L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 25 Janvier 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 25 Janvier 2023)
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00:06 Hier, dans les matins, nous évoquions les inégalités scolaires via les inégalités sociales,
00:14 la manière dont celles-ci étaient reproduites par le système scolaire.
00:17 Eh bien aujourd'hui, on va évoquer l'ascension sociale, ou plutôt la rareté de cette ascension sociale.
00:23 Avec vous, Gérald Brenner, bonjour.
00:24 Bonjour.
00:25 Vous êtes sociologue, vous publiez un ouvrage qui ouvre un débat autour de la notion de transclasse, de transfuge de classe.
00:33 Cet ouvrage s'intitule "Les origines, pourquoi devient-on qui l'on est ?" aux éditions Autrement.
00:38 Je suis frappé par la permanence dans l'actualité de ce thème, le thème des transclasses.
00:44 Alors, on l'a notamment vu avec Annie Ernaud.
00:48 On a beaucoup parlé d'Annie Ernaud, bien sûr, au moment où elle a obtenu le prix Nobel,
00:52 mais même lorsque sur France Culture, on consacre par exemple un documentaire à la question des transclasses.
00:58 Eh bien, celui-ci suscite un vif intérêt auprès de nos auditeurs.
01:03 Tout d'abord, il est utile, Gérald Brenner, de définir ce qu'est un transclasse,
01:08 à moins que vous préfériez l'appellation de transfuge de classe ?
01:12 Alors, ni tout à fait l'un, ni tout à fait l'autre, mais il y en a un qui a quand même ma préférence.
01:16 Je préfère transclasse à transfuge de classe, pour être tout à fait honnête.
01:19 Le terme de transclasse, à ma connaissance, a été inventé, si je puis dire, par Chantal Jacquet.
01:25 Et il décrit des personnes qui, par leur parcours personnel, professionnel,
01:31 sont passées d'une catégorie sociale à l'autre.
01:34 Et ce n'est pas seulement, elle tient souvent à le rappeler, elle a raison, selon un mouvement ascendant.
01:40 C'est-à-dire, bien sûr, les transclasses auxquelles on songe,
01:42 ceux qu'on entend dans la littérature, ont cette caractéristique d'être plutôt des transclasses ascendants.
01:47 Edouard Louis, etc. Nierno, que vous venez de mentionner.
01:49 C'est-à-dire des gens qui viennent d'origine modeste, mais qui vont traverser les classes sociales
01:53 pour connaître un prix Nobel, par exemple. On peut dire que là, il y a une très belle ascension.
01:58 Mais ça peut aller dans l'autre sens, on peut descendre.
02:01 Le terme transfuge ne me plaît pas beaucoup, parce qu'il indique quelque chose d'une trahison,
02:07 on y reviendra sans doute. C'est un terme qui est déjà connoté négativement.
02:10 Je trouve un transfuge dans une armée, vous voyez, c'est quelqu'un qui change d'armée.
02:14 Le terme que j'utilise moi dans mon livre "Les Origines", c'est celui de nomade social.
02:20 Parce que c'est comme ça que je me sens un nomade, vous savez, c'est quelqu'un qui n'est pas sédentaire,
02:24 donc qui revient éventuellement dans sa catégorie sociale d'origine, et c'est ce que je fais sans cesse.
02:28 Moi, je n'ai pas l'impression d'avoir rompu avec ma catégorie sociale d'origine.
02:32 Je retourne à Nancy fréquemment d'avoir vu mes parents, mais surtout j'ai encore mes amis d'adolescence.
02:36 Et ce qui est frappant, c'est que lorsque nous nous voyons, je n'ai pas le même registre de langage.
02:40 Vous voyez, on blague, on parle dans un argot lorrain, par exemple, un peu au deuxième degré.
02:44 Mais c'est une façon de dire qu'on n'a pas non plus rompu culturellement avec ses origines.
02:49 Oui, parce qu'on apprend dans ce livre, Gérald Bronner, "Les Origines", publié aux éditions Autrement.
02:54 Il y a un mélange à la fois d'analyse sociologique, vous évoquez, vous résumez, vous présentez des théories sociologiques,
03:04 mais vous évoquez aussi votre destinée de transclasse et donc votre enfance modeste à Nancy.
03:12 Peut-être en quelques mots, revenir à ce sujet ?
03:15 Absolument. Je tiens à dire d'abord qu'en fait, c'est l'objet de la collection.
03:18 Cette collection a pour caractéristique de mélanger les approches analytiques et autobiographiques.
03:22 Sinon, ça ne me serait pas forcément venu à l'esprit.
03:25 D'ailleurs, ce livre, on m'a proposé de le faire.
03:27 C'est la seule fois d'ailleurs où je n'ai pas écrit en choisissant moi-même le thème.
03:32 C'est Alexandre Lacroix, le directeur de Philosophie Magazine, qui s'occupe de cette collection.
03:36 Et en effet, pourquoi il me l'a proposé ? Parce qu'on s'est raconté tout simplement à l'occasion d'une soirée.
