:56– Eh bien, elles changent, je pense, énormément de choses.
07:00Parce que, comme le disait très bien Michael Fossel,
07:04la guerre, elle n'est pas seulement extérieure, mais elle est aussi intérieure.
07:08Et les réseaux sociaux ont joué, évidemment, un rôle d'accélérateur
07:14des critiques de la démocratie.
07:17Cela dit… – N'est-ce pas vertueux, critiquer la démocratie ?
07:22– Tout dépend de quel point de vue on la critique.
07:25C'est-à-dire que les réseaux sociaux, en fait, sont critiques,
07:29mais sont des critiques qui interdisent le débat.
07:32On le sait très bien, les algorithmes polarisent, en fait, les communautés.
07:36Et vous n'avez jamais accès, non seulement à un point de vue différent,
07:41mais ils délégitiment même les points de vue différents.
07:47Cela dit, encore une fois, si on doit comparer à la fin des années 30,
07:52on pourrait se placer juste après Munich, au moment où les pacifistes,
07:58qui avaient quand même pignon sur rue pour certains en France,
08:01abandonnent ces positions pacifistes, je pense à la philosophe Simone Veil,
08:07et rendre grâce, par exemple, à des personnalités comme Thierry Breton,
08:11que vous receviez tout à l'heure, qui ont alerté depuis un certain temps
08:16et montré que l'Europe est en train de sortir de sa naïveté,
08:20de mettre en place des instruments de contrôle, le DSA, le DNA,
08:27qui permettent, en fait, de faire ce à quoi appelle Hugo Micheron,
08:31à savoir de politiser l'algorithme.
08:35Et de, finalement, nous mettant sur le terrain de nos adversaires,
08:40d'utiliser les algorithmes pour arriver à déconstruire leur discours
08:45et à toucher, en fait, à notre tour, les publics cibles.
08:49– Votre perception des réseaux sociaux, Michael Fossel ?
08:53– Oui, en apparence, il pourrait être ce qui distingue le plus,
08:55notre époque des années 30, en particulier le fait que les réseaux sociaux
09:00sont utilisés par des individus séparés des autres,
09:02alors que les années 30 sont présentés comme l'ère des masses,
09:06avec, effectivement, des rassemblements dans les rues physiques.
09:09Cela étant, moi, je serais quasiment plus inquiet, peut-être,
09:11par les réseaux sociaux qui constituent des meutes virtuelles, si l'on veut.
09:15Et vous avez cité, de manière, je crois, significative,
09:18les deux bras tendus de Musk, puis de Bannon,
09:22et on a vu, à ce moment-là, d'abord, la diffusion virale de ce geste,
09:28et puis, d'autre part, un déni d'interprétation, parce que…
09:31– Narquois ! – Comment ?
09:32– Narquois ! – Tout à fait, narquois, bien sûr,
09:34c'est l'habitude, l'habituelle histoire,
09:36c'est les années sombres de l'histoire, etc.,
09:38on nous ressort la même tragédie.
09:41Alors qu'en réalité, j'ai beaucoup pensé à la citation de Charles Péguy,
09:45qui disait, le plus difficile, ce n'est pas de dire ce que l'on voit,
09:48c'est de voir ce que l'on voit.
09:50Et effectivement, là, nous avons vu quelque chose
09:52dont beaucoup, surtout les influenceurs d'extrême-droite,
09:54nous ont expliqué qu'au fond, il n'y avait rien à voir,
09:56circuler n'y a rien à voir, alors qu'il est de toute évidence
09:59que ce geste, qu'il ne faut pas non plus généraliser, évidemment, heureusement,
10:02mais ce geste est, au minimum, un clin d'œil, une manière de mobiliser,
10:07alors de mobiliser peut-être plus des foules considérables,
10:09encore qu'il y avait un public, des foules considérables réelles,
10:12mais des meutes virtuelles qui, sur les réseaux sociaux,
10:15procèdent à toutes sortes de mobilisations,
10:17car le point commun fondamental, qui, à mon avis,
10:19est un élément de la modernité elle-même,
10:21c'est la capacité des instruments techniques,
10:23il n'y aurait pas eu de fascisme sans la radio,
10:25à mobiliser, mais la radio n'est pas responsable comme telle, bien sûr,
10:28mais à mobiliser des individus sur des slogans, sur des mots d'ordre,
10:32qui finissent, même s'ils sont virtuels, hélas,
10:34toujours par se traduire par des violences réelles.
10:36La démocratie américaine aujourd'hui, Périne Simon-Naoum,
10:41c'est une oligarchie sauce 2025 ou c'est autre chose ?
