La pianiste Anne Queffélec relit les trois dernières sonates de Beethoven

  • l’année dernière
Transcription
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Ghesbert, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous, de retour de Nantes où elle a participé à la folle journée sur le thème de la nuit cette année.
00:22 La pianiste Anne Kefelek, aussi exigeante que populaire, est aujourd'hui l'invitée de Bienvenue au Club.
00:27 Elle a sorti à l'automne dernier un nouvel album sur le label Mirar.
00:31 Les trois dernières sonates de Beethoven que la pianiste a enregistrées au théâtre Auditorium de Poitiers
00:36 qu'elle retrouvera le 25 février pour un récital.
00:39 Trois sonates, trois sœurs, un engagement de l'âme dit celle qui a longtemps été l'ambassadrice de Mozart et de Schubert
00:45 sans jamais limiter son répertoire.
00:47 Ravel, Debussy, Satie ou encore Dutilleux dont elle avait signé, souvenez-vous, l'intégrale de la musique pour piano.
00:54 Beethoven est-il sa nouvelle obsession ou tout simplement le nouvel homme de sa vie ?
00:58 On veut tout savoir. Anne Kefelek est notre invitée.
01:01 Une émission programmée par Henri Leblanc, préparée par Laura Dutèche-Pérez,
01:09 réalisée par Félicie Fauger avec Marie-Claire Oumabadi à la technique.
01:15 ♪ Piano ♪
01:43 ♪ Piano ♪
02:12 ♪ Piano ♪
02:14 ♪ Piano ♪
02:43 ♪ Piano ♪
02:45 ♪ Piano ♪
03:14 ♪ Piano ♪
03:16 ♪ Piano ♪
03:45 ♪ Piano ♪
03:58 Extrait du premier mouvement de la sonate pour piano numéro 30 en mi majeur opus 109 de Beethoven,
04:04 la première des trois sœurs. Bonjour Anne Kefelek.
04:07 Quand je vous vois, toute gracile, toute fluette, toute légère, je me demande à quoi se mesure la force
04:14 d'un morceau, la force d'une pianiste sur cette interprétation par exemple de ce premier mouvement ?
04:21 Alors déjà je suis dans un état d'esprit un peu particulier parce que je n'ai pas réécouté, figurez-vous,
04:26 cet enregistrement depuis qu'il est sorti. Donc je me retrouve dans l'atmosphère de l'enregistrement lui-même
04:35 et puis mes émotions, les sentiments profonds qui m'habitaient à ce moment-là et qui m'habitent toujours
04:41 par rapport à ses œuvres. Et je pensais à cette fameuse parole "à bon entendeur, salut".
04:46 J'ai souvent eu cette impression dans la musique de Beethoven qu'il n'avait pas "loui" puisqu'il était sourd,
04:53 que l'entendement se comprenait dans le sens de "loui" intérieur naturellement. Et puis d'une forme de compréhension
05:01 et salut qu'en effet dans cette beauté, c'est à la fois il vous salue, il vous dit bonjour peut-être,
05:07 mais il y a aussi une forme de grâce salvatrice à travers cette beauté.
05:12 Et qui est en particulier dans l'ouverture de cet opus en oeuvre, la 30e sonate, j'ai la sensation qu'on est déjà embarqué
05:21 dans une sorte d'improvisation intime qui nous soulève et qui nous grandit et en même temps qui ne nous écrase pas.
05:31 Et peut-être j'ai eu peur pendant bien des années d'aborder en particulier la toute dernière sonate de Beethoven
05:38 parce que c'était un chef d'œuvre absolu et qu'il y a quand même des œuvres qui vous poussent encore plus dans vos derniers tranchements
05:46 que d'autres. Et à la fois donc une exigence et une barre mise très très haut, mais finalement ça fait partie peut-être des cadeaux de la vie
05:54 au fur et à mesure que les années passent. On se dit "eh bien c'est très bien, la barre est haute mais c'est le moment jamais, il faut y aller".
05:59 Et puis de toute façon si on arrivait à atteindre le but qui est proposé par ces œuvres qui sont d'une certaine façon inaccessibles à travers leur beauté,
06:09 eh bien ce serait triste parce qu'après vers quoi tendre ? Donc c'est heureux que ça existe cette exigence-là.