03:41 Il m'a dit "tu devrais écrire un livre sur les origines" parce que maman était femme de ménage et je viens d'un milieu très modeste.
03:51 En effet, j'ai grandi en tout cas les premières années de ma vie dans ce qu'on appelle maintenant des...
03:55 On appelait ça une ZUP à l'époque, une zone à urbaniser en priorité.
03:59 On dirait un quartier sensible aujourd'hui, Vendeeuve-Reste.
04:02 Et puis ensuite dans un quartier populaire de Nancy.
04:04 Et donc effectivement, étant donné que je suis devenu à mon grand bonheur professeur à la Sorbonne,
04:12 on peut dire que de ce point de vue, j'ai un parcours qui est assez illustratif de ce qu'on appelle un transclasse.
04:18 Cyril Bornère, est-ce qu'il faut avoir eu un parcours de transclasse pour écrire sur les transclasses ?
04:25 Est-ce une condition nécessaire ? On a l'impression de plus en plus dans notre société que pour écrire sur un thème,
04:34 il faut incarner ce thème, être légitime du point de vue de son identité.
04:40 Je trouve ça désespérant qu'on en arrive là. Non, je crois qu'on n'a pas besoin d'être transclasse pour écrire même de la fiction sur les transclasses.
04:47 Et encore moins pour faire par exemple de la sociologie des transclasses.
04:50 Tout simplement parce que je me rappelle nos maîtres et en particulier l'un des plus grands, Max Weber, le sociologue allemand,
04:56 et fondateur avec Émile Durkheim de la sociologie scientifique, et qui rappelait sans cesse cette phrase,
05:01 "il n'est pas besoin d'être César pour comprendre César".
05:05 Le travail de la sociologie, c'est de reconstruire l'univers mental de l'autre, surtout s'il est distant de nous-mêmes.
05:11 S'il est un autre nous-mêmes, le travail de la sociologie est à mon avis un peu moins intéressant.
05:16 Donc je dirais non. Par contre en effet, le fait d'être transclasse soi-même ou d'être porteur d'une variable sociale qu'on veut étudier,
05:23 peut vous donner tout de même un avantage en termes d'intuition. Vous êtes dans ce cas votre premier laboratoire.
05:29 Gérald Brenner, comprendre Jules César c'est une chose. Je vais vous demander maintenant de comprendre Édouard Louis. On l'écoute.
05:34 Contrairement par exemple au livre d'Agnès Ernaud, ce n'est pas la honte que j'ai éprouvée pour mon milieu.
05:42 Et la honte qui a été première, c'est celle de mes parents, de mon village, de ce milieu, de cette classe pour moi.
05:49 Parce que j'étais un petit garçon efféminé qui ne correspondait pas aux critères virilistes des classes populaires.
05:58 Et donc c'est en raison de cette honte de eux pour moi que j'ai été mis à la porte de ce monde.
06:04 En vérité, mon livre raconte moins l'histoire d'une fuite que l'histoire d'une mise au dehors.
06:09 Ce roman est une tentative pour comprendre ce milieu et même l'excuse.
06:16 L'excuse de tous les comportements, des responsabilités de tous les individus qui sont pris dans des mécanismes de violence
06:23 et qui reproduisent cette violence et qui en sont victimes d'une certaine manière et qui en sont même tout à fait victimes.
06:31 La voix d'Édouard Louis et Gérald Brenner, c'est un thème récurrent dans les récits de transclasse.
06:37 Chez Édouard Louis, chez Annie Ernaux.
06:40 La honte, la honte des origines et la honte de la honte.
06:44 Parce qu'il n'est pas évident de se rendre compte qu'on a du mal à assumer les origines, le milieu d'où l'on vient.
06:55 Est-ce que c'est votre cas ?
06:57 Alors non, pas du tout. C'est ce qui m'a frappé d'ailleurs dans ces récits dans lesquels je me suis plongé
07:03 sans en avoir fait tout à fait le tour, mais j'en ai parcouru un grand nombre.
07:08 Et j'ai été effectivement frappé de la permanence du terme de la honte pour se raconter soi-même.
07:14 Mon livre, entre parenthèses, ne traite pas du tout que des transclasses.
07:17 C'est un chapitre de mon livre. L'ambition est peut-être plus large.
07:21 C'est d'interroger les fictions qu'on se raconte sur soi-même pour se comprendre soi-même.
07:26 Parce qu'on cherche tous à aller à la rencontre de soi-même.
07:29 Mais dans ce chemin, il y a des impasses, des sillons narratifs qui peuvent nous égarer.
07:35 Un de ces sillons narratifs que j'étudie, c'est le dolorisme.
07:38 C'est-à-dire, effectivement, l'exaltation de la douleur pour se raconter soi-même,
07:42 qui est très tangible dans le discours d'Edouard Louis.
07:45 Ce qui est très intéressant dans son discours, c'est qu'il raconte, par exemple, dans "Changer méthode",
07:50 que sur sa sexualité, il en a été conscient extrêmement tôt.