10:48Non, je pense qu'on peut la qualifier d'oligarchie,
10:51et là encore, on voit la différence avec les années 30,
10:54c'est-à-dire que, dans les années 30, souvenez-vous,
10:57en fait, ce sont les milieux d'affaires allemands
10:59qui ont, en quelque sorte, encouragé aussi la venue au pouvoir d'Hitler,
11:04pensant que, finalement, ils allaient pouvoir le dominer
11:09et organiser les choses comme ils voudraient.
11:12La grande différence aujourd'hui est ce que nous ne savons pas encore analyser,
11:18et c'est pourquoi j'aime beaucoup, encore une fois, le sous-titre de la journée,
11:22c'est-à-dire qu'il faut que nous prenions le temps d'analyser,
11:24il faut que nous le fassions avec nuance,
11:27et il faut essayer de comprendre l'une des grandes nouveautés,
11:30c'est effectivement que ces moyens,
11:34qui ne sont pas des moyens politiques au départ, mais économiques,
11:38la domination des GAFA, finalement, endossent un programme politique.
11:45Et donc, c'est cette alliance qui me paraît, et ça, évidemment, tout le monde le dit,
11:51extrêmement dangereuse entre Trump et Musk,
11:55mais avec l'incertitude où nous sommes de savoir si cette alliance va porter
12:00une vision politique de la réorganisation du monde,
12:05ou uniquement une vision économique.
12:08– Miguel Fossel ?
12:09– Oui, ce qu'il y a de plus préoccupant, d'abord,
12:11ça c'est une différence avec les années 30,
12:13mais elle n'est malheureusement pas à notre avantage,
12:15c'est que dans les années 30, les États-Unis avaient résisté,
12:17de peu d'ailleurs, au passage, à la fascisation,
12:20puisqu'il y avait Roosevelt qui s'est maintenu, finalement.
12:22Et d'autre part, je rejoins tout à fait ce qu'a dit Véronique Simon-Naoum,
12:27ce à quoi nous avons aujourd'hui à faire,
12:30c'est à cette espèce de greffe d'un modernisme technophile absolument délirant,
12:35et en même temps d'un archaïsme quasiment religieux,
12:38c'est-à-dire qu'on a à la fois des néo-évangélistes fanatiques,
12:41absolument hostiles à toute forme d'émancipation des femmes,
12:44par exemple, ou des minorités sexuelles,
12:45et en même temps un hyper-modernisme quasiment transhumaniste,
12:49à la Elon Musk.
12:51Et ça, c'est aussi un élément qui est très important pour comprendre,
12:54historiquement, je crois, les phénomènes d'extrême-droite dans les années 30
12:57et ce qui se produit aujourd'hui, même s'il faut le faire de manière diversifiée,
13:01c'est cette articulation très étrange entre le plus ancien,
13:04le plus archaïque, le plus traditionnaliste ou réactionnaire,
13:07et puis, quand même, malgré tout, l'hyper-modernisme qui va chez un Musk
13:11jusqu'à une sorte de fantasme du nouvel homme, de l'homme nouveau ou du transhumanisme.
13:15– Un mot chacun, mais vraiment un mot,
13:18la guerre menée à la science marque le nouveau mandat de Trump ?
13:25– Alors, il ne fait que prolonger ce qui existe et ce qu'on voit poindre depuis très longtemps,
13:31et l'épidémie de Covid l'a bien montré.
13:34Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que cette guerre à la science
13:37est une guerre contre la démocratie,
13:39parce qu'elle sape à la fois la puissance de réflexion,
13:44l'esprit critique et la notion de vérité.
13:47– Sur ce point ?
13:48– Oui, Trump veut une science qui soit en quelque sorte,
13:50ou qui ne fasse qu'avaliser ses projets économiques,
13:53et nous vivons là une période aussi tout à fait de désordre et d'étrangeté,
13:56là aussi une sorte de symétrique des années 30,
13:59puisque le ministère, il a bien fait, le ministère de la Recherche et de l'Enseignement,
14:03a demandé à ses personnels de préparer d'une certaine manière
14:07l'accueil de chercheurs américains qui seraient persécutés par les Etats-Unis.
14:12Dans les années 30, c'était, je dirais, de l'Europe vers les Etats-Unis
14:16que les réfugiés intellectuels, en particulier Anna Arendt, Adorno, sont allés.
14:20Alors cela devrait aussi nous faire penser, réfléchir, méditer
14:24au fait que nous sommes encore en mesure d'accueillir ces réfugiés,
14:26parce qu'en France, l'extrême droite n'a pas encore pris le pouvoir.
14:30– Merci à tous les deux, Mickaël Fossel, Perrine Simon, Naoum,
14:34merci d'avoir été au micro d'Inter ce matin dans le cadre de cette journée spéciale.

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