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L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 31 Mars 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr

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Transcription
00:00 *Générique*
00:04 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:06 Changer de regard sur la vieillesse, sur les retraites en compagnie d'un philosophe.
00:12 André Comtes-Ponville, bonjour.
00:14 Bonjour.
00:15 Vous publiez La Clé des Champs aux presses universitaires de France avec 12 textes brefs, intimes.
00:21 Un geste autobiographique, vous revenez notamment sur votre enfance, votre rapport à la mort, à la vieillesse
00:27 et au suicide, Rosemary Lagrave, bonjour.
00:30 Vous êtes sociologue, vous avez notamment publié une conversation avec Annie Ernaud aux éditions de l'EHESS
00:37 et puis vous aviez publié votre autobiographie "Se ressaisir".
00:41 Vous étiez venue au matin, vous n'étiez pas contente.
00:43 Il y a quelques instants, j'ai dit que vous étiez une grande voix.
00:46 Vous m'avez dit "non, je ne suis pas une grande voix" et c'est justement ce que vous expliquez dans "Se ressaisir".
00:50 Alors je vais continuer à vous embêter, Rosemary Lagrave.
00:53 Je vais vous demander tout d'abord si ça n'est pas une drôle de retraite, celle que vous avez prise,
00:58 puisque vous continuez à travailler, vous venez à la radio.
01:01 La retraite, pour vous, est-ce que ça a un sens ?
01:03 Ça a un sens.
01:06 Mais la retraite, comment expliquer cela ?
01:10 Il faut, à mon sens, regarder trois choses.
01:14 Un, le métier, le travail et les tâches que l'on a fait avant de prendre sa retraite
01:22 en corrélation avec l'accès à la retraite.
01:25 De remettre les retraites, à chaque fois replacer le moment où on prend sa retraite
01:32 dans une socio-histoire de la retraite.
01:35 Où on voit bien que c'est un moment qui est dans une histoire et une évolution
01:40 qui a fait progresser l'âge de la retraite et l'âge du repos
01:47 en sorte qu'on était arrivé à 60 ans pour la retraite
01:50 et qu'on a régressé jusqu'à 62 et maintenant on veut jusqu'à 64.
01:54 Et drôle de retraite, me dites-vous, la troisième chose à laquelle il faut faire attention,
02:00 me semble-t-il, c'est le point de vue de celui ou celle qui parle de la retraite.
02:07 Si j'ai une retraite singulière, c'est parce qu'effectivement je suis universitaire
02:14 et que je continue à travailler parce que c'est une addiction et c'est une joie de travailler.
02:24 Mais il ne faudrait pas prendre la position que je défends pour la position de tout le monde.
02:29 Donc l'ethnocentrisme des universitaires par rapport à d'autres métiers
02:37 privilégiés à la fois financièrement et dans la manière de pouvoir travailler
02:43 y compris à la retraite, ça ne doit pas être le point de vue des points de vue.
02:47 Et c'est important de relativiser le fait que nous avons une singularité dans la retraite
02:54 parce qu'au fond on continue à travailler, à enseigner,
02:57 mais on nous retire aussi certains privilèges que sont par exemple de participer à des décisions.
03:04 Nous ne faisons plus partie des juridicataires à part entière, si j'ose dire.
03:10 Nous ne faisons plus partie des comités de sélection à part entière,
03:14 mais on continue à publier, à écrire ce qui est formidable.
03:20 André Comtes-Ponville, vous avez pris votre retraite ?
03:22 Oui, très tôt, à 46 ans. Enfin, je n'ai pas touché ma retraite à 46 ans,
03:29 je la touche depuis 62 ans j'imagine, mais j'ai arrêté d'enseigner à 46 ans
03:36 grâce au succès d'un de mes livres, qui était le petit traité des grandes vertus,
03:41 qui a fait que je n'avais plus besoin de salaire pendant plusieurs années.
03:44 Bref, j'ai arrêté d'enseigner dès que je l'ai pu.
03:48 Et donc je serais très mal placé pour faire l'allusion à ceux qui veulent arrêter de travailler
03:53 dès qu'ils peuvent et qui préfèrent s'arrêter à 62 ans plutôt qu'à 64 ans.
03:57 Tout ça me parait tout à fait naturel.
04:01 Vous savez, l'économiste Galbraith s'écrit dans l'un de ses livres qu'on utilise le même mot "travail"
04:07 ou "work" en anglais pour désigner des activités tellement passionnantes
04:12 qu'on les ferait à la limite bénévolement.
04:15 Et on utilise le même mot pour désigner des activités tellement fastidieuses, fatigantes, désagréables
04:21 qu'on ne le fait parce qu'on y est contraint pour gagner sa vie.
04:24 Et Galbraith se concluait en disant qu'utiliser le même mot pour désigner deux activités tellement différentes,
04:30 c'est déjà un signe évident d'escroquerie.
04:33 Eh bien moi j'ai fait deux travails dans ma vie.
04:36 Il y avait l'enseignement et la correction des copies.
04:39 C'est lourd, je le faisais bien, sérieusement, mais c'est lourd.
04:41 Et puis il y avait écrire des livres qui étaient moins un métier qu'une vocation.
04:46 Et dès que j'ai pu arrêter mon métier d'enseignant, à 46 ans en l'occurrence, pour écrire davantage,
04:51 bien sûr je l'ai fait.
04:52 Et donc ça veut dire qu'il y a travail et travail, bien sûr pour nous écrire, faire de la recherche,
04:57 c'est notre passion et donc on souhaite le faire au fond si on peut jusqu'à la mort.
05:01 Mais on ne peut pas appliquer le même genre de discours à des métiers qui sont faits essentiellement
05:07 parce qu'il faut bien gagner sa vie et qui sont souvent des métiers fatigants, peu gratifiants
05:12 et souvent, qui plus est, mal payés.
05:14 Oui, mais ce que vous dites, c'est un privilégié exorbitant.