06:18 - Voilà, bonté et beauté. Vous parlez de cette alliance en tout cas dans ces trois sonates et plus globalement dans la musique de Beethoven.
06:26 Mais vous ne reculez devant rien quand quelque chose vous attire et vous tente, vous y allez en général, non Anne Kefelec ?
06:33 - Oh écoutez je ne sais pas, mais je pense qu'il y a un moment où c'est plus fort que soi si vous voulez, on sent qu'il y a un appel.
06:38 Et que ces œuvres-là ne sont pas comme... Bien sûr il y a une forme de défi, mais elles nous sont données aussi.
06:46 Et d'une certaine façon ces partitions qui sont là sur le pupitre, elles nous disent "joue-moi, je t'appelle".
06:54 - Qui a mis ces partitions sur votre pupitre ? Est-ce que c'est lui qui vous a appelé directement ? Comment ça s'est passé la rencontre ?
06:59 - Écoutez, c'est-à-dire que je trouve qu'à partir de ce moment-là, évidemment ça relève aussi de mon éducation,
07:04 de tout ce que j'ai reçu, qui m'a été donné dans mon enfance et à quel point chez nous les valeurs de l'esprit étaient premières.
07:11 J'étais approvée à cette source-là. Donc d'une certaine façon il y a aussi un moment où on se rend compte que d'avoir reçu tout ça,
07:18 ça vous crée une obligation et on ne peut pas faire comme si on n'était pas au courant.
07:22 Au plus en moins, je n'ai jamais entendu parler, je ne sais pas... Mais si, je sais !
07:26 Donc là il y a quand même un inconfort qui peut s'installer et on sent qu'il faut répondre présent.
07:32 Bon allez, peut-être en effet je devrais reculer, mais je vais passer à côté de quelque chose qui en moi me demande à vivre.
07:42 Et adieu, vatte !
07:43 Et aujourd'hui vous diriez que vous seriez passée à côté de quoi si vous n'aviez pas sorti ces partitions de la bibliothèque ?
07:51 Comme on sort un grand livre classique, un roman auquel on ne se serait pas encore attelée, pour le poser sur son piano.
07:57 Je pense que je serais passée à côté justement d'une partie de moi-même qui serait restée endormie,
08:05 qui n'aurait pas été éveillée, qui peut-être quand même liée à ce que j'ai de meilleure.
08:11 Et puis il ne faut pas même plus oublier que pour le travail d'un interprète, il y a cette confrontation avec l'oeuvre d'abord,
08:20 qui est un face-à-face en quelque sorte, face-à-face avec soi-même et avec l'oeuvre.
08:25 Mais ensuite c'est vraiment pour être jouée avec, j'allais dire, pas simplement devant, avec un public.
08:32 Voilà pour réveiller chez nous les mêmes choses que ça a réveillé en nous peut-être, la meilleure part de nous-mêmes.
08:37 - Et Beethoven, il y a une telle dimension d'universalité dans sa connaissance profonde de la nature humaine et de la douleur humaine.
08:48 Enfin cet homme, tous les génies sont des amplificateurs d'humanité, mais lui en particulier qui a eu à se battre contre cette épreuve,
08:58 la pire qui puisse exister pour un musicien tel que lui, qui était la surdité,
09:02 et donc faire éclater les murs de sa prison à travers ses oeuvres.
09:07 Et durchleidenfreude, à travers la souffrance, la joie.
09:11 Et il aimait la vie cet homme.
09:13 Il était habité par ce feu, cette flamme, qui n'était pas que de la révolte et d'une protestation.
09:21 Ou alors on prend le mot "protestation" étymologiquement pour témoigner, protester.
09:28 - 32 sonates sur près de 30 ans, la trilogie des opus 109, 110, 111, les fameuses "Trois Sœurs" que vous retrouvez pour cet album.
09:37 Anne Kefelek vient de Chlor, en fait un cycle pour le compositeur allemand.
09:40 Elles sont un peu comme les derniers mots, diriez-vous, d'un journal intime.
09:44 - Je pense que ce sont en effet, il savait très bien que c'était la dernière sonate et que c'est une façon de Chlor,
09:51 de faire son voyage à lui existentiel à travers la forme sonate, à travers le piano et la forme sonate.