07:55 À l'âge de 3 ou 4 ans, il a commencé à avoir du désir et de l'intérêt pour les garçons plutôt que pour les filles.
08:03 Évidemment, on ne peut pas expliquer cet intérêt par part ou par la socialisation, en l'occurrence.
08:07 C'est ça qui est intéressant, parce qu'en l'occurrence, les armes descriptives de la socialisation sont inopérantes,
08:13 puisqu'il était dans un milieu qui n'était pas très favorable à l'homosexualité.
08:18 Donc, on ne sait pas, ça fait partie du mystère tout à coup, du fait que votre regard va se décoller du réel,
08:25 et que vous allez vous sentir un peu différent.
08:27 Alors là, il dit que la honte, c'est plutôt la honte que son milieu ressentait pour lui.
08:33 Il dit tout à fait autre chose dans d'autres textes, entre parenthèses.
08:36 Par exemple, dans "Changer méthode", il exhibe beaucoup la honte que lui ressentait pour son milieu.
08:41 Donc, je pense que s'il y a une honte pour faire équilibre dans son récit, elle est tout à fait réciproque.
08:46 - Dans votre cas, par exemple, on imagine, puisque vous êtes devenu sociologue, professeur à la Sorbonne, Gérald Bronner,
08:52 on imagine que vous étiez un petit intello, et les intellectuels, d'ailleurs dans tous les milieux,
08:59 dans les cours de récréation, ne sont pas les personnes les plus à la mode.
09:03 - Alors, c'est vrai, c'est un drame d'ailleurs, je trouve, pour les milieux populaires,
09:06 parce qu'en effet, quelques fois, les forts en classe ou les fortes en classe doivent dissimuler leur réussite.
09:14 Et c'est ce que je faisais, j'étais plutôt doué pour l'école.
09:18 Il se trouve que, comme beaucoup, je dissimulais ma réussite par un chahut permanent.
09:23 De sorte que, je pense que c'était une stratégie à peu près consciente, de ma part, pour être intégré dans ces milieux populaires.
09:30 Et de sorte que je n'ai jamais eu à subir, pour ma part en tout cas, le harcèlement des autres.
09:35 J'étais très bien intégré, peut-être un peu trop bien intégré, justement.
09:38 Et c'est peut-être ça aussi un élément qu'on ne mentionne pas assez souvent.
09:43 Parce qu'on parle souvent de l'influence des parents.
09:45 Par exemple, quand on fait de la sociologie, on fait des analyses corrélationnelles sur les variables socioprofessionnelles des parents,
09:50 en supposant qu'elles sont prédictives des professions que vous endosserez.
09:54 Et c'est tout à fait vrai. Il y a une part de ce qu'on appelle la reproduction.
09:57 Mais il y a une autre influence qui est très forte, c'est celle, l'influence des pères.
10:02 C'est une psychologue qui s'appelle Judith Harris, qui a fait des travaux absolument intéressants,
10:06 pour souligner que l'influence des pères était absolument déterminante dans ce que nous allons devenir.
10:11 Les pères, c'est P-A-I-R-S, vous aviez compris, bien sûr, Guillaume.
10:14 Ça veut dire vos amis, les gens dans la cour d'école, dans la cour de collège, les cercles que vous allez fréquenter.
10:21 Et il y a de ce point de vue un très beau résultat pour le prouver, c'est que les enfants aux Etats-Unis d'hispanophones
10:28 conservent leur accent, parce qu'ils ont tendance à se fréquenter entre eux.
10:32 Alors que les russophones, qui devraient continuer aussi à avoir un accent, puisque leurs parents ont un accent russophone, le perdent.
10:37 Parce que les pères qu'ils fréquentent ne sont pas forcément russophones.
10:41 Alors quel a été le trajet, le processus par lequel vous êtes devenu professeur à la Sorbonne, Gérald Bornère ?
10:48 Qu'est-ce qui a fait que vous avez brisé, je ne sais pas, une fatalité sociale, un déterminisme ?
10:55 Oui, il y a des vrais éléments. C'est comme je dirais, vous savez, Norbert Alter, le sociologue,
11:01 qui est un transclasse aussi, qui lui a vraiment eu un parcours très très difficile, beaucoup plus que le mien.
11:06 Il raconte qu'il y a des faits dans la vie, c'est-à-dire, c'est le nom qu'il donne aux personnes qui vous rencontrent et tout à coup vous sauvent.
11:12 Lui, il y a un inspecteur de police qui, par exemple, finalement, ne le met pas en examen alors qu'il a enfreint la loi,
11:18 parce qu'il sent que ça va gâcher sa vie. Et moi, dans mon milieu, on va dire, d'adolescence,
11:23 il y a deux photos sur la couverture du livre. Une où je suis à peine sorti de l'état de bébé,
11:27 et l'autre où j'ai 12 ans, je suis nettement moins mignon.
11:31 Vous avez l'air assez revêche.
