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L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 30 Mai 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr

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00:00 7h-9h, les Matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:07 8h21, on évoque cette histoire de la violence en compagnie du sociologue Sébastien Rocher,
00:13 vous êtes directeur de recherche au CDRS, on vous doit la notion inachevée des jeunes
00:19 face à l'école et la police, aux éditions Grasset.
00:23 Et puis nous recevons Arnaud Dominique Houte, bonjour.
00:27 Vous êtes professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne Université, vous avez notamment
00:31 publié "Les peurs de la belle époque" et je vous avais reçu pour un autre livre,
00:37 "Propriété défendue, la société française à l'épreuve du vol, 19e-20e siècle aux
00:43 éditions Gallimard", c'est un livre qui vous avait valu le prix du Sénat du livre
00:48 d'histoire.
00:49 Et justement je me suis dit que vous poseriez un regard sur la longue durée, sur ces phénomènes
00:56 qui sont des phénomènes de vol, de violence, parfois de meurtre, qui sont aussi parfois
01:02 comme l'a suggéré mon camarade Jean Lemarie, des phénomènes d'incivilité, de violence
01:08 verbale mais qui n'en sont pas moins hurtiquants même si évidemment on a la vie sauve au
01:14 terme d'un échange verbal rugueux.
01:17 Quel est le regard de l'historien sur ces différentes évolutions Arnaud Dominique
01:22 Houte ?
01:23 - Alors merci, ce qui est intéressant et ce que disait justement Jean Lemarie c'est
01:26 qu'on a un regard un peu de longue durée qui est celui de Norbert Elias qui propose
01:32 une théorie finalement un peu globale, le processus de civilisation, qui est une théorie
01:37 qui fonctionne assez bien justement pour décrire l'histoire française notamment des 18e-19e
01:43 siècle.
01:44 En fait ce qu'on retrouve dans cette idée générale ce sont principalement deux choses.
01:48 La première chose c'est l'idée d'un contrôle renforcé de l'État.
01:51 Alors c'est au fond le renforcement tout simplement des structures de l'État mais
01:56 aussi très concrètement de son appareil policier par exemple.
02:00 C'est le développement très spectaculaire au 19e siècle de la gendarmerie, d'une police
02:06 plus nombreuse, mieux formée, plus active.
02:09 Donc de ce point de vue là le contrôle se resserre.
02:11 Et en même temps, et c'est ça qui est intéressant dans l'analyse d'Elias, il explique que ce
02:16 resserrement du contrôle extérieur s'accompagne, s'articule avec une sorte d'auto-contrainte.
02:22 C'est-à-dire que les gens eux-mêmes changent leur manière de fonctionner, changent leur
02:28 rapport à la violence.
02:29 On peut y lire par exemple le développement de la politesse, les normes de politesse,
02:34 les normes sociales qui vont être justement plus contraignantes et qui vont rendre la
02:40 violence plus inacceptable.
02:42 Oui parce que chez Elias, justement, ce phénomène, il trouve son origine à la cour.
02:48 Et c'est la cour qui apprend aux êtres humains à entrer dans la modernité, à apprendre
02:53 les manières de table, ce genre de choses.
02:56 Bref, il envisage un processus cumulatif et à aucun moment, si ma mémoire est bonne,
03:03 un processus décumulatif où la civilisation pourrait comme ça s'évanouir par miracle.
03:11 C'est justement le reproche qui a souvent été fait à Elias.
03:15 On a quand même quelqu'un qui décrit un processus de civilisation alors que lui-même
03:19 a vécu dans l'Allemagne nazie.
03:21 Il y a quelque chose d'un peu paradoxal.
03:22 Évidemment, Elias était très conscient de ce problème-là et il y a réfléchi,
03:27 notamment à la fin de sa vie.
03:28 C'est là d'ailleurs que la notion de décivilisation, il l'emploie de manière
03:32 assez ponctuelle, mais il l'emploie de manière assez intéressante, je crois, en
03:36 montrant que dans l'Allemagne nazie, mais on pourrait dire la même chose de l'Italie
03:39 et de l'Allemagne, il y a un changement aussi du rapport justement aux mots, à la
03:45 brutalité du langage.
03:46 Et Elias le dit, dans l'Allemagne des années 20-30, justement, il y a un changement assez
03:52 radical, une vulgarité.