05:19 Vous dites "à 46 ans j'ai pu prendre ma retraite", entre guillemets.
05:24 Mais qui peut faire ça ? Personne.
05:26 Personne.
05:27 Donc le travail et l'étier...
05:30 Il a quand même continué à travailler, si j'ose dire.
05:32 Oui, il a continué à travailler.
05:33 Mais il a pu dire "mais je ne continue pas le métier pour lequel j'étais salarié".
05:38 Et qui dans notre société peut faire ça ? Personne.
05:41 Nous sommes des privilégiés et je ne veux pas que notre privilège soit le point de vue des points de vue.
05:46 Ça, ça me semble important.
05:47 C'est exactement ce que je disais, on est d'accord là-dessus, évidemment.
05:50 Mais alors, Rosemary Lagrave, il y a une question qui est celle de la retraite,
05:55 l'autre question, c'est la question de l'âge.
05:58 Dans "Se ressaisir", le livre que vous aviez publié il y a deux ans,
06:02 vous écriviez à l'instar des transgenres et des transclasses,
06:05 les transâges sont encore inventés.
06:08 Expliquez-moi ce que vous vouliez dire.
06:10 Oui, c'était...
06:13 Je ne pourrais pas l'expliquer totalement.
06:16 Mais il m'a semblé que dans ces périodes où on essaie de penser la fluidité des positions sociales,
06:24 la transfuge que je suis devenue a essayé de comprendre.
06:31 Quand j'ai fait toutes mes études et que je suis passé d'une classe sociale à l'autre,
06:36 je ne me disais pas transfuge, je ne savais même pas ce que c'était.
06:39 En revanche, cette fluidité, ces frontières qui sont déstabilisées,
06:45 il me semblait qu'on l'avait fait pour le genre, on l'avait fait pour les classes sociales,
06:50 on ne l'avait pas fait pour les âges.
06:52 Les âges étaient de façon rigide, ils restaient, quant à soi, chacun dans leur coin.
06:59 Les jeunesses d'un côté, les vieillesses de l'autre,
07:02 un espèce de milieu de classe d'âge actif.
07:09 Et il me semblait qu'il fallait repenser ces frontières pour essayer de montrer que,
07:16 comme je l'explique, on peut être vieux à 18 ans.
07:19 Si on change de braquet, si on change de regard que l'on a sur la vieillesse.
07:25 C'est quoi un vieux de 18 ans ?
07:27 Un vieux de 18 ans, ça dépend de la définition que j'ai proposée.
07:34 Je voudrais proposer une autre définition de la vieillesse
07:38 qui ne soit pas une définition agiste ni essentialiste.
07:44 Pour moi, être vieux, commencer à être vieux,
07:50 c'est rentrer dans une non-autonomie financière, économique, sociale.
07:59 C'est être dépendant des autres, soumis aux autres.
08:03 C'est rester dans un conservatisme social et ne pas s'ouvrir aux autres.
08:12 Et donc, continuer dans ces habitudes qui deviennent une seconde peau.
08:17 On peut être jeune à 80 ans pour moi et à 18 ans, commencer à être vieux sans le savoir.
08:26 André Comtes-Ponville, dans "Une éducation philosophique",
08:29 un livre que vous aviez publié en 1998,
08:32 vous écriviez qu'il est banal de philosopher sur la mort,
08:36 plus rare de philosopher sur la vieillesse.
08:38 Et pour vous, l'un des philosophes qui avait le mieux philosophé sur la vieillesse, c'était Montaigne.
08:43 Qu'est-ce qu'il vous a appris ?
08:45 Il m'a appris, ou plutôt il m'a confirmé dans le sentiment que j'avais,
08:52 Montaigne préfère la jeunesse, moi aussi.
08:56 Et c'est une telle banalité qu'on n'ose à peine l'énoncer.
09:00 Parce que la vieillesse, ce n'est pas seulement une question d'âge.
09:05 On vieillit parce qu'on perd un certain nombre,
09:12 ou plutôt on voit diminuer un certain nombre de capacités.
09:17 On court moins vite, on pense moins vite, on est fatigué plus vite,
09:23 notre vie sexuelle en général perd un petit peu,
09:26 en tout cas pour les hommes, de développement, de puissance, de richesse.
09:31 Bref, disons la chose clairement, vieillir, on ne préférerait pas.
09:34 Et ce que j'aime chez Montaigne, c'est qu'il le dit tranquillement.
09:37 Et il dit tout ce qui le gêne dans la vieillesse.
09:40 Sauf que ça n'est pas une raison pour ne plus aimer la vie.
09:44 Parce qu'au fond, le seul choix qu'on a, c'est mourir jeune ou vieillir.
09:48 Et bien sûr, mieux vaut vieillir, si vous voulez.
09:50 Donc voilà ce que Montaigne m'a appris, c'est qu'au fond,
09:54 la jeunesse, c'est quand même mieux quasiment tous égards que la vieillesse,
09:59 mais que mieux vaut vivre vieux que mourir jeune.
10:02 - Rosemary Lagrave, vous auriez comme ça un auteur qui, pour vous, pense la vieillesse,
10:08 pense la question de l'âge, ou alors pourrait vous accompagner justement
10:13 dans les différentes étapes de l'existence ?
10:16 - Simone de Beauvoir.
10:18 On ne retient de Simone de Beauvoir que le deuxième sexe.
10:23 Mais la vieillesse est un livre majeur,
10:27 majeur qu'il faut lire, relire, et que je suis en train de relire,
10:31 parce qu'il me semble très important de reprendre ce qu'elle dit.
10:34 - Vous allez l'entendre immédiatement par la magie de la radio,
10:39 la voix de Simone de Beauvoir.
10:41 - On pourrait dire d'abord que vieillir, c'est un phénomène organique.
10:44 C'est-à-dire qu'il y a une involution des organes,
10:47 qui amène un ralentissement, une diminution, ou même une disparition
10:50 des principales fonctions biologiques.