11:33 Un peu revêche, et c'est ce que j'étais. Je traînais aussi pour s'intégrer, c'est-à-dire pour m'intégrer,
11:38 je mimais les actes de la délinquance, comme beaucoup de mes amis l'ont fait.
11:42 Peu d'entre nous avait une passion pour la délinquance. Quand je parle de délinquance,
11:45 ce n'est même pas la petite délinquance, c'est la minuscule délinquance, on va dire.
11:49 Mais c'est vrai aussi un rapport à la violence qui affleure souvent chez les garçons, des classes populaires,
11:53 plutôt que dans les autres catégories sociales, je pense.
11:55 Vous vous battiez ?
11:57 Par obligation, je veux dire, pour me défendre, je ne suis pas du tout quelqu'un de violent,
12:01 par contre j'ai tout de suite fait des sports de combat, comme tous mes amis, je continue d'ailleurs à en faire,
12:05 je continue à faire de la boxe, vous savez, c'est pour le coup un habitus, comme dirait Bourdieu.
12:09 Mais ce qui est tout à fait frappant, c'est qu'en effet, vous pouvez être attiré,
12:14 de ce que j'appelle un marché cognitif, c'est-à-dire sur ce marché,
12:17 vous avez des propositions de représentation du monde, de valeurs,
12:21 qui sont monopolistiques ou oligopolistiques, de sorte que c'est difficile pour une jeune personne
12:26 d'aller trouver d'autres ressources narratives.
12:29 Et ce qui m'a sauvé, je pense, c'est la pratique des arts martiaux.
12:32 J'ai rencontré là-bas quelqu'un qui est toujours d'ailleurs mon ami, que je salue,
12:37 Samir Bouadi, un comédien, qui faisait du taekwondo, qui était un très bon taekwondoka,
12:41 et qui lui était porteur, il avait grandi comme moi à Vendèvres, mais il était porteur d'autres valeurs.
12:46 Et alors je me suis mis un peu à l'admirer, à voir un autre système de représentation.
12:51 Et puis j'ai eu aussi un oncle, parce que chez moi, il faut le dire, il n'y avait pas de livre,
12:56 pas du tout de livre, le seul accès à la culture parlant, c'était la télévision.
13:02 On n'écoutait même pas de musique, il n'y avait pas de goût particulier dans la famille, si vous voulez.
13:08 Et mon oncle était l'exception.
13:11 À la règle, il a eu une vie très malheureuse, il a fini vieux garçon, chez sa maman, tout simplement,
13:16 à mon avis, sans connaître l'amour, sans connaître rien, il vivait enfermé,
13:19 mais dans une chambre qui était pour moi la caverne d'Ali Baba, parce qu'elle était tapissée de livres,
13:23 de bandes dessinées, de 33 tours des Beatles, etc.
13:27 Ça m'a ouvert à une culture qui était déjà un peu ringarde, qui était plutôt une culture des années 70,
13:32 métal hurlant, fluide glacial à l'époque, Tolkien, Lovecraft, Genret, la littérature de science-fiction.
13:40 C'est ce à quoi j'aspirais, mais je ne savais pas encore que ce monde existait.
13:43 L'autre thème qui est souvent évoqué par les trans-classes, c'est le fait de ne pas se sentir à l'aise
13:49 dans le milieu où ils arrivent. Ils ont toujours l'impression, disent-ils, pour certains d'entre eux,
13:54 je pense par exemple à Rosemary Lagrave, qui, comme vous, est devenue sociologue,
14:00 elle explique dans un récit, justement, sur son trajet, qu'elle n'a jamais été complètement à l'aise
14:07 dans l'université où elle enseignait, parce qu'elle n'était pas exactement comme les autres,
14:11 elle n'était pas de la même origine sociale. Est-ce que c'est votre cas, à la Sorbonne, Gérald Bronner ?
14:16 Non, pas du tout, et je ne veux pas du tout remettre en question la sensibilité de cette collègue.
14:20 Je sais que c'est un discours récurrent. Comme tout le monde, j'ai ressenti des inconforts
14:25 quand on ne connaît pas les rituels d'un monde social qui n'est pas le nôtre.
14:29 Oui, quand est-ce qu'il faut applaudir à l'opéra, par exemple.
14:32 Moi, j'avais l'habitude d'applaudir à la fin d'un spectacle.
14:36 J'ai découvert que dans d'autres spectacles culturels, l'applaudissement est ritualisé.
14:41 Mais je trouve que ce sont des règles qui sont très simples à prendre. La cuillère, la fourchette, qu'elles prennent, etc.
14:47 Moi, je ne me suis jamais, honnêtement, senti très intimidé, un peu incommodé.
14:51 Mais ce que je trouve dans les récits doloristes qu'on entend, c'est qu'on transforme de petites incommodités
14:57 en ressentiments incohérencibles. Ça devient un récit complètement envahissant.
15:04 Et c'est ça qui est très intéressant, c'est ça que j'interroge, là, en tant que sociologue des croyances.
