L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 23 Novembre 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
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00:00 « Les Matins de France Culture »
00:04 Guillaume Erner
00:06 Lorsque le drame de Crépole est intervenu, un mort, huit blessés parmi les jeunes dans
00:12 un petit village de la Drôme, je me suis dit que la personne la plus à même de parler
00:16 de ce qui s'était déroulé c'était vous Marouane Mohamed.
00:19 Vous êtes sociologue, vous publiez « Y a un brouille sociologie des rivalités de quartier
00:24 » aux éditions Stock.
00:25 C'est un ouvrage qui se compose à la fois d'une partie de micro sociologie, c'est-à-dire
00:29 que vous êtes allé sur le terrain, vous connaissez bien le terrain, et vous décrivez
00:33 comment les embrouilles, on reviendra sur ce terme, se développent chez les jeunes,
00:39 et puis aussi d'une partie où vous revenez sur les interprétations sociologiques que
00:45 l'on peut donner de ces embrouilles.
00:47 Vous rappelez aussi que celles-ci ont fait 120 morts depuis 30 ans d'après ce que rapporte
00:53 la presse, 80% de ces morts ont été perpétrées en Ile-de-France, ce qui du coup rend le drame
01:02 de Crépole singulier puisque celui-ci intervient en zone rurale.
01:06 Au sujet de Crépole, on ne sait pas grand-chose, on ne sait pas tout.
01:10 On en sait suffisamment pour savoir qu'il s'agit d'une explosion de violence.
01:14 On sait également que la maire de Crépole refuse le terme de RICS.
01:18 Et justement, dans votre ouvrage, vous revenez sur les questions de définition entre RICS
01:23 et embrouilles, Marouane Mohamed.
01:25 Oui, alors d'abord sur la notion de RICS, je suis un peu comme la maire de Crépole,
01:30 c'est-à-dire que c'est une notion que j'ai tendance à mettre à distance parce
01:34 que la notion de RICS est polysémique.
01:37 Elle peut renvoyer autant à des rivalités, enfin telles qu'elle est utilisée dans
01:41 la presse, elle renvoie à des rivalités de quartier, elle peut renvoyer à une bagarre,
01:46 à la sortie d'une fête ou d'un mariage, elle peut renvoyer à des affrontements dont
01:51 on ne connaît pas forcément la cause, à une explosion de violence entre deux groupes
01:56 qui se croisent sans être ancrés dans des territoires.
01:58 La notion de RICS, elle renvoie à des bagarres collectives dans l'espace public.
02:02 Voilà, et c'est très vague, c'est très flou.
02:05 Et ces dernières années, cette notion-là, elle s'est fixée sur justement la question
02:10 des rivalités interquartier.
02:11 Et je pense que c'est à ce titre-là que la maire de Crépole, mais que beaucoup d'observateurs
02:19 ont eu beaucoup de mal avec cette notion-là qui est plaquée dans le doute parce que rien
02:24 ne dit, mais vraiment rien du tout ne dit que ce qui s'est passé à Crépole renvoie
02:30 à des rivalités entre territoires.
02:33 En revanche, toujours dans les termes qui sont en apparence simples, mais en réalité
02:38 pas tant que ça, il y a la notion de bande Marouane Mohamed.
02:42 Oui, la bande dans la sociologie telle qu'on l'utilise, c'est un groupe informel qui
02:48 a une histoire, donc des gens qui se connaissent, qui se fréquentent, qui se voient régulièrement
02:53 et qui va se distinguer d'autres groupes de jeunes tout aussi informels, des groupes
02:57 de pères, par le fait que les bandes soient inscrites dans une forme de transgression,
03:04 de délinquance, de conflit avec l'environnement et que ce soit des groupes qui soient aussi
03:09 montrés du doigt par leur environnement.
03:13 Et ça, ça alimente ce que Philippe Robert appelait une ségrégation réciproque, c'est-à-dire
03:17 une forme de mépris réciproque.
03:20 Et puis, parmi les choses que l'on sait, puisque l'on ne sait pas tout, mais aujourd'hui
03:25 le drame de Crépole a une audience et une importance nationale, Marouane Mohamed, on
03:31 sait qu'il y a aujourd'hui une récupération politique, je le dis vite, une récupération
03:38 politique dont l'opinion parlait par exemple ce matin avec le clivage de deux Frances,
03:43 selon le journal, « Je suis Thomas et je suis Mourad », à chacun sa victime, on a
03:49 à la fois le meurtre de Crépole dont je viens de parler, mais aussi une attaque raciste
03:54 contre un jardinier du Val-de-Marne.
03:57 Et l'opinion ont expliqué que l'émotion fracture le pays, certains ont pris fait et
04:03 cause pour Crépole, et d'ailleurs de manière très singulière, c'est principalement
04:07 la presse dite de droite, je fais vite, qui a parlé du drame de Crépole, et la presse
04:11 dite de gauche qui a parlé donc de ce jardinier attaqué avec des insultes racistes et un
04:18 cutter.
04:19 Là aussi, votre regard Marouane Mohamed ?
04:21 D'abord, ce n'est pas tout à fait correct, parce que la presse dite de gauche a aussi
04:25 parlé du drame de Crépole, beaucoup de personnalités qui se classent à gauche ont parlé du drame
04:30 de Crépole, tout en parlant du crime raciste qu'a subi le prénom Mourad dans le Val-de-Marne.
04:39 A l'inverse, il n'y a eu pas grand chose dans la presse de droite et d'extrême droite,
04:44 et notamment dans les voix de droite et d'extrême droite pour dénoncer l'attaque raciste
04:49 et les violences racistes subies par Mourad, mais je pense que c'est un piège d'opposer
04:54 les deux.