10:52 Ceci est lié à des conditions économiques et sociales,
10:56 c'est-à-dire que du fait qu'un âme âgée n'a plus les mêmes possibilités
11:01 de fatigue et de travail, il est mis à la retraite généralement,
11:04 ou il s'y met de lui-même.
11:06 Donc vieillir, c'est aussi cesser de travailler,
11:09 ce qui est un bien pour certains, parce que ça leur permet d'avoir des loisirs,
11:13 mais ce qui est un affreux malheur pour la plus grosse majorité,
11:16 parce que l'absence de travail, ça suppose une chute du niveau de vie
11:21 terrifiante, étant donné que les pensions sont extrêmement insuffisantes.
11:25 - Vous avez écrit cet essai sur la vieillesse Simone de Beauvoir
11:28 pour lutter contre la société qui considère les vieillards
11:32 comme des parias, c'est cela ?
11:34 - Oui, en grande partie, c'est-à-dire qu'elle les considère,
11:37 elle ne le dit pas, mais elle les traite comme des parias.
11:40 A la contraire des mythes dans lesquels le vieillard apparaît
11:42 comme un sage, comme quelqu'un de plein d'expérience,
11:44 de vénérable, de respectable, mais en réalité elle les traite
11:47 comme des parias, c'est-à-dire qu'en effet elle les empêche de travailler,
11:50 ce qui serait un bien si elle leur donnait des moyens de vivre décents.
11:53 Mais elle ne les leur donne pas du tout, et il y a une quantité
11:56 d'indigents qui sont des vieillards, des vieillardes qui sont des indigents,
11:59 considérable en France aussi bien qu'en Amérique.
12:02 - Voilà, on savait, Rosemary Lagrave, que vous alliez parler...
12:05 - Ah ben comment vous le saviez ?
12:07 - Ben parce que vous l'alliez, voilà, on vous connaît bien, vous savez.
12:09 - C'est tellement d'actualité ce qu'elle dit, vous trouvez pas ?
12:11 - Si, absolument.
12:12 - C'est incroyable, c'est incroyable, hein.
12:14 Et ce qu'elle propose, au fond, c'est un peu ce que je disais,
12:21 c'est-à-dire, vous avez raison Andrée Comteville, de dire,
12:25 voilà, il faut pas se laisser aller, il faut continuer à avoir des passions,
12:30 il faut continuer à avoir une curiosité, il faut continuer à être avec les autres,
12:37 avoir des sociabilités, avoir des amis, pour justement ne pas se laisser
12:41 happer par une vieillesse qui détruirait et déprise à la fois des capacités
12:48 intellectuelles et du corps, quoi. Oui, allez-y.
12:52 - Non, non, c'est vous, Rosemary, continuez.
12:55 - Non, et je voulais dire que dans la vieillesse, c'est quand même...
13:01 La vieillesse est un tabou, quand même.
13:04 Je voyais dans les dernières dix années, on parle de la vieillesse
13:11 comme d'un envahissement, comme si les vieux, tout d'un coup,
13:14 c'était devenu un envahissement, comme les émigrés.
13:17 Je faisais le parallèle, les émigrés, les vieux, ça envahit.
13:21 On avait l'impression, bon, il n'y en a pas plus, il y en a peut-être plus qu'avant
13:25 encore qu'il faudrait regarder, mais quel est le problème ?
13:28 Et donc, cette vieillesse, elle est vue par deux façons,
13:34 une misérabiliste et une qui réenchante la vieillesse d'une certaine manière.
13:38 Et donc, voilà, il faut se garder des deux côtés pour essayer d'avoir,
13:43 à partir de faits, d'expériences, de voir quelles sont les pratiques
13:47 et les politiques sociales qui répondent ou ne répondent pas
13:50 à la fragilité et à la déprise de la vieillesse.
13:54 Et alors, dans "La clé des champs", André Comtes-Ponville,
13:57 justement, vous évoquez la manière de voir la mort venir,
14:01 la mort également comme étant mieux appréhendée par certains philosophes.
14:08 Vous avez évoqué Montaigne et vous le citez notamment à plusieurs reprises.
14:12 "Si nous avons besoin de sages femmes pour nous mettre au monde,
14:15 nous avons besoin d'hommes encore plus sages pour nous en sortir",
14:19 André Comtes-Ponville. Pouvez-vous développer ?
14:22 - Oui, je pense que c'est un recueil d'articles.
14:26 L'avant-dernier article que j'appelais "Mourir sans Dieu"
14:29 était une commande qui m'était faite par une théologienne allemande
14:33 qui m'expliquait qu'elle préparait un livre collectif pour les soignants,
14:38 notamment, portant sur l'accompagnement des mourants,
14:41 mais d'un point de vue spirituel, ce qui est peu traité,
14:45 notamment en France. Et elle me disait "J'aimerais avoir votre point de vue d'athée".
14:50 Et donc je me suis demandé qu'est-ce qu'un athée peut dire
14:53 à un autre athée en train de mourir. Et là, effectivement,
14:56 Montaigne mène, mais aussi bien Lucrèce, Spinoza, d'autres.
15:01 Parce qu'affronter la mort, ce n'est pas la même chose
15:06 pour quelqu'un qui croit en Dieu et qui donc croit éventuellement
15:09 en une autre vie après la mort, ou pour l'athée, pour laquelle
15:13 tout s'arrête à la mort. Et donc il y a à la fois une bonne nouvelle,
15:18 c'est que si la mort, c'est le néant, ce n'est rien.
15:21 Et donc il n'y a pas lieu d'en avoir peur. Pourquoi avoir peur de rien ?
15:25 Sauf qu'une peur qui porte sur le néant, c'est ce qu'on appelle une angoisse.
15:28 Et cette angoisse fait partie de la condition humaine.
15:31 Et donc j'essaye de penser ce travail-là.