09:59 Car bien sûr, ensuite il a composé d'admirables quatuors qui ont continué à explorer autrement son langage, son univers.
10:09 Mais pour ce qui est de la dernière sonate, et c'est d'ailleurs très émouvant de penser à cela,
10:15 il y a comme une espèce de condensation, de résumé à travers cette forme, ce qu'il a voulu composer pour le piano.
10:25 Et je suis extrêmement touchée aussi, en plus de la dimension de beauté infinie de ses œuvres,
10:35 que ce dernier mouvement de la dernière sonate qui clôture, ça s'appelle "Arietta".
10:42 Un petit mot délicieux, qui fait un peu enfantin, naïf, petite chanson, petite terre qui contient un tel infini.
10:50 Et que par ailleurs, lui qui savait parfaitement exploser à la fin des œuvres et terminer dans l'éclat,
10:58 et le triomphe, la gloire, la grandeur.
11:02 Là, on descend dans le grave du piano et diminuendo pianissimo, il n'y a pas de ralenti, il n'y a pas de point d'orgue,
11:10 il n'y a pas de valeur longue prolongée par la pédale, il y a simplement un dernier signe,
11:16 et ça, ça me touche énormément, un dernier signe sur la partition, c'est un quart de soupir,
11:20 qui est un tout petit silence, et qui pour moi, en soi, c'est un message, parce que c'est un point d'interrogation.
11:26 J'ai souvent rapproché ça au dernier mot de Hamlet "And the rest is silence".
11:32 Après ça, c'est le silence, mais le silence pas au sens, taisez-vous,
11:37 le silence que vous devez habiter, à vous de continuer.
11:41 On va essayer de faire écouter ce silence à la radio, pour peut-être évoquer ce qui transparaît,
11:47 comme vous le dites, à travers cet ariéta, ce petit air qui s'ouvre sur l'infini,
11:51 et on va voir que les élans de l'opus 109, qu'on a entendu en ouverture,
11:55 contrastent avec le thème un peu plus méditatif de ce dernier opus, peut-être la fin du voyage,
11:59 à écouter la nuit, selon Green, puis le silence se fait.
12:03 [Musique]
12:07 [Musique]
12:12 [Musique]
12:17 [Musique]
12:21 [Musique]
12:30 [Musique]
12:44 [Musique]
12:48 [Musique]
12:55 [Musique]
13:03 [Musique]
13:13 [Musique]
13:17 [Musique]
13:26 [Musique]
13:38 [Musique]
13:42 [Musique]
14:04 Un silence à la radio, bravo pour le silence à la radio !
14:08 Merci, bravo à vous, Aliette Félèque.
14:10 On entendait ce dernier extrait de cette sonate pour piano,
14:15 de Beethoven que vous interprétez donc, et que vous avez repris pour cet album,
14:19 paru sur le label Mirar.
14:21 C'est intéressant si j'en reviens à la question des mots, parce qu'on parlait du journal intime,
14:25 ce que ses trois sœurs ont pu peut-être aussi être pour Beethoven, d'une certaine manière.
14:31 Vous, vous avez choisi dans le livret du disque de vous appuyer sur la parole des écrivains,
14:36 de Thomas Mann, de Rilke, de Green, comme on l'évoquait tout à l'heure, et tant d'autres.
14:40 Il est parfois difficile de mettre des mots, vos propres mots, sur l'émotion que la musique vous procure ?
14:46 Ah oui, bien sûr, c'est très difficile, et par ailleurs, pour moi-même, je ne peux pas me taire,
14:53 je ne peux pas, j'ai toujours envie d'essayer de mettre en mots mon émotion,
14:58 tout en sachant que ça se passe sur un plan totalement différent, la musique est d'un autre ordre.
15:03 Elle nous parle de quelque chose qui ne peut pas se dire en mots, je crois que c'est Victor Hugo qui disait en même temps
15:08 qu'elle nous parle de quelque chose sur quoi il est impossible de rester silencieux.
15:12 Donc, ça fait partie de nous, ce qui ne peut pas se dire.
15:17 Et d'ailleurs, je trouve justement ce temps libre dans la musique, pour moi, c'est vraiment le summum de la liberté du temps.
15:27 Il est vraiment, littéralement, le temps libre de la musique parce qu'elle est du ressort de l'indicible et de l'invisible.