04:55 D'abord parce que ce sont des faits qui ne sont pas de même nature, d'abord dans
04:58 le cas de Mourad, quand on regarde la vidéo, il y a quand même des choses qui sont assez
05:03 explicites, la notion de bouignoules qui est utilisée, ce n'est pas une notion qui renvoie
05:08 à une volonté de vivre en paix entre personnes, c'est un propos raciste qui est explicite.
05:14 Dans le cas de Crépole, tout ce qu'on sait pour le moment, c'est que des violences
05:20 très graves ont abouti à la mort de ce jeune adolescent Thomas, qu'il y a eu d'autres
05:24 blessés extrêmement graves, que ça a été extrêmement traumatisant, et on attend de
05:28 savoir.
05:29 Un déchaînement de violences inhabituelles.
05:32 Inhabituelles, oui, c'est un déchaînement inhabituel.
05:35 Ce qui est habituel, c'est que très souvent à l'entrée de soirées privées, de balles
05:41 ou de discothèques, il y a souvent des bagarres, très souvent, tous les week-ends.
05:45 Donc ça c'est un fait qui est complètement banal.
05:47 Mais que ces bagarres aboutissent à des conséquences aussi dramatiques, ça c'est beaucoup moins
05:53 habituel.
05:54 Je continue dans les choses qui sont réelles et tangibles.
05:58 La présence de ce drame sur les réseaux sociaux.
06:04 On a sur Twitter X aujourd'hui ce réseau social, en Trend Topics, c'est-à-dire les
06:11 mots qui sont les plus échangés, Crépole et Thomas depuis plusieurs jours.
06:15 Alors j'ai choisi deux intervenants.
06:19 Tout d'abord un intervenant qui explique qu'il en a marre.
06:24 Il en a marre de cette situation.
06:25 Il s'est filmé et puis également on va entendre dans ce cas-là les deux simultanément,
06:32 une personne, un jeune, qui se présente comme étant proche des agresseurs de Crépole.
06:37 Il est en live sur Instagram.
06:39 « Je vais vous dire la vérité.
06:41 Je m'en bats les couilles et ça ne me triste pas.
06:44 Dans le sens où il y a un nettoyage ethnique qui se fait à l'autre bout du monde, il
06:48 y a une razia qui se passe au Congo et vous croyez vraiment que ça va me trister ? Un
06:53 blessé et sept blessés.
06:55 Mais vous êtes des malades vous.
06:57 Vous êtes des tartés.
06:58 Certes le petit, ça fait mal au cœur, il n'avait pas à mourir.
07:01 C'est la vie.
07:02 Vous voulez que je vous dise quoi ? Moi je vais aller pleurer.
07:04 Dans ce cas-là on pleure pour tout le monde, sinon on ne pleure pour personne, bande de
07:10 tapettes.
07:11 J'en ai marre parce qu'en fait ça va toujours retomber sur nous.
07:14 Ça va faire monter le racisme contre nous et on en a marre.
07:17 On en a marre toujours que ces gens-là, ils nous incriminent tout le temps.
07:22 En vrai à un moment donné, les gens ont raison de faire de l'abalgame parce que trop
07:27 de gens qui promouvoient ce genre de comportement se sont passés pour nous.
07:32 À un certain moment, c'est normal que certains commencent à tout mélanger.
07:36 Je pense en vrai que c'est à nous-mêmes qui voient ce genre de comportement de directement
07:41 les blâmer.
07:42 Directement.
07:43 Pour ne pas que ça se reproduise.
07:45 Parce que ça va toujours retomber sur nous qui sommes tranquilles dans notre coin, qui
07:49 ne faisons de mal à personne et qui sont juste là tranquillement.
07:52 J'ai donc ces deux vidéos qui ont été largement regardées sur les réseaux sociaux.
07:59 Marouane Mohamed, pour être complet, la première vidéo où ce jeune homme qui se présente
08:02 comme étant proche des agresseurs de Crépole, il cite Gaza aussi.
08:04 Il dit que le nettoyage ethnique a commencé à Gaza.
08:08 Et puis on a un autre jeune qui dit "j'en ai marre que les jeunes issus des quartiers
08:12 soient stigmatisés".
08:13 Votre analyse de ce qu'on vient d'entendre ?
08:15 Déjà, le fait que ces deux témoignages de deux adolescents qui vivent chacun dans
08:21 leur coin, on ne sait pas où, on ne sait pas qui, s'atterrissent sur la matinale de
08:25 France Culture, ça dit quelque chose de notre temps.
08:29 Que ces deux témoignages, comme il y en a des millions d'autres, soit filmés, relayés
08:35 et instrumentalisés, soit par une partie de l'extrême droite qui est très très active
08:40 dans le cadrage de ce qui s'est passé, soit par d'autres internautes, ça dit vraiment
08:45 quelque chose de notre époque, de la place qu'ont pris les réseaux sociaux dans notre
08:52 quotidien.
08:53 Sur le contenu, ils ont des points de vue assez opposés.
08:56 L'un qui fait le lien avec ce qui se passe à l'échelle internationale, soit en Afrique
08:59 ou au Proche-Orient.
09:00 L'autre qui dit "il y en a marre d'être assimilé à des violences qui sont commises
09:04 en notre nom".
09:05 Ça veut dire que c'est quelqu'un qui a intériorisé le fait et qui est conscient
09:10 du fait qu'il y a un principe de punition collective ou de stigmatisation collective
09:15 dès lors que des faits de violence sont commis ou sont présumément commis par des personnes
09:20 qui sont issues des quartiers populaires ou issues des minorités.
09:24 Moi je pense que c'est plus ça qui est assez intéressant dans le contexte qui est
09:30 actuel.
09:31 Après, pour revenir à la question du qui relaie tout ça dont vous avez parlé tout
09:36 à l'heure, moi depuis l'émergence de cet incident je suis un petit peu la diffusion
09:42 de ces informations.
09:43 L'extrême droite joue un rôle extrêmement majeur dans le cadrage.
09:47 Qu'est-ce que ça veut dire le cadrage pour vous ?