15:35 Alors ça peut être un homme qui nous accompagne, ça peut être une femme,
15:38 mon type, lui, préférerait mourir parmi les inconnus plutôt que parmi ses proches.
15:43 Parce que si j'ai assez à faire à me consoler moi-même,
15:46 je n'ai pas envie en plus de consoler mes proches.
15:49 Chacun choisira en fonction de ses goûts.
15:51 Mais voilà, j'ai voulu réfléchir de façon anticipée à ma propre mort,
15:55 bien sûr, comment je voudrais la vivre.
15:58 Et aussi, qu'est-ce que la philosophie peut dire d'un point de vue non religieux
16:03 à quelqu'un qui est en train de mourir ?
16:05 - Mais est-ce que véritablement, c'est quelque chose qui vous aide à appréhender la mort ?
16:11 On en avait parlé il y a quelques années, André Comtes-Pontville,
16:14 tous les deux au moment du Covid.
16:16 Est-ce que le fait de philosophier cet apprentissage,
16:20 cette perception de la mort que vous évoquez dans La Clé des Champs,
16:22 est-ce que vous avez véritablement... ?
16:24 - Oui, ça aide. D'abord, il y a l'argument indépassable d'Épicure.
16:26 Indépassable, mais pas illimité, pas sans limite d'Épicure.
16:30 Épicure explique que la mort n'est rien, ni pour les vivants, ni pour les morts.
16:33 Elle n'est rien pour les vivants, puisqu'ils sont vivants.
16:36 Et elle n'est rien pour les morts, puisqu'ils ne sont plus.
16:38 Autrement dit, ma mort et moi, nous ne nous rencontrerons jamais.
16:41 Tant que je suis là, ma mort n'y est pas.
16:43 Quand ma mort sera là, c'est moi qui n'y serai plus.
16:45 Alors, cette idée, conceptuellement, est forte.
16:47 Et donc, ça produit un effet en soi.
16:49 Sauf que, il reste l'angoisse du néant.
16:51 Et comme l'angoisse est un sentiment et pas une idée,
16:54 aucune idée ne peut en venir absolument à bout.
16:57 Reste alors à faire une espèce de travail sur soi,
17:00 d'acceptation de la mort,
17:02 « apprivoiser la mort », comme dit Montaigne autrement dit,
17:04 s'habituer à l'idée d'être mortel.
17:07 Et là où notre société, souvent, fait tout
17:09 pour nous faire oublier que nous allons mourir.
17:11 Moi, je crois au contraire que penser à la mort,
17:14 c'est une façon d'aimer davantage la vie,
17:16 parce qu'on a conscience de la brièveté
17:18 et donc du prix formidable qu'il y a à être vivant.
17:22 On va continuer à en parler, André Comtes-Ponville.
17:24 Vous développez cela notamment dans la Clé des Champs,
17:26 aux presses universitaires de France.
17:27 On évoquera aussi le suicide qui est un thème important
17:30 de votre dernier ouvrage.
17:31 Rosemary Lagrave, « Se ressaisir »
17:34 et une conversation avec Annie Ernaux aux éditions de l'HESS.
17:38 On se retrouve dans une vingtaine de minutes.
17:40 Il est 8h sur France Culture.
17:42 7h-9h
17:43 Les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
17:49 Et l'on continue d'évoquer la retraite, la vieillesse,
17:53 la fin de vie, le suicide,
17:55 en compagnie de nos deux invités,
17:57 autrement dit le philosophe André Comtes-Ponville
18:00 et la sociologue Rosemary Lagrave.
18:03 Une réaction Rosemary Lagrave à ce que vient de dire
18:05 mon camarade Stéphane Robert dans son billet politique.
18:08 C'est difficile.
18:10 C'est difficile parce que c'est très nuancé ce que vous venez de dire.
18:14 Je dirais que vous posez le problème
18:17 de la fois la légitimité et la légalité.
18:20 Et vous les opposez et en même temps
18:24 vous les ont à voir l'un avec l'autre.
18:26 Et je dirais que vous dites
18:30 on ne peut pas gouverner avec des sondages.
18:33 Mais en même temps vous avez vu que l'Elysée
18:36 en a fait un usage incroyable.
18:39 Donc il y a une imbrication
18:43 de toutes les notions que vous avez mises en avant
18:48 et qui ne sont pas à renvoyer dos à dos
18:53 mais à réinterroger dans le même moment
18:57 pour essayer de montrer qu'au bout du compte
19:01 qu'est-ce qui est légitime
19:05 et peut-être pas légal mais légitime néanmoins.
19:09 Je dirais que c'est quand même
19:13 toutes les nuances,
19:18 les positions, les actions du peuple mobilisé.
19:23 Et donc on n'a pas fait appel
19:29 à toutes ces mobilisations, on les a ignorées.
19:35 Est-ce que c'est aussi légal que vous voulez bien le dire
19:40 de recourir au 47.1,
19:46 au 49.3 ? Oui c'est légal, c'est constitutionnel.
19:50 Mais dans un projet,
19:54 mettre les retraites dans un projet de rectification des finances
19:58 et pas dans un projet de refonte
20:03 de qu'est-ce que c'est que le travail et quelles sont les possibilités.
20:07 Cette réforme des retraites elle vient trop tôt.
20:11 Il aurait fallu faire la réforme du travail.
20:14 Quels sont ces métiers, quel est le sens du travail,
20:17 la place du travail dans une vie.
20:22 Ensuite regarder les retraites.
20:27 Mais on fait le contraire.
20:31 J'estime que ce 49.3,
20:36 vous avez parlé des violences policières et tout,
20:39 le déficit en démocratie,
20:43 un déficit de légitimité de Macron lui-même.
20:47 Voilà ce que je pourrais dire.
20:50 André Comtes-Ponville.
20:51 Je suis toujours un peu gêné quand on oppose la légitimité
20:55 et la légalité, même sous l'affaire Néphète façon nuancée,
20:59 parce que ça revient à délégitimer les institutions de la République.