03:54 C'est l'expression qu'il emploie, qui se banalise et il la met en lien, évidemment
03:59 ce n'est pas le seul facteur explicatif, mais avec le relâchement du contrôle social
04:04 et avec l'idée que désormais, tout devient davantage possible.
04:07 Donc chez Elias, il y a la possibilité de penser, alors pas forcément l'inversion
04:13 du procès de civilisation, mais en tout cas son évolution.
04:15 Oui, alors ça, ce serait une autre articulation, ce serait civilisation et barbarie.
04:18 Oui, alors la notion de barbarie, elle pose évidemment question parce qu'elle désigne
04:25 par définition l'autre absolu.
04:28 C'est le fondement même de la définition de la barbarie, c'est retirer à quelqu'un
04:33 sa dignité d'homme, finalement.
04:35 L'idée justement qu'on définit une frontière et qu'on ne peut pas la franchir.
04:39 Ça a toujours été une méthode politique.
04:42 Je pense qu'on peut rappeler, par exemple, en 1831, au moment où il y a les premières
04:47 révoltes sociales, la révolte des Canuts, il y a un grand éditorialiste qui s'appelle
04:52 Saint-Marc de Girardin, qui fait un article qui va être très commenté, où il dit "les
04:58 barbares ne sont pas dans les steppes de Caucasie".
04:59 À l'époque, c'était la menace la plus lointaine.
05:02 Il dit "ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières".
05:06 Et en disant cela, il désigne bien la question sociale et il dit bien "le problème de la
05:11 société industrielle, qui est en train de se développer au 19e siècle, ce sont les
05:16 pauvres".
05:17 Et on est bien dans une logique de lutte des classes, mais cette fois où la guerre est
05:20 déclarée par les riches, avec l'idée justement qu'il faut se méfier du prolétaire parce
05:25 qu'il pourrait vouloir des droits et donc ça peut finir en révolte et en guerre sociale.
05:30 Donc l'utilisation de la notion de barbarie, elle n'est jamais scientifique.
05:34 Elle est toujours dans le but de désigner un ennemi.
05:38 Pour le dire autrement, parce que quelqu'un par exemple comme Michel Foucault considère
05:43 que le procès de civilisation, la modernité, peut très bien s'accompagner d'un regain
05:49 de cruauté.
05:50 Mais alors lui, le voit Arnaud Dominique Houth, non pas du point de vue des individus, mais
05:55 du point de vue de l'État.
05:56 C'est pour lui l'État qui peut être tout à fait de plus en plus cruel au fur et à
06:02 mesure qu'il se modernise.
06:03 Absolument.
06:04 Alors c'est un peu un processus qu'on retrouve notamment dans les pratiques de répression
06:08 et notamment de répression de masse.
06:10 Il y a toujours un débat aujourd'hui sur par exemple la répression de la commune de
06:15 Paris.
06:16 Il y a toujours un débat sur le nombre de morts, mais il y a surtout un débat sur l'interprétation
06:20 qu'on peut en faire.
06:21 Est-ce que c'est une violence sauvage, débridée, désordonnée, un peu dans une logique de
06:26 guerre civile, auquel cas on est plutôt dans l'idée d'une barbarie, ou est-ce que c'est
06:30 au contraire un processus parfaitement maîtrisé par l'État qui veut faire un exemple et
06:35 qui donc contrôle la violence de ses troupes, mais en même temps en faisant de manière
06:40 organisée un véritable massacre.
06:41 Donc le fait qu'on ait un contrôle n'empêche pas qu'il y ait une cruauté.
06:46 Au contraire, ça rend peut-être même cette cruauté d'une certaine manière plus efficace.
06:51 Sébastien Rocher, vous qui êtes sociologue, justement, lorsque l'on voit les normes
06:58 auxquelles est soumise cette fois-ci la police ou auxquelles elle devrait être soumise,
07:05 lorsqu'on parle de violence policière, est-ce qu'on a affaire à un processus de décivilisation,
07:11 autrement dit une police qui oublierait son devoir, qui oublierait son contrôle sur soi,
07:19 est-ce qu'on a affaire à autre chose ?
07:20 Bref, votre regard là-dessus.
07:22 Je pense que la violence policière et sa dénonciation participent du mouvement de civilisation
07:32 des mœurs.
07:33 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, il est plus acceptable, bien sûr, de se faire assassiner,
07:40 mais il est plus acceptable que son enfant soit agressé sexuellement par un prêtre,
07:45 même s'il travaille pour Dieu, finalement, dans l'Église et au nom de Dieu.