09:49 Le cadrage c'est le fait de faire monter, de relayer cette histoire et de lui donner
09:54 un écho considérable sur le plan numérique et sur le plan des médias ensuite.
09:59 Et le cadrage il est extrêmement important parce que le cadrage de l'extrême droite,
10:02 au fond l'extrême droite, tous ces militants, tous ces politiciens très à droite, en fait
10:07 ils scannent l'actualité pour retrouver des faits divers qui peuvent être imputables
10:12 aux minorités et aux habitants des quartiers populaires.
10:14 Donc ça c'est un peu le principe, si Thomas n'avait pas été blanc on n'aurait pas
10:20 eu toutes ces émotions de la part de cette extrême droite pour ce qui s'est passé
10:25 là-bas à Crépen.
10:26 Je trouve ça extrêmement indécent.
10:30 Donc il y a un cadrage qui consiste à rechercher et à appuyer sur le fait que le danger, l'insécurité
10:38 et la délinquance viennent essentiellement, les menaces pour les français tels que c'est
10:41 dit, viennent essentiellement des quartiers populaires et de leurs minorités.
10:45 C'est ce cadrage-là en fait qui prend une place aujourd'hui qui est considérable.
10:50 Et c'est contre ce cadrage-là par exemple que la famille de Thomas a demandé à ce
10:56 que la marche blanche soit digne et soit apolitique.
11:00 Avec un mot qui est prononcé de la part de l'extrême droite, le mot de racisme anti-blanc,
11:05 une réaction Marwan Mohamed ?
11:06 Oui, la notion de racisme anti-blanc, sa difficulté elle vient du fait de la manière de définir
11:13 le racisme.
11:14 Il y a deux définitions du racisme pour revenir à l'action du racisme anti-blanc.
11:16 D'une part vous avez le racisme qui est défini comme rapport de pouvoir, rapport structurel.
11:21 Et à partir de cette définition il est compliqué de dire qu'il y a un racisme anti-blanc
11:26 structurel dans le contexte français parce que les blancs ne sont pas victimes de discrimination
11:29 etc.
11:30 Et puis vous pouvez avoir une définition qui consiste à regarder aussi dans les relations
11:35 interpersonnelles comment les choses se passent.
11:37 Et effectivement il y a des formes de racisme qui peuvent viser les blancs ou les personnes
11:41 européennes et pas seulement les minorités qui sont les plus stigmatisées.
11:44 Et donc à ce titre-là, le fait d'associer le racisme anti-blanc à la situation de Grépole
11:50 et de Thomas, on se demande d'abord d'où ça vient, sur quoi c'est basé et surtout
11:55 ça vise à alimenter un contentieux racial et à construire les minorités racisées
12:05 post-coloniales comme des dangers et des menaces pour le pays.
12:08 Marouane Mohamed, Yann Ambrouil, Sociologie des rivalités de quartier aux éditions
12:12 Stock.
12:13 On se retrouve dans une vingtaine de minutes, on continuera d'évoquer le drame de Grépole
12:16 mais aussi plus généralement votre regard justement sur cette violence chez les jeunes
12:20 qui montent, je l'ai dit, 120 morts en 30 ans.
12:24 Pourquoi ? Réponse dans quelques minutes.
12:27 7h55 sur France Culture.
12:29 6h39, les matins de France Culture.
12:35 Guillaume Erner.
12:36 Le drame de Grépole, je crois qu'aujourd'hui celui-ci est hélas bien connu.
12:41 Un petit village de la Drôme, 500 habitants, non loin de Romand.
12:45 Ce village fait la fête un samedi soir et puis d'autres jeunes arrivent.
12:51 La suite, elle est encore floue.
12:53 Ce dont on est certain, c'est qu'il y a un mort et huit blessés parmi ces jeunes.
12:59 On en parle avec le sociologue Marouane Mohamed.
13:01 Vous avez publié Yann Ambrouil, un livre de sociologie, Sociologie des rivalités de
13:07 quartier aux éditions Stock.
13:09 Je crois que si on a autant parlé de ce drame de Grépole, c'est pour différentes raisons
13:13 qu'on a déjà abordé, la dimension politique qui est évidente, la manière également
13:20 dont ceci a été utilisé et propagé dans les réseaux sociaux, Marouane Mohamed.
13:25 Mais il y a aussi le fait qu'en France, le cadrage, comme vous dites, a été fait
13:30 autour d'une expression "violence urbaine" et qu'on n'attendait pas donc des violences
13:34 rurales.
13:35 Qu'en pensez-vous ?
13:36 Alors déjà, la notion de violence urbaine, elle a une histoire.
13:39 Elle a émergé de manière assez importante dans les années 90 et elle a été poussée
13:46 à travers une expertise policière, notamment celle des services de renseignement, les renseignements
13:50 généraux de l'époque, qui avaient besoin de se refaire une légitimité après une
13:53 série de scandales et qui se sont donc forgés une expertise autour de la question des banlieues
13:58 de manière assez générique et de toutes les violences qu'on peut y associer.
14:02 Et derrière ces violences, il y a révolte et émeute, il y a affrontement entre bandes,
14:07 il y a aussi les règlements de comptes liés aux économies criminelles.
14:10 Et puis plus tardivement, on a associé également tout ce qui pouvait le relever du terrorisme
14:15 ou de ces sujets-là.
14:17 Donc c'est une catégorie un peu fourre-tout, comme la notion de Ricks en fait.
14:21 Et je pense qu'il est extrêmement important de distinguer les formes de violences collectives
14:24 pour pouvoir les comprendre d'abord et ensuite pour pouvoir agir dessus de manière assez
14:28 efficace.
14:29 Les violences honorifiques, les rivalités entre quartiers ne se règlent pas de la même
14:33 manière que les violences sexistes et sexuelles qu'on peut voir dans l'espace public,
14:36 qui diffèrent également des violences interpersonnelles qui peuvent déborder, qui divèrent des
14:40 violences racistes qui ont leur propre logique et qui diffèrent également des violences
14:45 économiques criminelles.