15:09 C'est-à-dire pourquoi, tout à coup, la honte devient le motif narratif dominant de ceux qui changent de classe sociale.
15:16 Ça n'a pas toujours été le cas. Au XIXe siècle, si vous regardez Michelet, etc., c'était plutôt, au contraire,
15:21 la fierté, ce genre d'éléments qui étaient tout aussi fictionnels, que les choses soient sères.
15:26 Le self-made man, c'est aussi fictionnel que le dolorisme.
15:29 Mais vous voyez bien qu'il y a des modes narratifs qui sont à interroger en tant que sociologue.
15:34 - Est-ce que vous n'avez pas un regard trop angélique sur le monde social ?
15:37 Ça existe aussi la cruauté sociale, la manière de renvoyer l'autre à son milieu d'origine,
15:43 ou d'ailleurs de le stigmatiser de toute manière ?
15:45 - Vous avez tout à fait raison, c'est pour ça que j'ai bien précisé que je ne remets pas en question
15:49 les affects de ceux qui les mentionnent. Qui serais-je pour faire ça ?
15:52 Mais par contre, reconnaissez que l'obsession narrative, à un moment donné de notre histoire, est un objet sociologique.
16:00 Et je vais vous dire, depuis que ce livre sort, c'est aujourd'hui qu'il paraît ce livre, mais j'en ai déjà un petit peu parlé,
16:06 je ne cesse et je n'exagère pas de recevoir des dizaines de témoignages,
16:11 soit des gens que je connaissais déjà mais qui se révèlent à ce que je ne savais pas comme des trans-classes,
16:16 ou des gens que je ne connais pas et qui tiennent à m'indiquer que ce que je dis leur fait un immense plaisir.
16:22 Parce qu'ils en ont marre d'entendre parler de cette honte, ce n'est pas représentatif pour eux.
16:26 Ce que je crois, et là c'est une analyse à la limite sociologiquement intéressante, c'est que ces gens d'abord se lisent les uns les autres.
16:34 Annie Ernaux a eu un choc ontologique en lisant Bourdieu, il se lit Ribon, il lit les uns, etc.
16:39 Alors ce qui se passe simplement, c'est que bien sûr ils ont le droit de dire ce qu'ils disent,
16:43 mais ils ne sont probablement pas représentatifs de la population mère des trans-classes.
16:47 Gérald Bronner, les origines, pourquoi devient-on qui l'on est ? C'est aux éditions.
16:52 On se retrouve dans une vingtaine de minutes, Gérald Bronner.
16:56 Vous nous donnerez également votre sentiment sur la manière dont l'ascension sociale est freinée en France.
17:04 On verra d'ailleurs si cette notion de trans-classe n'est pas aussi une manière de monter en épingle des exceptions.
17:10 C'est par exemple ce que dit le géographe Christophe Guy, lui, dans son dernier ouvrage, les déclassées.
17:15 8h sur France Culture.
17:17 7h-9h.
17:19 Les Matins de France Culture. Guillaume Erner.
17:24 Un livre qui ouvre un débat sur la notion de trans-classe, de transfuge de classe, des origines, les origines.
17:31 C'est d'ailleurs le titre de ce livre, Gérald Bronner, pourquoi devient-on qui l'on est ? C'est aux éditions.
17:37 Autrement, vous racontez notamment dans ce livre où se mêlent à la fois des analyses sociologiques
17:44 et un récit autobiographique. Vous racontez donc que vous venez d'un milieu modeste.
17:50 Il y a une scène notamment où vous racontez comment votre mère a appris que vous aviez le baccalauréat.
17:58 Ce n'était pas courant, Gérald Bronner, d'avoir le bac dans votre famille.
18:03 Ah non, c'était même tout à fait inédit puisque je suis le premier à tout simplement aller au lycée et donc avoir eu le baccalauréat.
18:10 Et effectivement, on n'avait pas de téléphone portable à l'époque, donc je ne pouvais pas l'annoncer à ma mère.
18:15 J'ai dû traverser la ville pour aller lui dire. Elle était affairée en cuisine, angoissée. Je connais bien maman.
18:22 Et je savais qu'elle attendait et donc effectivement, elle m'a immédiatement demandé alors qu'en est-il ?
18:27 Et on ne savait pas quoi faire de cette incroyable nouvelle. On était presque encombrés.
18:32 Alors on est sortis pour s'acheter un gâteau, un gâteau que ma mère avait repéré dans une boulangerie un peu luxueuse, si je puis dire, à quelques rues de chez nous.
18:43 Et qui s'appelait, je m'en souviendrai toute ma vie, le coup de soleil. Un très beau nom pour un gâteau.
18:47 Et on a mangé comme ça notre gâteau dans la rue, en silence parce que le bonheur n'est pas bavard.
18:52 Et cette petite note d'unique, je la raconte pour dire que certes, nous partons lorsqu'on vient des classes populaires avec toutes sortes de handicaps.
19:01 On va sans doute en reparler. Il n'y a pas d'accès à la culture, aux livres, à l'information, etc.