07:51 Et c'est la même chose pour les autorités publiques, par exemple pour les policiers.
07:55 Le fait d'avoir un statut et de revendiquer une mission générale n'autorise plus à
08:04 faire un usage de la force qui est jugé trop excessif, pour prendre les termes juridiques.
08:11 En fait, on a une dénonciation des violences policières, c'est l'accumul de deux choses,
08:16 la sensibilité à la violence qui évolue et puis la visibilité de cette violence.
08:21 Et c'est pour rebondir sur ce que fait le président de la République, c'est très
08:26 intéressant de voir que là aussi, on va dénoncer la violence contre la police.
08:32 Et je vais donner un chiffre.
08:34 En maintien de l'ordre, il y a eu zéro policier et gendarme tué depuis 30 ans.
08:40 Dans la gestion des manifestations, qu'on nous présente comme étant toujours plus
08:44 sauvage, si on regarde sur 30 ans, il y a zéro policier mort, zéro gendarme mort dans
08:50 la gestion des foules.
08:51 Donc il y a vraiment un jeu politique autour de ces notions qui renvoie encore une fois
08:56 à cette sensibilité.
08:57 Les gens sont très sensibles à la violence et donc dénoncer la violence, c'est se mettre
09:01 du côté du bien.
09:03 Qu'est-ce que vous en pensez Arnaud, Dominique, Wout ?
09:06 Je suis tout à fait d'accord avec cette évolution générale.
09:10 On voit bien que la question de la violence dépend moins des faits objectifs, mesurables
09:16 justement, avec tous les problèmes que pose cette mesure, que d'un ressenti.
09:20 Et tout le problème du ressenti, c'est qu'il fonctionne finalement à un double
09:24 niveau.
09:25 Il y a la dimension presque anthropologique, c'est-à-dire quelle est notre sensibilité
09:29 personnelle à la violence.
09:30 Et ça, c'est une construction sociale, historique, qui évolue justement, qui est très difficile
09:35 à voir évoluer, mais qui évolue.
09:36 Et puis il y a un autre élément qui, je pense, change beaucoup les choses dans la
09:41 période contemporaine, c'est la caisse de résonance médiatique.
09:43 La violence, on la vit heureusement rarement de manière directe.
09:48 Elle est médiatisée justement par des images, par des sons, par des perceptions, par des
09:55 discours aussi.
09:56 Ce n'est pas uniquement les médias, c'est aussi les discussions entre les gens.
09:58 Et de ce point de vue, je pense que là, on touche à une évolution qui est majeure,
10:04 notamment sur les 10-20 dernières années probablement.
10:07 C'est l'explosion des médias en continu, des chaînes d'information en continu, qui
10:12 changent tout de même radicalement le regard qu'on peut avoir sur la manifestation, dans
10:17 la mesure justement où désormais on produit une quantité d'images et de commentaires
10:23 qui est hors de proportion avec ce qui pouvait exister il y a encore 20 ou 30 ans.
10:27 Il y a aussi les réseaux sociaux qui nous informent autrement sur la violence.
10:32 - Tout type de violence d'ailleurs, mais justement, Arnaud-Dominique Houth, comment
10:37 évoquer ces violences qui ne relèvent pas des homicides, heureusement, qui parfois d'ailleurs
10:43 ne relèvent pas nécessairement d'une violence physique, qui peuvent relever d'une violence
10:48 verbale ? C'est-à-dire le sentiment qu'on a affaire à un affaissement, que le surmoi
10:54 est moins présent qu'auparavant.
10:57 Ça, par exemple, l'historien que vous êtes, est-ce que vous avez un regard sur ces évolutions
11:01 possibles ? - C'est compliqué parce que la question se
11:05 pose vraiment sur une très longue durée et elle rejoint plus globalement des changements
11:10 un peu comportementaux, notamment dans les normes sociales de la politesse.
11:14 - Alors on a ça chez Elias, par exemple, typiquement.
11:17 - Absolument.
11:18 Ce qu'on voit très bien, par exemple, c'est que jusqu'à la Première Guerre mondiale,
11:21 à peu près, on est dans une société qui reste très maîtrisée dans les usages sociaux,
11:28 dans les codes, notamment avec un discours de l'obéissance et de la déférence même,
11:33 qui est encore très fort.
11:34 Et on observe avec la Première Guerre mondiale un premier bouleversement.