21:04 Je trouve que c'est une pente toujours un petit peu dangereuse
21:07 qui risque de faire le jeu des populismes de droite et de gauche,
21:12 mais en l'occurrence, concrètement, surtout de droite ou d'extrême droite.
21:16 Et en même temps, vous avez raison,
21:18 mais il y a quelque chose qui est lié à cette politique depuis longtemps.
21:21 C'est dès lors que la France est divisée en trois tiers à peu près égaux.
21:24 Une gauche très minoritaire, dominée en l'occurrence par la France insoumise.
21:27 Une droite très minoritaire, dominée ou attirée par le Front National
21:31 et au milieu un centre très minoritaire aussi.
21:35 Quel que soit le vainqueur de la prochaine présidentielle,
21:39 il sera minoritaire. Et ça, c'est très singulier.
21:41 Une situation politique où le vainqueur est minoritaire
21:44 dès le premier jour de son mandat et donc va être accusé d'illégitimité.
21:49 Et c'est pourquoi cette pente me paraît dangereuse.
21:51 Quant au fond, le plus clair, c'est l'échec de Macron.
21:55 Moi, je n'étais pas favorable au 49-3.
21:58 Je referais que la loi pour laquelle je ne me prononce pas,
22:01 je partage tant de réserves sur cette loi,
22:04 mais j'aurais préféré qu'ils aillent au vote.
22:07 Soit la loi était votée, c'était une loi de la République,
22:10 soit elle ne l'était pas. On pouvait dissoudre.
22:12 En tout cas, le gouvernement pouvait changer.
22:15 Donc, il y a un échec politique de Macron,
22:19 malgré un relatif succès économique, il faut le dire malgré tout,
22:23 pour être là encore nuancé. Le chômage a reculé assez spectaculairement.
22:28 Souvenez-vous de François Mitterrand,
22:30 disant "on a tout essayé contre le chômage, rien n'a marché".
22:33 Rappelons quand même à l'ami Mélenchon, si j'ose dire,
22:36 qu'entre 81 et 95, deux septennats de Mitterrand,
22:40 le nombre de chômeurs avait doublé.
22:43 Pour un homme de gauche, comme moi, c'est quand même une souffrance terrible,
22:46 d'autant que pour moi, le chômage était vraiment le cancer qui rongeait notre société,
22:50 notamment le chômage de longue durée.
22:52 Macron a réussi à le faire reculer, succès partiel, limité,
22:56 mais quand même un succès économique, mais échec politique,
22:58 puisqu'au fond, il a été élu sur la volonté de réconcilier les Français.
23:02 Il n'y a jamais eu autant de conflits, autant de tensions qu'aujourd'hui.
23:06 Et donc là, si, on est confronté à un échec.
23:09 Si bien que, et je termine par là, la vraie question,
23:12 c'est comment on sort du macronisme.
23:14 Ça me fait penser à un débat entre mon ami Zveytan Todorov,
23:17 qui est mort maintenant, et François Bayrou,
23:19 dans Philophy Magazine, il y a cinq ou six ans.
23:22 Et Todorov explique, alors Todorov, qui est un homme politique très modéré,
23:26 de gauche modérée, il expliquait à François Bayrou qu'il ne voterait jamais pour lui,
23:29 jamais pour un centriste, parce que, disait Todorov,
23:31 si le centre arrive au pouvoir, l'alternance après ne pourra mener
23:36 que l'un des deux extrêmes au pouvoir.
23:38 Et c'est ce que je préfère éviter.
23:39 Et bien, j'ai envie de dire, nous y sommes.
23:41 Macron ne peut plus être candidat.
23:43 Donc, au fond, l'histoire du macronisme, c'est terminé.
23:45 On voit bien que son parti n'est pas à la hauteur pour trouver un successeur.
23:50 Et donc, la question, c'est comment est-ce qu'on en sort,
23:52 si possible, en évitant, de mon point de vue,
23:54 qui c'est aussi un modéré, les deux extrêmes.
23:56 Et donc, ma position aujourd'hui, pour sortir de la crise politique
23:59 à laquelle nous sommes confrontés, c'est, si on est de droite,
24:03 soutenir la droite modérée pour éviter l'extrême droite.
24:07 Et si on est de gauche, soutenir une gauche modérée,
24:09 afin qu'on retrouve, au fond, l'alternance traditionnelle
24:12 entre une gauche modérée et une droite modérée.
24:15 C'est moins exaltant que le grand soir, mais c'est ce qu'on appelle la démocratie.
24:19 On continue d'évoquer la question de la retraite,
24:23 de la vieillesse qui est au cœur de deux ouvrages que vous avez publiés,
24:27 André Comtes-Fonzil, « La clé des champs », presse universitaire de France,
24:32 et Rosemary Lagrave, une conversation avec Annie Ernaux, aux éditions de l'EHESS.
24:37 Et dans ce livre, « Une conversation », vous dites qu'il est question
24:42 de définir autrement la vieillesse dans une optique plus féministe.
24:46 Et j'aimerais que vous m'expliquiez, Rosemary Lagrave,
24:49 que peut-être, justement, ce regard féministe posé sur la vieillesse.
24:56 Je dirais que le regard féministe posé sur la vieillesse,
25:00 c'est d'abord un regard qui montre les inégalités,
25:03 alors multiples et variées, qui n'ont pas trait qu'à la vieillesse
25:07 entre les hommes et les femmes.
25:09 Mais je dirais que la vieillesse est un moment particulièrement saillant
25:14 où l'on voit les inégalités entre les hommes et les femmes,
25:18 à la fois pour les retraites, à la fois pour les conditions d'hébergement,
25:23 de possibilités différentielles.
25:28 À ce moment-là, j'ai l'impression que c'est un moment de vérité
25:31 qui grossit, qui fait comme une lentille grossissante
25:34 des inégalités antérieures.