14:46 Pour chaque type de violence, vous n'avez pas forcément les mêmes acteurs et vous
14:50 avez besoin de mettre en place soit des politiques de prévention, de réaction qui soient adaptées.
14:55 Donc la notion de violences urbaines, elle ne nous apprend pas grand-chose malheureusement.
14:57 Et alors, je l'ai dit, dans ce livre Marouane Mohamed que vous publiez, il y a embrouille
15:02 aux éditions Stock, il y a une partie de micro-sociologie parce que vous avez mené
15:06 plusieurs enquêtes de terrain.
15:08 La question donc de ces embrouilles qui ont fait 120 morts en 30 ans, principalement
15:12 en région parisienne.
15:13 Pour vous, ce n'est pas une question théorique.
15:16 Comment ces jeunes que vous avez interrogés, avec qui vous avez dialogué, comment ces
15:21 jeunes vivent-ils ces embrouilles et ces différentes bagarres ?
15:26 Alors déjà parmi les jeunes qui sont impliqués dans ces rivalités de quartier, vous en
15:30 avez qui animent ces rivalités, qui s'expriment, qui existent à travers ces rivalités de
15:35 quartier, qui compensent énormément de choses à travers ces rivalités de quartier et qui
15:38 à travers ça accèdent à une forme de respectabilité, de réputation, de reconnaissance.
15:42 Comme je le dis souvent, ça peut nous paraître nous complètement absurde ou même un peu
15:47 démoralisant en tant qu'adulte.
15:49 Mais pour ces adolescents, quand on regarde leur profil qui est très marqué, échec
15:53 scolaire, exclusion, etc., c'est extrêmement important pour eux de s'affirmer à travers
15:58 ça.
15:59 Et puis il y a une autre partie des jeunes qui sont dans les rivalités, qui sont pris
16:01 dans ces rivalités, soit ils y participent par solidarité, par loyauté avec des amis,
16:06 des gens du quartier, avec des membres de leur famille, sans vouloir y être, ou bien
16:10 qu'ils subissent ces embrouilles, la majorité des jeunes de ces quartiers-là subissent
16:13 ces embrouilles-là.
16:14 Je répète souvent, et là j'étais à un débat à Sarcelles avec jeunes, familles,
16:20 etc., et je leur disais, mais en fait, les jeunes qui rentrent dans ces embrouilles,
16:23 dans cette conflictualité, ils mettent leur famille dans les embrouilles, ils mettent
16:26 leurs frères et soeurs dans leurs embrouilles, ils mettent tout le quartier dans ces embrouilles
16:29 parce qu'une fois que ça commence, il suffit d'habiter dans tel ou tel territoire pour
16:33 pouvoir être potentiellement la cible de vos rivaux.
16:37 Quand la situation est tendue, il y a des jeunes qui arrêtent d'aller au collège
16:41 ou au lycée de peur de se faire attraper dessus, d'autres qui arrivent la boule au
16:43 ventre et qui ne sont pas bien.
16:47 Et puis même ceux qui sont impliqués dans les rivalités, ceux qui les animent, eux-mêmes
16:52 réduisent leur liberté.
16:53 Ils ne peuvent plus se promener comme ils veulent dans la ville, ils sont obligés de
16:57 sortir à plusieurs, ils sont obligés de sortir parfois avec des armes, direct ou par destination,
17:03 parce qu'ils ont peur de faire la mauvaise rencontre et ils veulent être sûrs de pouvoir
17:07 y répondre à ce moment-là.
17:09 C'est vraiment une charge mentale pour les jeunes qui sont dans les embrouilles, qu'ils
17:13 l'animent ou pas, c'est vraiment quelque chose qui les contraint.
17:15 Le lien avec le trafic de drogue ?
17:17 Très peu de lien avec le trafic de drogue.
17:19 C'est deux logiques différentes.
17:21 Le trafic de drogue, c'est une logique d'économie criminelle qui a pour finalité
17:24 le profit, un capital matériel.
17:26 Les rivalités de quartier, c'est une logique honorifique qui a pour objet un autre capital
17:31 qui est immatériel, qui est la réputation.
17:33 Il n'y a pas forcément de convergence entre les deux, il peut même y avoir une espèce
17:36 d'opposition et de contradiction entre des gens qui cherchent un capital matériel,
17:41 qui voudraient avoir un environnement plutôt maîtrisé, avec peu d'interventions policières,
17:45 et ceux qui sont dans une espèce de visibilité dans l'espace public et qui attirent médias,
17:50 voisins, transporteurs, et puis police, justice, etc.
17:53 Et à qui ça pourrait poser problème.
17:57 Ces rivalités ne servent pas le trafic de drogue.
18:00 C'est ça que je veux souligner.
18:02 Vous dites qu'il y a une dialectique, je vous cite Marouane Mohamed, entre socialisation
18:07 et délinquance qui permet de comprendre les significations du passage à l'acte.
18:12 Expliquez-nous ce que ça signifie cette dialectique socialisation-délinquance pour ces jeunes
18:18 donc qui se livrent par des environs.
18:20 Vous avez une partie des jeunes en France qui grandissent dans des environnements où
18:25 il y a déjà une délinquance qui est ancrée.
18:26 Et donc ils sont socialisés dans un espace où les conduits de délinquance sont des
18:31 conduites qui sont signifiantes en tant que telles, qui ont une valeur, qui ont une place,
18:38 qui font passer partie de l'ordre des choses.
18:39 Imaginez bien que pour les parents qui font grandir leurs enfants dans ces environnements-là,
18:43 c'est une contrainte supplémentaire.