11:39 La Première Guerre mondiale joue sans doute un rôle majeur de ce point de vue-là parce
11:42 qu'elle contribue, par l'expérience de la vie tranchée, même si elle n'est pas tout
11:46 à fait socialement partagée, elle contribue tout de même à basculer plus largement du
11:50 vouvoiement au tutoiement.
11:51 Elle contribue à rendre possible l'usage d'une nouvelle langue.
11:55 Ce n'est pas un hasard si Céline, et pas que Céline d'ailleurs, après les années
11:59 20, dans la littérature sort justement une nouvelle langue, une nouvelle manière de
12:03 s'exprimer.
12:04 Et en fait, ce mouvement-là, il dit quelque chose aussi de la démocratisation de la société.
12:10 Parce que l'ancienne société, celle qui était encore présente à la Belle Époque,
12:14 c'était une société fondée sur un ordre hiérarchique que l'on pouvait contester,
12:19 mais qui était globalement acceptée par la majorité des Français.
12:23 C'est beaucoup moins vrai quand on avance dans le XXe siècle, et c'est sans doute
12:26 beaucoup moins vrai parce qu'il y a une horizontalité, notamment des réseaux sociaux.
12:30 Alors, horizontalité qui est bien sûr très factice, parce que ce n'est pas parce qu'on
12:34 peut tutoyer son supérieur hiérarchique qu'on est devenu son égal.
12:38 Mais ça brouille les cartes, et ça contribue certainement aussi à compliquer les choses.
12:43 Et je pense aussi à un élément qui me semble important, sur l'expérience très différente
12:49 selon l'âge.
12:50 On voit bien qu'il y a des pratiques, par exemple, on l'a vu dans la gestion politique
12:57 des députés insoumis ces dernières années, on leur reprochait de ne pas porter de cravate.
13:01 On leur reprochait de ne pas bien parler.
13:03 Alors qu'à l'inverse, l'ERN mettait une cravate pour habiller ses discours de haine.
13:08 Donc on voyait bien finalement ici qu'un jeu sur l'apparence pouvait prendre une dimension politique.
13:14 Mais alors, si la démocratie, c'est le sentiment du semblable, par exemple, ce que dit Tocqueville
13:20 à ce sujet, le phénomène que vous évoquez, il est effectivement illustratif de cela,
13:27 mais il fonctionne dans les deux sens.
13:28 Il y a le tutoiement qui peut donc se généraliser, puis il y a le tutoiement du policier par
13:34 rapport à la personne qu'il est en train de contrôler.
13:38 Et là, ce tutoiement, il prend une autre signification, Arnaud Dominicout.
13:42 Oui, bien sûr, parce que le tutoiement du policier, il s'inscrit dans une dimension
13:47 différente.
13:48 On n'est pas dans une logique justement de l'égalité parce que ce tutoiement, dans
13:52 la pratique du contrôle de police en particulier, il s'inscrit dans une situation qui est asymétrique,
13:57 qui est inégalitaire.
13:58 Par définition, il y a quelqu'un qui dispose de l'autorité et même de l'arme et en
14:02 tout cas du pouvoir de verbaliser.
14:04 Donc l'introduction du tutoiement dans un cadre où justement il y a un rapport hiérarchique
14:11 qui est présent, ça redouble finalement l'inégalité.
14:15 C'est pour ça que cette question du tutoiement, elle est aussi sensible dans la pratique des
14:19 contrôles de police.
14:20 Elle renvoie à une vision finalement ici qui est stigmatisante, qui est humiliante
14:26 pour les personnes qui, par conséquent, bien entendu, vont batailler pour obtenir le vouvoiement.
14:32 Qu'est-ce que vous en pensez Sébastien Rocher ?
14:34 C'est une chose que j'ai essayé de regarder dans le livre que vous avez eu, "La gentillesse
14:40 de citer dans "La Nation inachevée".
14:42 La manière dont les jeunes ont des relations avec les policiers, avec les enseignants,
14:49 peut être un facteur de leur intégration politique ou de leur désintégration politique.
14:54 C'est-à-dire que la nation, ce n'est pas juste une citoyenneté qu'on vous donne sur
14:58 le papier, en fait, c'est la manière dont on est considéré par les agents de l'État.
15:02 Et suivant qu'on est bien ou mal considéré, bien ou mal traité, tutoyé ou pas, brutalisé
15:08 lors d'un contrôle ou même simplement contrôlé versus ceux qui ne sont pas contrôlés, ça
15:15 a un effet sur l'agressivité des relations.