15:34 Donc, il y a cette espèce de liberté intérieure qu'elle nous offre.
15:38 On ne voit pas, dans notre monde pourtant cerné par les images non-stop,
15:43 deux personnes en train de prendre un selfie tout en écoutant l'Op.11 ou une salade de chandelle.
15:49 On n'en est pas encore là.
15:52 L'humanité est sauvée peut-être ?
15:54 En bon entendu, un salut. Je pense qu'en effet, il y a un salut qu'on peut trouver dans de tels éblouissements.
16:02 Là, je suis partie dans le vie de Hugo, mais il y a aussi Bernard Mousse qui disait à propos de la vie moderne
16:08 que c'était une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.
16:12 Et je suis de plus en plus d'accord avec lui.
16:15 Et à travers, justement, quand on a la chance de jouer et de partager, encore une fois, avec un public, de telles œuvres,
16:22 cette forme suprême de silence, ce silence que crée la musique,
16:26 qui est justement le fait de ne pas pouvoir mettre de mots dessus,
16:30 c'est extraordinairement précieux et c'est à défendre. Il faut résister pour le défendre.
16:37 Mais oui, Beethoven a presque imposé ça avec ses sonates.
16:41 Vous le disiez, il a tout embrassé à travers elles de la nature humaine.
16:44 Il nous en fait le cadeau.
16:46 À nous, ses frères humains, c'est un moment de partage qu'il faut aussi vivre en acceptant ce cadeau
16:51 qu'il nous fait. Mais alors, qui a le mieux écrit pour vous sur la musique ?
16:56 Est-ce que ce sont des compositeurs, des spécialistes de la musique ou les écrivains, les romanciers peut-être ?
17:01 Il y a peut-être plutôt des...
17:04 Enfin, bien sûr, à travers de nombreux...
17:09 Proust, naturellement, extraordinairement évoqué.
17:13 Alors là, le summum peut-être de ce que représente pour un auditeur
17:18 le fait de voir passer ce qu'il appelle la petite phrase, un thème, qui va revenir,
17:23 et le fait que ça joue sur la mémoire.
17:26 Mais par ailleurs, j'aime aussi énormément lire Jean Kélévitch, ce qu'il dit,
17:31 la façon dont cet homme a vécu la musique, qui lui est si familière, si vitale.
17:36 Il sait ce que c'est de produire des sons, déchiffrer des partitions, il est affamé de musique.
17:42 Et lui aussi, il parle extraordinairement bien du fait qu'on ne peut pas en parler.
17:47 Il est très calé, d'ailleurs, pour parler de choses dont on ne peut pas parler.
17:51 Il a écrit un énorme livre sur la mort, qui consiste à dire qu'on ne peut pas en parler.
17:56 Mais lui aussi, il éprouve ce besoin.
17:59 Et il y a aussi Georg Steiner qui a écrit des pages de fiches sur la musique.
18:03 C'est vrai que j'aime lire, mis en mots, cette espèce d'approche que je ressens moi-même,
18:11 mais tout en sachant qu'à un moment donné, il faut se taire, en effet, et puis à bon entendeur.
18:16 - Vous avez toujours sur vous, il paraît, un petit carnet.
18:19 Vous y notez quoi ? Des mots ? Des notes ?
18:22 - J'en ai même trop, j'en ai même plusieurs, parce qu'à force, ça se déborde.
18:26 Alors je sais, c'est un vrac.
18:28 Ce sont des pensées qui me viennent, des choses que j'ai glanées dans des lectures.
18:34 Tout récemment, Balzac, par exemple, je tombe sur une parole si simple
18:39 que chaque scène a ses coulisses. Je trouvais très beau cette simplicité.
18:46 Et puis récemment aussi ce philosophe moine allemand au nom si latin,
18:53 Angelus Silesius, qui dit si simplement
18:56 "La circonférence est dans le point, le fruit est dans la graine, et l'infini est dans la finitude."
19:03 Et ça, alors rien que de lire ça, évidemment, ça n'est pas littéralement lié à la musique,
19:07 mais pour moi, je me dis, bah oui, dans l'Ariéta, il y a un accord parfait en ut majeur.