18:45 Vous prenez la même famille, vous la mettez dans un espace, un quartier où il y a beaucoup
18:49 de délinquance, très visible dans l'espace public, et vous prenez la même famille et
18:53 vous la mettez dans un quartier beaucoup plus préservé où il n'y a pas d'offres de délinquance
18:56 dans l'espace public, leurs enfants ne vont pas être socialisés aux mêmes choses,
19:00 ne vont pas voir, ne vont pas être attirés, ne vont pas être stimulés par les mêmes
19:05 choses et ça ne donnera pas les mêmes enfants.
19:07 Vous me fournissez la question d'après, sur la question des familles, parce qu'on
19:12 l'a interrogé au moment des émeutes et j'imagine que ça restera une permanence.
19:19 L'impuissance des familles, l'absence des pères, le fait que ces familles ne tiennent
19:24 pas leurs enfants, Marouane Mohamed ?
19:25 Alors tenir son enfant, ça veut dire quoi ? Moi ce que je rends compte, c'est des familles
19:29 assez mobilisées.
19:30 La plupart des familles sont des familles mobilisées qui veulent que leurs enfants
19:33 travaillent bien à l'école, ne posent pas de problème et les familles payent un
19:37 coût extrêmement élevé quand leurs enfants posent des problèmes de délinquance.
19:41 Vous trouverez toujours une petite portion des familles dans lesquelles la délinquance
19:46 se fait de père en fils.
19:47 Ça arrive, ça existe, il ne faut pas se voiler la face, mais c'est extrêmement minoritaire.
19:51 Mais la plupart des familles en question, leur premier souci c'est la question des
19:54 ressources.
19:55 Elles n'arrivent pas à apporter les ressources culturelles, etc., scolaires qui permettent
19:58 à leurs enfants de réussir et c'est quand même le point de départ, l'échec scolaire.
20:01 Oui, il y a des tableaux dans votre livre qui sont pâtants où on voit bien qu'on
20:05 a affaire à des bandes de jeunes en échec.
20:07 Ceux qui participent et qui animent les bandes, les rivalités, les violences, majoritairement,
20:12 cette délinquance de voix publique, c'est des jeunes qui sont en échec scolaire.
20:14 C'est très marquant.
20:15 A l'échelle du quartier, sociabilité et scolarité sont intimement liés.
20:19 Et pourtant, cette injonction, tenir les enfants, tenir les jeunes, elle monte en puissance.
20:24 On l'a beaucoup entendu au moment des émeutes au mois de juin et dans les semaines qui ont
20:27 suivi, le gouvernement, je pense aussi en particulier au ministre de la Justice, le
20:32 gouvernement a insisté sur ce point, la responsabilité des familles.
20:36 Est-ce que cet argument est efficace ?
20:38 Cet argument, il est… Je veux dire, vous pouvez être dans l'injonction auprès des
20:44 familles, vous pouvez être dans l'injonction de mobilisez-vous, tenez vos enfants.
20:47 Si les parents en question ont perdu leur autorité éducative, s'ils n'ont plus
20:51 cette influence, vous pouvez multiplier les injonctions.
20:54 Ce n'est pas ça qui va leur rapporter et qui va restaurer l'autorité éducative.
20:57 Vous savez, l'autorité éducative, c'est la légitimité.
20:59 L'autorité, ce n'est pas les coups, ce n'est pas la manipulation, ce n'est pas
21:03 la séduction, ce n'est pas tout ça.
21:06 Ce n'est même pas l'amour.
21:07 L'autorité, c'est la légitimité.
21:08 C'est une forme de crédibilité qu'une partie des parents ont perdue au regard de
21:12 leurs enfants.
21:13 Ça, ça se perd avec le temps, ça se recrée avec le temps.
21:16 Encore faut-il regarder les choses.
21:17 Ce qui m'a frappé dans la réponse du gouvernement après les rivalités de quartier, c'est
21:21 tous les acteurs locaux.
21:22 Tous les acteurs locaux vous disent "attention, le déclencheur, c'est toujours le même,
21:26 c'est quand même une altercation, un incident grave dans une interaction entre jeunes et
21:32 policiers".
21:33 Donc la question de la police fait partie de la réponse.
21:35 Le gouvernement a parlé de tout, beaucoup des familles, mais quasiment rien sur comment
21:39 est-ce que le gouvernement compte agir pour réguler, discipliner et recadrer sa police.
21:45 Alors, toujours dans votre livre, Marouane Mohamed, vous dites "la lecture raciste
21:51 consistant à essentialiser les bandes de jeunes en fonction de leurs origines ne cesse
21:56 de prospérer".
21:57 Expliquez-nous ce que ça signifie.
21:59 Oui, parce que si vous prenez la fin des années 50 et les années 60, vous aviez les mêmes
22:03 phénomènes.
22:04 Vous aviez peut-être plus de violence, notamment plus de violence grave, notamment à la sortie
22:07 des balles durant cette période-là.
22:10 Vous pensez ? Parce que c'est justement l'un des grands débats contemporains.
22:13 Oui bien sûr, bien sûr, non non, mais j'entends bien.
22:15 Donc vous avez, mais à travers l'histoire.
22:17 Moi ce que j'ai fait, j'ai tout un chapitre sur l'histoire de ces rivalités et des violences
22:21 et ça monte, je remonte à la période romaine.
22:26 Le premier à proposer une catégorisation, une espèce de typologie d'Irik, c'est
22:32 Sénèque.
22:33 Pour vous dire à quel point on peut remonter très très loin par rapport à ça.
22:36 Sur la période contemporaine, revenons à la fin des années 50, début des années
22:40 60, les jeunes en bande étaient les barbares, étaient les non-civilisés, étaient le danger
22:45 pour la société, étaient l'ennemi intérieur.
22:47 C'étaient des jeunes de milieu ouvrier qui avaient la peau très blanche.
22:50 Vous voyez ? Et donc on n'était pas dans une lecture raciale de comportement, de groupe,
22:55 de bande qui sont dans une logique de virilité, de virilisme même.