15:18 C'est-à-dire qu'il n'y a pas une société qui devient agressive indépendamment des
15:24 rapports sociaux que les gens entretiennent.
15:26 La manière dont les fonctionnaires traitent les jeunes fabrique de l'agressivité chez
15:32 les jeunes.
15:33 C'est-à-dire que si vous êtes multi-contrôlé, vous appréhendez le prochain contrôle d'une
15:37 autre manière, dans un état d'esprit beaucoup plus tendu.
15:40 Et inversement, chez les policiers, lorsque vous avez fait l'expérience de contrôles
15:44 qui se sont mal passés, vous appréhendez le prochain contrôle de façon beaucoup plus
15:47 tendue.
15:48 Donc je trouve que pour moi, c'est essentiel de remettre cette question de la violence dans
15:54 des relations sociales et puis entre les relations entre l'État et ses agents et les citoyens.
15:58 Arnaud, Dominique, Oud, je me suis demandé d'ailleurs si cette question de la violence,
16:06 de la disparition de la violence, de la diminution, elle ne pouvait pas fonctionner également
16:11 avec la disparition de la violence ritualisée.
16:14 Puisque si on reprend Elias et même les périodes antérieures, il y a une inscription de la
16:21 violence légitime qui n'est pas seulement la violence d'État au travers de différentes
16:26 activités.
16:27 Peut-être que cette violence rituelle, elle s'est évaporée là aussi, ce qui provoque
16:33 - je ne veux pas avoir une vision de la violence comme un stock disponible dans une société
16:37 - mais on sait bien qu'il y a des phénomènes cathartiques qui peuvent ou non avoir leur
16:43 incidence.
16:44 Qu'est-ce que vous en pensez là aussi sur la longue durée ?
16:45 Ce qui est intéressant, si on se positionne par exemple dans la longue durée du XIXe
16:51 siècle, pour rester sur une période qui a été un peu étudiée dans cette perspective
16:56 justement, c'est qu'on observe des changements de la définition même de la violence.
17:02 C'est-à-dire que le terme de violence ne va pas forcément être employé dans la première
17:06 moitié du XIXe siècle pour désigner des pratiques que nous, a posteriori, on considère
17:12 comme telles.
17:13 Je pense à des pratiques par exemple de rixes villageoises, à des pratiques que l'on définit
17:19 ou que l'on comprend en tout cas à l'époque comme des pratiques quasiment sportives, ludiques,
17:23 et qui, plus on avance, plus elles vont être considérées comme contraires.
17:27 Non seulement à la loi, mais à la limite, la question de la loi ici vient après, elle
17:31 vient habiller et terminer le processus.
17:35 En réalité, ce qui est important, c'est d'abord qu'on va produire une délégitimation
17:41 par les discours sociaux et par les symboles de ces pratiques.
17:45 On va considérer justement que ces violences rituelles sont de moins en moins acceptables
17:51 dans une société qui fonctionne selon des normes sociales différentes et fondées justement
17:57 davantage sur l'état de droit.
17:58 Parce que la question de la construction de l'état de droit, elle est fondamentale
18:01 ici.
18:02 Jean Lemarie, un affrontement rituel, ritualisé, c'est aussi évidemment le débat politique.
18:06 On en a beaucoup parlé pendant le débat sur les retraites.
18:08 Avez-vous l'impression que le débat politique aujourd'hui joue ce rôle cathartique ? Je
18:13 reprends le mot de Guillaume Merner.
18:14 Je prendrais un exemple peut-être qu'on a oublié justement.
18:20 C'est le débat de 1904 autour des questions notamment de laïcité.
18:25 En 1904, ça peut nous paraître très loin et on peut avoir l'image d'une assemblée
18:29 de grands orateurs.
18:30 Il y a Jaurès, il y a Clémenceau.
18:31 On en a gardé des très beaux discours.
18:33 Ce qu'on oublie, c'est qu'il y a plusieurs séances qui dégénèrent, mais totalement,
18:38 d'une manière absolument ahurissante.
18:39 On a quand même à la fin de l'année 1904 un député qui descend des travais de l'hémicycle
18:46 pour aller gifler le ministre.
18:48 Le ministre tombe au sol.
18:49 On se jette sur le député qui va se réfugier dans les travais de l'assemblée et là,
18:54 on ne sait pas comment l'expulser.
18:55 Parce que le problème, c'est que légalement, la garde républicaine qui fait la police
18:59 de l'assemblée ne peut pas rentrer.