19:12 Et c'est ce point, il est simple, on dirait simplicé, vraiment,
19:18 de l'ordre de l'Arieta, en effet, très simple,
19:22 mais avec une espèce d'évidence de beauté,
19:25 et comme une espèce de résolution mathématique de l'équation existentielle.
19:30 "To be or not to be", et ben voilà, je vous fais cet accord parfait.
19:34 Parce qu'il l'a amené avant, c'est là la science de Beethoven,
19:39 on est passé par des chemins très labyrinthiques justement dans la puissance,
19:43 à un moment où littéralement je sens que Beethoven veut nous désorienter.
19:46 Il ne veut plus qu'on sache où on va exactement.
19:49 Lui, c'est très bien, il nous emmène, et on doit le suivre,
19:51 et puis tout à coup on arrive à cet accord parfait,
19:54 et là on dit, ah bah oui, tout est simple.
19:57 Bah écoute, vous voyez, je ne veux pas m'arrêter.
20:00 - Mais quelle mémoire vous avez de tous ces mots, de toutes ces citations qui dialoguent avec vous,
20:05 c'est ce qu'on comprend aussi. - Ça me nourrit, ça me nourrit beaucoup.
20:08 - Il y a de quoi, mais c'est vrai que ce sont des mots qui probablement aussi
20:12 se transforment sous vos doigts au piano à travers votre musique.
20:16 Alors vous avez un petit frère écrivain dans une famille de musiciens et de mélomanes,
20:20 pas que, il y avait des livres aussi, vous l'avez raconté, pas de frégo, pas de télé,
20:23 des livres et un piano, on écoute Yann Kefelec.
20:26 - J'avais trois ans, peut-être deux d'ailleurs, j'avais deux ans, trois ans,
20:30 j'en suis certain, puisqu'on m'appelait petit frère à cette époque,
20:34 donc mon frère Tanguy n'était pas encore né.
20:37 Ma mère s'enfermait avec moi dans la chambre parentale
20:41 où il y avait le piano droit Playel, elle s'enfermait à clef,
20:44 parce que mon frère et ma soeur aînés, derrière la porte,
20:47 avaient tendance à se moquer de moi, parce que chaque mois que ma mère me jouait du piano,
20:50 je me mettais à pleurer tellement je trouvais ça beau.
20:53 Et ma soeur Anne Kefelec m'a confié il n'y a pas si longtemps
20:56 que ma mère ne lui avait jamais joué à elle la marche turque,
21:00 donc ça m'avait été réservé à moi.
21:03 Quand ma mère me jouait cette marche turque, il n'y avait pas une fausse note,
21:06 à mon avis, c'est vrai que j'étais jeune, mais quand même, je me rappelle ce morceau
21:09 comme ça se déroulait d'un bout à l'autre, avec cette fluidité,
21:12 cette légèreté, cette grâce que manifeste le talent de ma soeur.
21:16 (Musique)
21:20 (Musique)
21:23 (Musique)
21:26 (Musique)
21:29 (Musique)
21:32 (Musique)
21:35 (Musique)
21:38 (Musique)
21:42 (Musique)
21:46 (Musique)
21:50 (Musique)
21:54 (Musique)
21:58 (Musique)
22:03 (Musique)
22:06 (Musique)
22:10 (Musique)
22:14 (Musique)
22:18 (Musique)
22:22 (Musique)
22:26 (Musique)
22:31 (Musique)
22:34 (Musique)
22:38 (Musique)
22:42 (Musique)
22:46 Saskia de Ville : C'est une grande dame du piano qui est aujourd'hui l'invité de Bienvenue au Club.
22:51 Anne Kefelek est encore, pour quelques minutes, avec nous dans ce studio.
22:57 Et c'est là, c'est vous qu'on entendait interpréter cette marche turque de Mozart,
23:01 évoquée par votre frère, Yann, à l'instant. On l'entendait, c'était le mois dernier,
23:05 chez nos confrères de France Musique, évoquer la place de la musique aussi dans la famille.
23:10 Cette marche turque, à vous, elle réveille quels souvenirs, Anne Kefelek,
23:14 si ce n'est pas celui d'une porte close, d'une chambre dans laquelle votre mère vous enfermait
23:20 pour vous faire écouter cette marche turque.
23:23 Je me demande, mais enfin parfois la mémoire révise ce qui s'est passé réellement.