22:59 Aujourd'hui, on a les mêmes comportements.
23:01 Ces jeunes se ressemblent avec ceux de la fin des années 50 et début des années 60.
23:05 Et la grille de lecture première qui est imposée, c'est de regarder la couleur et
23:09 les origines et de tout mettre sur le dos des origines.
23:12 Mais vous n'avez pas échappé à une chose qui me paraît extrêmement importante à
23:14 dire.
23:15 Vous prenez une famille, vous avez cinq enfants, vous en avez un qui est dans la délinquance,
23:21 famille d'origine maghrébine ou autre, un qui est dans la délinquance et trois qui
23:25 réussissent très très bien, notamment un qui devient commandant de bord ou magistrat
23:30 par exemple.
23:31 C'est les familles qui existent.
23:32 Celui qui est dans la délinquance, pour expliquer son comportement, on va aller mobiliser la
23:35 question de l'origine des parents.
23:38 Celui qui devient commandant de bord ou magistrat, on va aller mobiliser plein d'explications
23:44 mais surtout pas la question de l'origine.
23:46 L'origine est mobilisée uniquement pour les minorités pour expliquer des comportements
23:50 négatifs.
23:51 Et donc pour résumer les choses, au fond quand on a ces comportements-là, la délinquance
23:55 va être expliquée par les origines.
23:56 Par contre la réussite, ça va être une réussite de la République.
23:59 Et si on imaginait une sorte de culturalisme mou ? Parce que le racisme, pour des raisons
24:03 évidentes, ne s'exprime pas généralement, en tout cas dans l'espace public, de manière
24:08 décomplexée Marouane Mohamed.
24:09 Si on disait par exemple, voilà, ils se sentent stigmatisés, alors on a le retour
24:13 du stigmate.
24:14 Parce que ça, c'est une figure qu'on connaît en sociologie.
24:16 Qu'est-ce que vous en diriez ?
24:17 Moi en fait, pour dire les choses, je pense que la question de l'origine, le poids de
24:22 l'origine, la culture d'origine, ça peut être posé en sociologie.
24:24 Je ne dis pas qu'il ne faut pas poser la question.
24:26 Je dis qu'il faut le poser, il faut pouvoir administrer la preuve et le démontrer.
24:30 Je me demande juste en amont, et j'essaye d'apporter des réponses, de rentrer un
24:34 petit peu dans le détail.
24:35 J'ai eu ce débat, je pense que c'était aussi ici avec Hugues Lagrange quand il a
24:38 sorti le Déni des cultures.
24:41 Un autre sociologue.
24:43 Un sociologue que j'estime beaucoup, dont le travail est important en France.
24:49 Il s'était notamment fondé sur la taille des fratries, sur l'abandon du rôle des
24:57 pères.
24:58 Oui, et puis la question de la taille des fratries est importante.
25:01 Parce que si vous neutralisez les grandes fratries dans votre base de données, c'est
25:05 lui-même qui le dit, l'effet de l'origine tombe.
25:07 Donc l'effet de l'origine est quand même très lié à la question de la taille des
25:13 fratries.
25:14 Et ça, ce n'est pas quelque chose qui est nouveau.
25:15 On l'observait à la fin des années 50, début des années 60.
25:17 On l'observe dans d'autres régions.
25:19 Mais alors, cette question de l'identification de ces jeunes.
25:23 Parce que tout à l'heure, j'ai donné à entendre une petite vidéo qui a beaucoup
25:28 circulé sur les réseaux sociaux.
25:31 Un jeune évoquait Gaza.
25:33 Il disait à Gaza, il y a beaucoup de morts et vous ne bougez pas.
25:36 Et là, il y a un mort à Krépol et vous bougez.
25:39 Est-ce que ça, par exemple, c'est un réflexe qu'on peut entendre ?
25:42 On a beaucoup parlé de l'importation du conflit israélo-palestinien.
25:45 Je pense que dans le cadrage, dans les éléments de cadrage, on a voulu dire qu'il y avait
25:51 un parallélisme entre Krépol et le conflit proche oriental.
25:56 Certains ont voulu le dire en utilisant par exemple le mot de Razia que j'ai vu.
26:01 Que pensez-vous de cela, Marouane Mohamed ?
26:03 Je pense que derrière, au-delà de cette question de cette vidéo, je pense qu'il
26:07 y a chez beaucoup d'habitants en France, notamment dans les quartiers populaires,
26:11 il y a une attente d'égalité, pas seulement dans la vie sociale et quotidienne, mais
26:16 il y a une attente d'égalité de manière générale dans la manière de médiatiser
26:21 les souffrances des uns et des autres, de l'expérience des uns et des autres.
26:25 Et il y a l'attente de la même célérité, le fait d'utiliser les mêmes mots.
26:30 Donc, le traitement médiatique, que ce soit des faits divers, la situation internationale,
26:35 elle est scrutée et elle renvoie pour chacun à sa propre expérience.
26:40 Moi, je ne veux pas interpréter ces propos parce que je ne l'ai pas rencontré.
26:43 Je ne sais pas ce qu'il veut dire.
26:44 C'est un petit bout qui tourne, qui est monté, etc.
26:47 Mais ce que j'entends à travers ces mots-là, pourquoi est-ce que ça, ça a moins d'importance
26:53 que ça ? Ça renvoie à cette question d'attente d'égalité de traitement et d'égale dignité
26:58 dans le traitement des vies humaines.
27:00 Ça, c'est une attente qui est extrêmement forte.
27:02 Ça, oui, je l'entends.
27:03 Je l'entends partout, tous les jours.
27:04 Pourquoi est-ce que nous, on nous traite comme ça ? Pourquoi est-ce qu'on n'est pas respecté ?
27:07 On n'a pas le droit de parler.
27:10 Les autres peuvent le faire.