19:00 Ça va durer des heures.
19:01 Donc ça, c'est quand même quelque chose de parlant.
19:04 On peut l'expliquer comment ? On peut l'expliquer, alors évidemment, on
19:08 découvrait régulièrement ce type d'incident par une polarisation extrême autour d'un
19:14 débat qui est identitaire, un débat qui est constitutif de l'identité politique
19:19 des groupes.
19:20 En 1904, c'est la question de la laïcité.
19:21 En 1947-48, où on va retrouver le même type de débat, c'est la question de la démocratie
19:27 sociale et du communisme.
19:29 Aujourd'hui, c'est la question du débat des retraites qui est une question fondamentale
19:34 pour justement des partis politiques.
19:35 Je pense qu'il ne faut pas forcément voir dans la violence du débat politique un problème
19:42 en soi.
19:43 C'est aussi tout simplement le révélateur qu'on touche à des questions véritablement
19:46 centrales, véritablement profondes pour les acteurs politiques.
19:50 Un mot de conclusion, Sébastien Rocher ?
19:53 Je crois qu'il y a aujourd'hui un processus de civilisation qui n'est pas interrompu.
20:01 La décivilisation, chez Norbert Elias, ça qualifiait le moment où les nazis utilisent
20:07 de manière systématique la violence physique pour éliminer une partie de la population,
20:13 les juifs, auxquels on dénie leur identité de personne humaine en quelque sorte.
20:18 Je pense qu'aujourd'hui, on est très loin de ça.
20:20 Il y a des tensions, il y a une polarisation, ça a été très bien dit par M.
20:23 Houth.
20:24 Mais on est très loin d'un processus d'inversion des valeurs fondamentales sur laquelle se
20:29 construisent les sociétés occidentales.
20:31 Mais alors, Arnaud, Dominique, Houth, en conclusion, voyez-vous en dehors de ce phénomène
20:38 finalement de pacification globale qui a été effectivement documenté assez largement
20:45 aujourd'hui, au-delà de ça, est-ce qu'il n'y a pas, malgré tout, des modifications,
20:50 une réapparition de la violence autrement, des formes différentes finalement d'agression
20:56 de l'autre ?
20:57 Alors là, quand on fait de l'histoire, on est obligé d'être extrêmement modeste
21:01 sur les analyses qu'on peut proposer parce que c'est une question d'échelle.
21:04 Si on se place sur une très longue durée, il n'y a pas de doute qu'il y a une réduction
21:08 de la violence et qu'il y a un processus de civilisation.
21:10 Si on restreint l'échelle d'analyse, si on regarde sur une période plus courte,
21:14 qui correspond en fait à l'expérience sociale des gens, à l'expérience par exemple
21:17 d'un demi-siècle de vie, là, on peut avoir le sentiment qu'il y a des logiques
21:22 de violence plus fortes.
21:23 Si on prend, juste pour prendre un exemple, la question de la manifestation, il semble
21:28 évident pour quelqu'un qui a commencé à manifester dans les années 90, qu'aujourd'hui,
21:34 25 ans plus tard, c'est devenu extrêmement plus difficile, plus compliqué, à la fois
21:40 dans la pratique policière qui est plus répressive et plus violente, et dans la pratique manifestante
21:44 qui peut être plus violente aussi.
21:45 Donc, tout dépend de l'échelle, finalement, chronologique que l'on choisit.
21:49 Et je pense que c'est aussi le travail des historiens que de rappeler, c'est peut-être
21:53 une banalité, mais de rappeler justement que la construction de l'échelle, ça détermine
21:59 la conclusion qu'on va avoir.
22:01 Et prendre une échelle longue, ce n'est pas toujours une mauvaise chose quand on veut
22:05 justement pacifier un petit peu la réflexion qu'on va avoir sur l'actualité.
22:09 Et c'est ce que l'on retrouve dans vos deux livres, Arnaud, Dominique, Outre, Les
22:15 Peurs de la Belle Époque, ça c'est aux éditions Talentier, et ce livre qui vous
22:19 a valu le prix du Sénat du livre d'Histoire, Propriété défendue, la société française
22:25 à l'épreuve du vol, ça c'est aux éditions, Gallimard, Sébastien Rocher, merci d'avoir
22:31 été avec nous, La Nation inachevée, les jeunes face à l'école et la police, c'est
22:36 aux éditions Grasset.
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