25:36 Et donc, une approche féministe de la vieillesse serait de penser
25:41 à comment vivre une vieillesse, des vieillesses, très différentes
25:47 selon les classes sociales, le plus harmonieusement possible
25:52 étant donné les conditions d'hébergement.
25:57 Une des choses que je mettrais en avant aussi, c'est de montrer
26:02 qu'il y a un tabou de la sexualité des vieux, et notamment des femmes,
26:06 mais pas seulement, et que ce tabou-là, dans les maisons de retraite,
26:10 normalement les vieux sont rassasiés sexuellement pour le reste de leur vie,
26:15 on ne leur demande pas s'ils ont encore des désirs sexuels
26:18 ou des désirs culturels, ou des désirs de participer
26:25 de façon citoyenne à la société, on les met quand même en retrait
26:30 de la vie sociale.
26:32 Et il me semble qu'essayer tout au long de la vie
26:37 de construire une sexualité moins performative,
26:43 mettre en avant des valeurs de solidarité,
26:50 d'attention à l'autre et d'attention à soi,
26:54 qui sont référées aux féminins, mais qui peuvent être partagées
26:59 par l'ensemble de la société, sont des manières d'assurer
27:04 plus harmonieusement le moment de la vieillesse,
27:08 où les fragilités ou les dépendances et la déprise de soi, du corps,
27:13 commencent à poindre.
27:15 - C'est intéressant notamment parce que c'est l'un de vos différents
27:18 avec Annie Ernaud dans ce livre qui vient d'être publié,
27:21 "La conversation Rosemary Dagraff", puisque apparemment
27:24 vous n'êtes pas d'accord. Annie Ernaud dit qu'elle s'est refusée
27:29 à penser à la vieillesse parce que c'était une perspective désespérante.
27:33 Elle explique que pour elle, la période de sa vie la plus intense
27:38 est située entre 45 et 60 ans et qu'on ne peut pas se préparer à vieillir.
27:43 Vous n'êtes pas d'accord, Rosemary Dagraff.
27:45 - Moi je pense qu'on se prépare à vieillir comme on se prépare à vivre.
27:51 On ne se prépare pas à vieillir. Il me semble que ce que montre
27:55 Simone de Beauvoir et ce que j'essaie de montrer dans mon bouquin,
27:59 c'est justement que si on apprend à vivre, on apprend à vivre avec les autres
28:06 et que l'on met en avant des valeurs qui me semblent être des valeurs
28:10 d'hospitalité, de solidarité et pas de concurrence, de rapports sociaux brutaux,
28:19 et y compris dans des sexualités revues et corrigées, non performatives.
28:27 - Je ne comprends pas ce que c'est que des rapports de solidarité dans la sexualité.
28:31 - Pas dans la sexualité, dans tout, dans les rapports sociaux.
28:36 - Vous avez un langage très social dans votre manière de l'exprimer,
28:42 alors que dans ce livre c'est quelque chose de plus existentiel et de plus sensible.
28:47 Vous pensez qu'il peut y avoir une concurrence dans la sexualité ?
28:51 C'est par exemple ce que vous fustigez ?
28:54 - C'est ce que vous venez de dire lorsque vous avez dit
28:58 "il faut un autre mode de vie, il faut réinventer les choses".
29:01 - Oui, il faut réinventer des choses, mais tout au long de la vie,
29:04 parce qu'on n'invente pas des choses seulement à bout de souffle.
29:07 Je pense que la vieillesse est la continuité de ce qu'on a essayé de mettre en place
29:12 tout au long de sa vie.
29:14 C'est à ce moment-là qu'on emporte à la fois les agréments et les désagréments.
29:24 - Pour répondre à la question à laquelle Annie Ernaux répond,
29:27 elle dit "entre 45 et 60 ans c'est la période la plus heureuse de ma vie".
29:30 Et vous, qu'est-ce que vous diriez Rosemarie Lagrave ?
29:33 - Ce qu'elle dit surtout, elle dit "je veux que ma vieillesse soit une période de jouissance".
29:39 Ça c'est rare, j'ai trouvé ça génial.
29:42 Moi je ne sais pas si je veux que ma vieillesse soit une période de jouissance.
29:47 Je dirais que j'aimerais que pour tout le monde, la vie soit une période de jouissance,
29:52 mais je sais bien combien selon les positions sociales que l'on occupe,
29:56 on ne peut pas avoir une vie de jouissance.
29:59 Il y a une vie difficile, des vies misérables, des vies empêchées.
30:04 Mon premier livre, "Le Livre sur ce heureux désir",
30:10 montre bien que des gens de classe sociale, des gens de peu, ont des vies souvent empêchées.
30:17 - André Consponville, il y a un autre thème qui est abordé dans votre livre "La clé des champs".
30:23 Ce thème c'est celui de l'euthanasie et du suicide.
30:26 Vous l'appréhendez de manière autobiographique, avec des pages poignantes sur le suicide de votre mère.
30:34 Peut-être quelques mots à ce sujet, sur la manière dont on peut appréhender cela,
30:38 et justement, quelle liberté ou absence de liberté cela donne justement par rapport à la vieillesse.
30:44 - Alors c'est deux sujets différents. Le premier texte qui donne son titre au recueil, "La clé des champs",
30:49 porte en effet sur l'euthanasie, le suicide assisté, et le titre est un clin d'œil à Montaigne.
30:55 Montaigne écrit dans les essais, "Le plus beau cadeau que nature nous ait fait, c'est de nous avoir donné la clé des champs".
31:02 La clé des champs, c'est-à-dire le droit de s'en aller.
31:04 Autrement dit, je pense, comme Montaigne pensait, et comme pensaient tous les philosophes de l'Antiquité,
31:09 et aujourd'hui la quasi-totalité des philosophes non religieux,
31:12 je pense que le droit de mourir, y compris volontairement, fait partie des droits de l'homme.