19:06 Mais en même temps, parfois, et ce n'est pas le cas de tout le monde, parfois certains d'entre nous, et ce fut mon cas,
19:11 eh bien on est particulièrement encouragés pour la moindre de nos victoires parce qu'elles paraissent extraordinaires.
19:17 Je suppose qu'un fils de chirurgien n'aurait peut-être pas eu un coup de soleil comme moi j'ai eu un coup de soleil quand j'ai eu le baccalauréat.
19:24 Et ça m'a donné évidemment sans doute grande confiance en moi. Dans ces conditions, c'est plus facile de se construire.
19:30 Parce qu'on a l'approbation des adultes, l'admiration des adultes qu'on n'a peut-être pas dans d'autres milieux sociaux.
19:36 Donc ce que je veux faire simplement avec ce livre, c'est rajouter des couches de complexité.
19:41 Non pas contredire les théories qui sont présentes et qui sont généralement vraies et descriptives,
19:45 mais qui méritent bien de se voir ajouter quelques éléments de complexité.
19:50 Bon, mais alors est-ce que ça vous donne par exemple une solidarité avec le milieu dont vous venez, le milieu populaire,
19:58 un milieu qui a une vie difficile ? On évoquait il y a quelques instants la réforme des retraites, la pénibilité Gérald Bronner.
20:08 On dit de vous que vous êtes plutôt un sociologue de droite ou en tout cas éloigné par exemple d'une sociologie dominée par Pierre Bourdieu.
20:19 Est-ce que ça n'est pas justement étonnant ?
20:22 Ce qui est étonnant, c'est ce classement a priori, cette assignation à résidence politique.
20:27 Moi j'étais membre du parti socialiste pendant quelques années.
20:30 Je ne suis plus, je me tiens surtout à distance de l'activité politique qui consiste à répartir le pouvoir.
20:35 Parce qu'elle ne m'intéresse pas, elle m'intéresse comme commentateur mais pas comme acteur.
20:39 Et je me considère plutôt comme un sociologue de gauche.
20:41 Ce qui est très étonnant à mon avis, c'est que cette caractérisation vient surtout du fait qu'une certaine gauche,
20:48 de mon point de vue, a perdu la boussole et qu'elle a abandonné son code génétique.
20:53 Un certain nombre de thèmes forts comme par exemple le progrès, comme par exemple peut-être aussi la notion de mérite, on y reviendra.
20:58 Et qu'elle ferait bien de réinvestir ces notions si elle veut changer un logiciel qui n'a pas l'air tellement de lui réussir en ce moment.
21:06 Le mérite et la méritocratie.
21:09 Ce n'est pas la même chose justement, on va en parler.
21:11 Là aussi, il y a de plus en plus des discours qui montent pour remettre en cause la légitimité de la méritocratie
21:20 et considérer que finalement tout cela est un discours pour donner bonne conscience aux dominants,
21:25 tout simplement parce que l'ascension sociale est un phénomène rare. Je crois que vous ne le niez pas d'ailleurs.
21:31 Absolument pas, je rappelle même les chiffres de la reproduction sociale.
21:34 La France est un des pays les plus reproducteurs de l'OCDE, des inégalités sociales.
21:38 C'est pour le coup une vraie question politique.
21:40 Alors est-ce que ce n'est pas la preuve justement que cette méritocratie est en France un phénomène extrêmement, disons, critiquable ou à relativiser ?
21:51 D'ailleurs, il y a une expression qu'on utilise moins mais qui existait jadis, l'ascenseur républicain.
21:56 Oui, on a raison. On a raison de rappeler que c'est une fiction.
22:01 En fait, c'est une fiction politique la méritocratie.
22:03 Elle ne tient pas les promesses qu'elle fait, évidemment, puisqu'on vient de parler du fort taux de reproduction sociale en France.
22:09 Mais c'est une chose de comprendre que c'est une fiction, comme la fiction du self-made man, comme la fiction d'ailleurs du fatalisme social.
22:17 Et c'est un autre type de récit.
22:20 C'est autre chose que de jeter le mérite, si je puis dire, avec l'eau et le bébé du bain.
22:25 La notion de mérite est une valeur, à mon avis, profondément de gauche.
22:31 Je pense à Alberti Bodet, par exemple, etc.
22:34 L'idée selon laquelle la réussite serait le fait du mérite est évidemment une idée fausse parce que le mérite n'est ni nécessaire ni suffisant.
22:45 Il n'est pas nécessaire parce que vous pouvez réussir, si vous êtes un fils d'héritier par exemple, sans avoir beaucoup de mérite.
22:50 Et il n'est pas suffisant parce que vous pouvez avoir du mérite et pourtant ne pas réussir, même si le terme réussite resterait à définir, en tout cas à vos propres yeux.
22:59 Et c'est ça le drame.