27:12 Et je pense qu'il y a une responsabilité collective sur laquelle il faut réfléchir
27:17 et qu'il faut regarder dans la manière dont les faits divers sont traités et comment
27:20 c'est interprété par les différentes sphères de la population.
27:24 Parce que ce sentiment d'injustice, il est très présent, diriez-vous Marouane Mohamed
27:28 chez ces jeunes ?
27:29 Il est structurant.
27:30 Il est structurant et c'est pour ça que quand on veut regarder l'histoire d'un
27:35 conflit et d'un drame comme celui qui s'est passé à Crépol, je pense qu'il faut vraiment
27:41 creuser.
27:42 Qu'est-ce qui s'est passé ? Pourquoi cet incident ? Pourquoi ce niveau de violence ?
27:45 Qu'est-ce qu'il y a comme une espèce de polarité à l'échelon de cette ville,
27:49 de cette région, de cet ensemble ?
27:51 De parler de milieu rural, ce n'est pas très juste sur le cas de Crépol parce que
27:57 les auteurs présumés viennent de Romand, n'habitent pas le village.
28:00 Et puis la victime, Thomas, a été scolarisée à Romand, faisait du rugby à Romand.
28:07 Et donc on voit très bien qu'il y a une continuité, pas une coupure entre la ville
28:11 et les villages aux alentours.
28:13 Mais qu'est-ce qui se passe dans cette région ? Qu'est-ce qui se passe dans cette ville ?
28:15 Qu'est-ce qui s'est passé à l'entrée de cette salle des fêtes pour qu'il y ait
28:20 un tel niveau de violence ? Moi, c'est la question que je me pose pour essayer de comprendre
28:25 sans excuser ce qui s'est passé, bien sûr.
28:28 Mais il y a quand même une forme d'habituation à la violence puisque dans ce village de
28:37 Crépol, cette fête de village, il y avait à l'entrée de la fête deux vigiles.
28:40 J'ai le souvenir de fêtes de village, mais ça fait longtemps que je n'en ai pas vu.
28:44 Je n'ai plus le souvenir de vigile à Marouane-Mohamed.
28:47 Ça, ça signifie quand même qu'il y a, on évoquait l'histoire des violences entre
28:52 jeunes, qu'il y a quelque chose qui s'est produit.
28:54 Oui, le marché de la sécurité privée, il s'est développé massivement en parallèle
29:00 de l'explosion aussi de la visibilité médiatique et de la montée en puissance des enjeux de
29:04 sécurité dans la société.
29:06 Ça a été l'une des réponses.
29:08 Donc ça, ça date de plusieurs décennies maintenant.
29:10 On n'est plus dans le très contemporain.
29:13 Et même avant, si la sécurité, elle n'était pas dans les fêtes de village, elle n'était
29:17 pas assurée par des entreprises de sécurité privée.
29:19 Il y avait toujours une sécurité qui était peut-être moins visible, moins marquée,
29:24 mais il n'y avait pas de fête sans qu'il y ait un encadrement qui puisse intervenir.
29:28 Et c'était absolument nécessaire parce que les bagarres dans les fêtes de village,
29:32 c'est quelque chose qui est très, très, très ancien et qui continue et qui s'exprime
29:37 partout.
29:38 Je le répète, c'est quelque chose de très commun malheureusement.
29:40 Alors, en revanche, la vraie cassure, et vous le soulignez, ce sont les réseaux sociaux.
29:45 Vous évoquez le rôle de Snapchat.
29:47 Alors, je l'évoque dans la question des rivalités de quartier parce que les réseaux
29:52 sociaux, maintenant, font partie du quotidien.
29:54 C'est plusieurs heures d'usage chaque jour chez les jeunes.
29:59 Et Snapchat est l'une des applications les plus utilisées.
30:02 Dans le cas des rivalités de quartier, oui, je me suis rendu compte que les réseaux sociaux
30:06 étaient structurants, étaient absolument centraux et notamment Snapchat.
30:12 Et les usages étaient divers.
30:13 Ce qui m'a frappé le plus, c'est de voir à quel point les rivaux communiquent entre
30:16 eux via Snapchat, qu'ils se cherchent entre eux via Snapchat, qu'ils commentent ce qui
30:22 se passe dans la rue via Snapchat, qu'ils se filment et qu'ils diffusent ce qui se
30:27 passe via Snapchat.
30:28 Snapchat est devenu une espèce d'agence de presse.
30:29 C'est-à-dire que dès qu'il se passe quelque chose, les gens sont un peu connectés au
30:35 même compte pour voir ce qui se passe.
30:38 Et d'ailleurs, si vous prenez le cas de ce qui s'est passé à Crépeau, les premières
30:42 images nous arrivent par les réseaux sociaux, elles ne nous arrivent pas par la presse traditionnelle.
30:47 Et donc, je pense que c'est important de regarder, y compris la question de la mise
30:51 en scène, le fait de filmer, de mettre en scène les sons, les musiques qui sont associées
30:57 à l'usage des réseaux sociaux dans le cadre des rivalités et des violences.
31:01 - Jean-Luc Marie, ces réseaux ont-ils changé la nature des affrontements, le degré de
31:06 violence ? Jusqu'à quel point ont-ils changé les choses, puisque vous parliez de long terme
31:10 aussi et de perspectives historiques ?
31:11 - Alors d'abord, moi je pars d'une hypothèse, mais c'est à vérifier.
31:14 Je suis très prudent par rapport à ça.
31:15 Je pense que ce qui se passe sur les réseaux sociaux reflète ce qui se passe dans la rue.
31:18 Je vous dis ça parce que je suis un certain nombre de territoires où les jeunes ont fait
31:21 la paix.
31:22 Et une fois qu'ils ont fait la paix dans la rue, la paix s'est installée aussi sur
31:27 les réseaux sociaux.
31:28 Donc la question c'est qu'est-ce qui tire quoi ?