31:17 Et donc je demande à la loi, qui va être votée bientôt, d'autoriser, ce qui actuellement est interdit,
31:23 l'euthanasie pour les patients en phase terminale de maladie,
31:27 et le suicide assisté pour ceux qui veulent mettre fin à leur jour.
31:32 Parce qu'il faut préciser deux choses s'agissant d'euthanasie.
31:36 La première, c'est que l'euthanasie et le suicide assisté, ce sont deux choses différentes.
31:40 La différence, c'est que dans le cas de l'euthanasie, c'est le soignant, le médecin en règle générale, qui donne la mort.
31:47 Dans le suicide assisté, c'est le patient lui-même qui prend le comprimé que le médecin lui a proposé,
31:53 qui l'avale, ou c'est le patient qui appuie sur la pompe de l'aperfusion,
31:56 qui va envoyer le produit l'état dans les veines ou les artères.
32:00 C'est pas du tout la même chose.
32:01 Parce que moi, les médecins me disent souvent, pour expliquer leur résistance ou leur réticence devant l'euthanasie,
32:07 les médecins me disent souvent "j'ai pas fait médecine pour tuer les gens".
32:10 Ben oui, je le comprends bien.
32:12 Parce que finalement, en s'agissant d'euthanasie, les médecins et nous, les patients, nous ne sommes pas, si j'ose dire, du même côté de la seringue.
32:20 Parce que nous, on attend l'euthanasie comme un service.
32:22 "Écoutez, j'en ai marre de souffrir, libérez-moi de ça".
32:26 Sauf que pour le médecin qui pousse la seringue, c'est pas un service, c'est un homicide.
32:30 Et je comprends qu'il soit pas fou.
32:31 Et c'est pourquoi dans tous les cas où le patient peut de lui-même avaler la substance létale, le breuvage létal,
32:38 ou appuyer sur la pompe qui met la perfusion en marche, il vaut bien mieux qu'il le fasse.
32:43 Et donc le suicide assisté, ça vaut beaucoup mieux que l'euthanasie.
32:46 Et dans toutes les situations où les deux sont possibles, il faut bien sûr privilégier le suicide assisté.
32:51 Mais il y a quelques cas, rares, mais quand même plusieurs centaines par an, où le patient ne peut pas le faire.
32:56 Rappelez-vous du jeune Vincent Imbert, paralysé des quatre membres, aveugles, muets, qui supplie sa mère de l'aider à mourir.
33:04 Il n'était même pas en état de prendre un comprimé ou d'appuyer sur la pompe de la perfusion.
33:09 Sa mère, avec l'aide d'un médecin, a satisfait à sa demande.
33:12 J'aurais fait pareil que lui, j'aurais fait la même demande, dans la même situation, et j'aurais fait pareil qu'elle, pareil que sa mère.
33:19 Et donc je suis pour la légalisation des deux, suicide assisté et euthanasie, mais en privilégiant le suicide assisté, dans tous les cas où c'est possible.
33:26 Et puis deuxième précision, il faudra évidemment prévoir une clause de conscience.
33:31 De telle sorte qu'aucun soignant ne soit jamais contraint de pratiquer une euthanasie ou d'aider à un suicide, si c'est contraire à ses valeurs morales ou religieuses.
33:40 C'est ce qu'on a fait pour la loi Veil. Il y a une clause de conscience, aucun médecin n'est jamais obligé de pratiquer une IVG s'il y est opposé.
33:47 Et bien loin que cette clause de conscience ait empêché la loi Veil, au contraire, c'est ce qui l'a rendue possible.
33:52 Eh bien, moi j'attends une loi avec la même clause de conscience pour rendre possible ce que j'appelle l'IVV, c'est-à-dire l'interruption volontaire de vie.
34:00 Et sur la base de ces deux distinctions, entre le suicide assisté et l'euthanasie d'une part, et en rappelant l'exemple d'une clause de conscience,
34:07 je pense qu'on peut arriver à une loi. Je dirais pas une loi consensuelle. La loi Veil n'a pas été consensuelle.
34:12 Rappelez-vous des débats, des polémiques enflammées. Elle a été apaisante. C'est-à-dire que 30 ans plus tard, personne n'a envie de l'annuler.
34:19 Eh bien s'agissant de la fin de vie, je ne souhaite pas une loi consensuelle. Il faudra que la République tranche, c'est le rôle du Parlement.
34:25 Mais je souhaite une loi qui s'avérera au fil des années apaisante.
34:28 Rosemary Lagrave.
34:30 Écoutez, je ne peux qu'être d'accord avec vous. J'ai signé des pétitions multiples et variées.
34:37 Vous aussi d'ailleurs, dans le Nouvel Observateur, mais aussi dans mon livre, j'en appelais justement à un autre...
34:47 Un appel des 343 femmes qui avaient demandé d'avorter dans le Nouvel Obs, je me disais qu'on devrait faire la même chose pour une interruption volontaire de vieillesse.
35:01 C'était Desproges qui avait dit ça dans Monsieur Cyclopède ou un truc comme ça.
35:08 Et donc je suis tout à fait d'accord en disant qu'il y a un parallèle, il y a une analogie, il y a une homologie entre les femmes qui ont dit "je me suis fait avorter"
35:22 et il y avait un certain nombre de médecins qui les ont accompagnées.
35:29 Et puis cette demande de suicide assisté et d'euthanasie où effectivement il y a aussi des médecins qui sont d'accord pour le faire, même s'il faut une clause de conscience.
35:43 Et il me semble qu'obtenir un droit, c'est le prendre ou ne pas le prendre.
35:52 Si le suicide assisté et l'euthanasie est légalisé, ce que j'espère et ce que je crois, tout le monde n'est pas obligé d'y avoir recours.
36:06 Mais ça donne la possibilité de le faire qu'on veuille ou non et de ne pas partir comme nous le faisions dans les années 60 en Belgique ou en Angleterre pour se faire avorter.
36:18 Alors que maintenant, certaines personnes partent en Suisse ou en Belgique pour avoir un suicide assisté.