23:01 Le drame aujourd'hui, c'est qu'un certain nombre de nos concitoyens se sentent humiliés, tout simplement,
23:07 parce qu'ils portent sur eux l'idée qu'ils n'ont pas réussi et donc qu'ils n'auraient pas été méritants.
23:13 Mais je crois que ce qu'il faut, notamment pour la gauche, c'est revisiter le terme du mérite.
23:17 Le problème du terme du mérite, c'est ce que dit Michael Sandel, par exemple, ou même Michael Jung, l'inventeur du terme de méritocratie,
23:25 qui pourtant a écrit une dystopie très critique sur l'extension possible de la méritocratie dans les sociétés,
23:31 parce que ça donne aussi éventuellement l'idée aux possédants, ceux qui possèdent beaucoup, qu'ils n'ont rien à redistribuer,
23:39 parce que dans le fond, ce qu'ils ont, c'est par leur mérite.
23:41 Voilà un autre effet pervers de la méritocratie.
23:43 Donc vous voyez, j'ai des mots assez durs sur la méritocratie, mais je tiens quand même à défendre la notion de mérite,
23:48 à condition, encore une fois, de la remettre sur ses pieds.
23:51 Le problème aujourd'hui, c'est que le mérite, c'est-à-dire les applaudissements, finalement, sociales,
23:56 les regards se tournent vers une variable qui est le diplôme.
24:00 Si vous avez du mérite, si vous avez de la réussite, c'est parce que vous avez un diplôme.
24:04 Et à l'intérieur du diplôme, les capacités, par exemple, en mathématiques ou en algèbre linéaire,
24:08 c'est un peu maigre comme compétence, si je puis dire, parce que les compétences, à mon avis, les virtuosités,
24:14 elles sont réparties dans la société.
24:16 Et ce qu'il manque, c'est d'abord un regard bienveillant pour les détecter, des processus pour les détecter
24:21 et des rituels pour les applaudir.
24:23 De sorte qu'il y aura peut-être moins de cohortes parmi nos concitoyens qui se sentiront invisibles,
24:29 voire humiliés par le fait qu'on ne reconnaît pas leurs compétences.
24:33 Vous appartenez à une chapelle sociologique différente de la chapelle de Bourdieu.
24:39 Vous avez fait une partie de vos études avec Raymond Boudon ou ses disciples.
24:47 Gérald Bronner, est-ce que ça veut dire que vous niez l'existence d'un déterminisme social ?
24:52 Non, absolument pas. Je parlerais d'une influence sociale, des variables initiales qu'on détecte tout simplement par les statistiques.
25:00 La statistique est une mère exigeante. Je l'ai enseignée moi-même à l'université.
25:05 Donc simplement, ce que je pense, c'est que les modèles qu'on présente comme contradictoires,
25:10 et on pense à Raymond Boudon puisque vous venez de le mentionner, sont en fait tout à fait complémentaires.
25:16 Ce que dit Bourdieu sur la reproduction de l'inégalité me paraît tout à fait juste.
25:19 On part avec des handicaps dans la vie, par exemple quand on n'a pas de livres autour de soi,
25:24 quand on n'a pas d'informations sur le parcours scolaire.
25:26 Moi par exemple, je ne savais même pas que l'école normale supérieure existait.
25:29 C'est des choses qu'on découvre après sur le tard.
25:32 Mais il est vrai aussi, et c'est ce que dit Raymond Boudon,
25:35 que dans le fond, les ambitions sont différenciées selon l'origine sociale.
25:40 Et c'est vrai que pendant un temps, lorsque vous étiez d'origine sociale modeste et que vous aviez le baccalauréat,
25:45 vous aviez presque déjà l'impression de réussir votre vie.
25:47 De sorte que l'investissement supplémentaire pourrait vous paraître superflu.
25:50 J'y ajoute encore une couche de complexité.
25:53 C'est les récits que nous faisons de nous-mêmes en termes d'ambition personnelle.
25:58 Il y a quand même des données qui sont très peu commentées.
26:00 Par exemple, la surréussite des enfants d'Asie du Sud-Est,
26:03 ou des enfants d'origine d'Asie du Sud-Est, partout dans le monde, n'est-ce pas ?
26:07 Dans les mêmes conditions économiques pourtant.
26:09 On a bien les mêmes variables économiques, voire culturelles.
26:12 Ce sont des milieux migratoires.
26:14 Et pourtant, ils, je cite le nom de ceux qui travaillent,
26:17 surréussissent, presque comme si c'était une tare.
26:20 C'est probablement parce que les récits familiaux à l'égard du mérite,
26:25 notamment à l'égard des professeurs, sont peut-être pas les mêmes que ceux qu'on entend ailleurs.
26:29 Donc il faut absolument intégrer ces récits, qui peuvent être très différents.
26:32 Même quand on vient d'un milieu social modeste, moi je vous ai dit,
26:35 j'ai été encouragé parce que c'est exceptionnel,
26:37 Martine Sonnet, l'historienne, qui est aussi une trans-classe,
26:40 elle dit qu'au contraire, les attentes de ses parents,
26:43 parce qu'elle était un peu à l'avant-garde, pesaient sur elle comme une intimidation,
26:46 elle avait peur.