31:30 Voilà, donc les réseaux sociaux, c'est mon hypothèse, reflètent l'état des relations
31:34 dans la ville.
31:35 Donc ça c'est le premier point.
31:39 Mais effectivement, le premier effet des réseaux sociaux dans le cadre de ces rivalités,
31:44 c'est un peu une abolition du temps et de l'espace.
31:46 Pour aller vite, si par exemple vous Jean-Luc Marie, votre quartier et le mien, on était
31:51 en conflit, que vous me cassez la gueule au centre-ville, il fallait avant les réseaux
31:55 sociaux que je rentre dans mon quartier, que je m'essuie, que je me change, que j'aille
31:58 chercher tous mes potes chez eux, au stade, enfin bref, d'avoir des effectifs et que
32:03 je revienne.
32:04 Tous les adultes qui étaient ici, qui étaient dans le quartier, ils pouvaient observer et
32:08 sentir qu'il y avait une tension, ils pouvaient intervenir en prévention.
32:11 Aujourd'hui, vous me tapez, je n'ai même pas besoin de bouger.
32:17 Je me dirais que je me géolocalise, j'envoie ma localisation à tous mes potes, j'explique
32:22 ce qui s'est passé et quel que soit l'endroit où ils sont, ils n'ont pas besoin d'être
32:25 ensemble.
32:26 Ils peuvent intervenir rapidement et aucun adulte ne peut comprendre ce qui se passe.
32:29 Donc ça, c'est un point qui est extrêmement important parce que pour l'intervention
32:33 des adultes, pour la prévention, pour la médiation, la maîtrise de l'espace et
32:38 la maîtrise du temps sont des outils qui sont extrêmement importants.
32:42 Nicolas Demorand : les réseaux sociaux avec le hashtag #LesMaris…
32:43 Guillaume Meurice : je n'ai pas d'idée, s'il vous plaît.
32:46 Nicolas Demorand : Marouane Mohamed, les solutions, est-ce qu'il en existe ?
32:50 Marouane Mohamed : oui, bien sûr.
32:52 Je pense que la première des choses contre laquelle il faut se battre, c'est l'espèce
32:58 de fatalisme, le fatalisme de la violence.
33:01 Ce fatalisme pousse à l'inaction.
33:06 Sur la question des rivalités de quartier, comme je vous l'ai dit tout à l'heure,
33:08 il y a des exemples, il y a plusieurs territoires dans lesquels les jeunes ont pu faire la paix.
33:12 Ils ont fait la paix comment ? Par la mobilisation d'acteurs de terrain, de la médiation,
33:17 du monde associatif, des figures locales, des animateurs, des éducateurs, etc.
33:22 Ils se sont mobilisés sur la base d'un partenariat entre quartiers.
33:27 Ils ont fait un état des lieux, ils ont travaillé avec les jeunes la recherche de solutions
33:32 et c'est un travail qui est, et j'insiste là-dessus, un travail sur plusieurs années.
33:35 C'est un travail sur plusieurs années.
33:37 S'il n'y a pas de volonté de s'investir sur le long terme et de s'investir dans
33:41 les différents quartiers en présence, ça ne fonctionnera pas.
33:45 Est-ce qu'on peut vraiment imaginer que la paix revienne dans ces quartiers ou dans
33:50 des lieux où, semble-t-il, on n'était pas habitué à la violence ?
33:53 Oui, il faut regarder le vivier.
33:55 Moi je suis très pragmatique.
33:57 Dans ce livre-là, je dis que le vivier de ces rivalités de quartier est d'une partie
34:01 de la délinquance de voie publique et des violences.
34:03 Le vivier, c'est toujours le même public.
34:05 C'est des jeunes qui ont des scolarités extrêmement compliquées.
34:09 Et je le dis sur les scolarités, ce qui m'a frappé, c'est de voir à quel moment les
34:12 jeunes sont démobilisés scolairement.
34:14 C'est-à-dire depuis le début du primaire, pour une majeure partie, des jeunes que j'ai
34:17 suivis, que j'ai observés, que j'ai interrogés, dont j'ai regardé les dossiers, ils sont
34:20 en difficulté depuis le début du primaire.
34:22 C'est pour ça que je dis que ce n'est pas tellement des décrocheurs scolaires, plutôt
34:27 c'est des non-accrocheurs scolaires.
34:29 Et c'est différent de ne pas accrocher que de décrocher.
34:33 On ne tombe pas d'une branche sur laquelle on n'a pas grimpé.
34:35 Donc je pense que, je veux dire, avoir une politique de sécurité, ça pourrait être
34:39 avoir une politique de lutte structurelle contre les inégalités scolaires qui réduirait
34:43 ce vivier-là et qui faciliterait la vie de tout le monde.
34:46 Mais ça demande quand même une certaine ambition politique.
34:48 Est-ce qu'elle est là ? Est-ce que vous la voyez quelque part, cette ambition politique ?
34:54 Eh bien, des actions qui viseraient à inverser la tendance d'un point de vue structurel,
34:58 c'est-à-dire des mesures en amont, très précoces, d'accompagnement des enfants,
35:02 de fin de maternelle, début primaire, pour qu'ils puissent accrocher dans des bonnes
35:06 conditions.
35:07 Des actions de ce type-là, mais vraiment qui seraient à la hauteur des besoins, je
35:10 n'en vois pas beaucoup en France.
35:12 Donc c'est un message un peu pessimiste, malheureusement, en conclusion.
35:16 Non, c'est un constat pessimiste, mais un message optimiste, parce que c'est des
35:19 choses qu'on peut mettre en place.
35:20 Bon, on va rester là-dessus.
35:22 Merci beaucoup Marouane Mohamed de nous avoir rendu visite.
35:26 Donc, votre très bon ouvrage « Il y a embrouille, sociologie des rivalités de quartier » est
35:30 publié aux éditions Stock.
35:33 Dans quelques instants, mes camarades qui vont s'élancer.