36:28 - Vous voulez revenir sur ce que vous évoquiez et l'euthanasie et le suicide de ma mère, je voulais dire que ce n'est pas du tout la même chose.
36:35 Ma mère, simplement, elle était malheureuse, elle était dépressive.
36:39 Peut-être qu'avec les antidépresseurs que nous avons aujourd'hui, peut-être ne serait-elle pas morte.
36:44 - Je vous ai autrement dit, il ne s'agit pas du tout de mon point de vue, surtout pas de faire l'apologie du suicide.
36:48 Moi, j'aime la vie et je souhaite vivre le plus longtemps possible.
36:51 Mais j'ai fait ce dernier texte, c'est une histoire un peu particulière.
36:55 Ce dernier texte que j'ai appelé "Maman", donc qui porte sur ma mère et sur mon enfant.
36:59 J'ai trouvé que j'avais été invité à une émission de télévision, "La Grande Librairie" par François Bunel.
37:04 Et à ce moment-là, j'étais le seul invité au début de l'émission.
37:07 Il se trouve que le journaliste Bunel m'interroge sur mon enfance.
37:10 Et donc, j'ai parlé de mon enfant, de ma mère, de mon père. J'étais sorti un peu gêné d'avoir été aussi intimiste, presque impudique.
37:18 Donc, je me reprochais un peu d'avoir dit ce que j'ai dit.
37:20 Sauf que rentrant chez moi, j'ai découvert dans les jours qui ont suivi des dizaines de mails de gens que je ne connaissais pas,
37:26 des lecteurs qui me demandaient "Mais dans quel livre avez-vous parlé de ce que vous avez dit à "La Grande Librairie" ?"
37:31 Je leur répondais "Dans aucun livre, je ne l'ai jamais écrit."
37:33 Et plusieurs m'ont dit "Bah écoutez, écrivez-le."
37:35 Et ça m'a paru légitime et surtout important.
37:40 Parce qu'au fond, quand on est philosophe, bien sûr, il y a un travail de concept, de raison.
37:44 Mais il y a aussi une biographie derrière, forcément. Toute pensée est incarnée.
37:48 Alors, il se trouve que moi, j'ai grandi, j'ai appris à vivre et à aimer dans le malheur de ma mère.
37:55 Et donc, dans l'opposition à mon père.
37:57 Puisque j'en dais mon père, en partie injustement, en partie à juste titre, responsable du malheur de ma mère.
38:02 Et donc, il y a là, dans cette enfance douloureuse, pas dramatique, c'est pas du Zola,
38:08 mais quand on vit dans le malheur de sa mère, il faut peut-être philosopher un peu plus pour s'arracher à ce malheur-là.
38:16 Alors, ma mère était malheureuse et dépressive.
38:18 Et ce qui m'intéresse, c'est que ce n'est pas la même chose, le malheur et la dépression.
38:22 Sauf qu'elle avait les deux. Parfois simultanément, parfois en alternance.
38:26 Mais surtout, toute dépressive qu'elle fut, il arrivait à ma mère d'être gai, de bonne humeur,
38:31 de faire semblant d'être heureux. Sauf que justement, ça sonnait faux.
38:34 On sentait que c'était une part de théâtre, de cinéma.
38:37 Et donc, petit, j'avais le sentiment que la joie était du côté de l'illusion
38:41 et qu'à l'inverse, la vérité était du côté de la tristesse.
38:44 Et donc, j'étais très mal parti dans la vie.
38:46 Et il a fallu la philosophie pour m'aider à comprendre le contraire, le contraire.
38:50 À savoir que c'est l'illusion qui rend malheureux, parce que toute illusion met une désillusion,
38:54 et que c'est la vérité qui aide à vivre, parfois joyeusement.
38:57 - C'est à retrouver dans la clé des champs, votre livre aux presses universitaires de France.
39:01 Un dernier mot, Rosemary Lagrave, est-ce que vous avez retrouvé ce même rapport avec la sociologie ?
39:07 André Comtes-Ponville explique en quoi la philosophie l'a aidé à vivre.
39:10 Est-ce que, vous, c'est la sociologie qui vous a aidé à vivre ?
39:14 - Ah oui. Oui, oui.
39:17 La sociologie est, comment dire, comme dévoilement de tous les empêchements, les difficultés que j'ai eues comme transfuges de classe.
39:33 Et quand je dis ça, je m'inscris en four contre ce que disait, il me semble, dans votre émission, Gérald Bronner,
39:41 en disant "Oh là là, mais ces transfuges de classe que sont Annie Ernaux, Didier Ribon ou..."
39:48 - Chantal Jaquet. - Non, pas Chantal Jaquet.
39:50 - Edouard Louis. - Edouard Louis.
39:52 "C'est du dolorisme."
39:55 Mais attendez, parler des effets subjectifs des dominations, ça n'est pas du tout du dolorisme.
40:02 - Lui racontait une autre histoire. - Ah bah oui, mais non, non, non.
40:06 - C'est une autre classe. - Oui, mais on peut... Il dit "j'en suis fier".
40:12 Les autres peuvent être fiers de vous, mais être fiers de soi-même, c'est un peu bizarre.
40:16 - Non, il était fier des siens. - Des siens, mais en même temps, voilà.
40:20 Et donc la sociologie, moi, ce qu'elle m'a permis, c'est d'essayer de mettre à distance les effets d'une culture première
40:30 pour essayer de trouver des émancipations, de vivre mieux.
40:34 Ça, c'est vraiment, pour moi, la sociologie, c'est très important.
40:38 - Merci d'avoir été là tous les deux. Rosemary Lagrave, on retrouve "Se ressaisir"
40:43 et "Une conversation" avec Annie Ernaux, aux éditions de l'EHESS.
40:47 Et "La clé des champs" par vous-même André Comtes-Ponville, aux presses universitaires de France.
40:52 Dans un instant, le point sur l'actualité.

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