23:29 À mon avis, elle ne s'est enfermée pas à clé, puisque l'autorité parentale existait chez nous.
23:34 Et ma foi, il suffisait qu'elle nous dise qu'on n'a pas le droit d'entrer, on n'aurait jamais enfreint cette défense.
23:42 Et donc, la marche turque en elle-même, ce n'est pas quelque chose que j'ai joué toute petite.
23:48 Donc peut-être que justement, étonnamment, dans la prime enfance, on préfère les œuvres plus tumultueuses,
23:59 dans lesquelles on reconnaît peut-être ses propres passions en éveil,
24:05 et tout ce qui est d'ordre d'une forme de déchirement romantique, d'une forme de théâtralité.
24:14 - Et une éducation sentimentale, assurément. - Oui, absolument. Et une révélation et une éducation, absolument.
24:19 Et le côté, justement, extraordinairement malicieux et farceur, parce que Mozart avait ça en lui, il avait vraiment le goût de la farce.
24:27 Il y a de mintes anecdotes dans sa vie qui racontent, lui, l'enfermer à clé des chanteuses, en leur composant un air extrêmement difficile.
24:38 Il disait qu'elle ne pourrait sortir que lorsqu'elle serait capable de chanter l'air en question.
24:45 Et il aimait jouer aussi, il jouait au billard, il avait, paraît-il, toujours un billard dans sa chambre à coucher.
24:50 Comment est-ce qu'il pouvait trouver le temps de jouer au billard en plus du reste, et monter à cheval au prater à 5h du matin ?
24:56 Donc ça, c'est une énigme absolue, cet homme, en 35 ans de vie, tout ce qu'il a pu, j'allais dire, trivialement fourrer,
25:05 c'est absolument, vraiment vertigineux. Quoi qu'il en soit, dans cette marche turque, il y a justement le côté papagenou,
25:12 une forme d'esprit d'enfance qui est tout à fait délicieuse, et que peut-être on savoure mieux plus tard, justement.
25:21 Qu'est-ce que votre mère vous a transmise, surtout, avant tout ? La liberté, visiblement.
25:26 Vous avez aussi écrit un très beau texte sur l'émerveillement, sur ce premier regard ébloui de la mère sur son enfant.
25:33 Mais ce regard ébloui, c'était le sien, mais c'était, je le reconnais aussi, bien sûr, c'était le mien, puisque j'ai deux fils,
25:40 la vie m'a donné ce bonheur de connaître la maternité. Et là aussi, bien sûr, c'est une énigme, ô combien, tout à coup,
25:50 il y a un être nouveau qu'on va découvrir peu à peu, et qui sera à la fois le plus proche possible, et en même temps,
25:57 totalement lui-même et différent. Et ma mère avait le génie de l'amour, c'était dans toutes ses facettes,
26:06 c'est-à-dire l'intelligence du cœur, vraiment aussi, l'intelligence de la culture, et puis une forme de sagesse suprême,
26:13 et de cœur inépuisable. Je reste vraiment de plus en plus, ça ne fait qu'augmenter avec les années,
26:23 mais elle était sidérante, et je suis de plus en plus sidérée d'avoir eu cette mère-là. Je ne sais pas ce qu'en penseraient
26:29 les psychanalystes, mais en tout cas, c'est un émerveillement aussi qu'elle soit à ce point-là toujours en moi,
26:37 même si elle est partie. Je ne peux pas dire ni partie, ni perdue, ni morte. Il y a une transmission de vie qui se poursuit,
26:45 et c'est évidemment magnifiquement... ça me remplit de reconnaissance.
26:50 - Elle avait le génie de l'amour, dites-vous, et Beethoven, si vous deviez garder un mot, il avait le génie de quoi ?
26:56 - Oh oui, il avait le génie de la vie, le génie de l'amour aussi, bien sûr.
27:01 - Merci beaucoup, Anne Kefelek, merci mille fois d'avoir été avec nous aujourd'hui, et de l'inviter, de bienvenue au Club.
27:07 Je rappelle que ces trois dernières sonates de Beethoven que vous interprétez ont été enregistrées sur le label Mirar,
27:15 et qu'elles sont donc à retrouver depuis novembre dans les BAC. Merci à vous.

Recommandations