26:47 Un journaliste comme Sébastien Le Foll, lui, qui vient aussi d'un milieu populaire,
26:50 bien c'est entendu dire "Reste à ta place, c'est une assignation résidence".
26:53 Donc je ne dis pas qu'il y a un déterminisme non plus dans les récits,
26:59 je dis que cette réalité est multifactorielle.
27:02 Et il faut que nous acceptions, c'est ça, encore une fois, le sujet de mon livre,
27:05 c'est pas seulement les trans-classes, c'est l'aventure qui consiste à essayer de se rencontrer.
27:10 Et si on veut avoir une chance de ne pas trop se rater,
27:12 il faut qu'on accepte cette extrême complexité de la constitution de nous-mêmes.
27:16 - Bon, mais il n'y a pas que les manières de réussir liées au savoir,
27:22 il n'y a pas que le savoir, il y a aussi le savoir-être,
27:25 et c'est ce dont, a priori, les personnes originaires de milliers défavorisés sont le plus démunis.
27:31 C'est ce sur quoi insiste Pierre Bourdieu, il explique qu'en réalité,
27:36 le système scolaire est aujourd'hui largement structuré autour de processus de sélection
27:44 qui sélectionnent en fait aussi des manières d'être, autrement dit,
27:49 des savoirs ou des compétences que les personnes qui viennent de mieux défavorisées
27:55 sont particulièrement en mal d'avoir ou de montrer.
28:00 - À mon avis, il n'est pas incompatible de tenir aux savoirs fondamentaux,
28:04 aux enseignements fondamentaux dans l'école, et ça je serais plutôt un défenseur de cela,
28:08 c'est-à-dire que je crois que c'est pas rendre service, par exemple aux catégories populaires,
28:12 de dire, je sais pas, peut-être qu'à eux, on va pas leur enseigner ça
28:16 parce que ça va être trop dur, ça va être discriminant, etc.
28:19 Je pense que ce serait une erreur pédagogique.
28:21 Mais d'un autre côté, c'est complémentaire de dire qu'il faut que nous nous dotions d'outils
28:26 pour détecter les talents, quelle que soit leur forme,
28:29 où ils se trouvent, pour être un peu consistant dans ce que je veux dire.
28:32 C'est que par exemple, les opérations intellectuelles, cognitives,
28:36 qui sont à l'œuvre par exemple dans la détection d'une panne pour une chaudière,
28:40 sont les mêmes que celles que va recruter un médecin pour faire un diagnostic.
28:45 Mais vous vous rendez bien compte que dans un cas, il va y avoir un capital symbolique très fort,
28:50 et dans l'autre, pas du tout.
28:51 Donc il s'agit de changer la nature de notre regard sur un certain nombre d'activités professionnelles.
28:56 Bref, encore une fois, de mener, et je trouve que ce serait une politique de gauche,
29:00 de mener une politique de détection des talents, partout où ils se trouvent,
29:04 et puis je trouve que ce serait un très beau nouveau récit pour la gauche, vous voyez.
29:07 Il y a en tout cas quelque chose qui est pratiquement systématique dans les récits de transclasse,
29:12 et c'est le rapport au livre. Chez Annie Ernaux, c'est particulièrement évident.
29:16 Chez vous aussi, il y a un livre, je crois, qui a beaucoup conté Gérald Bronner,
29:20 c'est Tolkien, Le Seigneur des Anneaux.
29:22 Oui, c'est vrai, mais c'est sans doute parce que...
29:24 Alors là, ce n'est pas le côté transclasse, c'est le côté transmonde,
29:27 c'est-à-dire que je ne me plaisais pas dans le monde dans lequel j'étais,
29:29 pas tellement dans ma catégorie, il y avait des tas de choses qui me révoltaient moralement quand j'étais petit,
29:34 et j'avais l'impression d'être d'un autre monde, comme beaucoup d'entre nous, entre parenthèses,
29:39 et c'est pour ça en effet que Tolkien a été un peu mon Everest, je l'ai lu quand j'avais 12 ans.
29:44 Mais il y a plein d'autres points communs que j'ai remarqués,
29:47 effectivement le rapport au langage, par exemple, que Nicolas Mathieu mentionne, ou Édouard Louis.
29:52 Il y a aussi le fait, c'est amusant, mais Édouard Louis raconte que c'est le seul dans sa famille à n'avoir jamais fumé.
29:58 Tout le monde fumait. C'est exactement la même chose pour moi, par exemple.
30:01 Ma sœur, mes frères, mes parents, tout le monde fumait, moi je ne fumais pas,
30:06 et je pense qu'il y a là déjà des éléments de rupture dans ces tout petits gestes, dans ces rituels,
30:12 qu'on refuse de faire parce qu'on se sent différent.
30:15 Il y a des ruptures, il y a des petits gestes. Moi j'aimerais revenir à la lecture,
30:18 parce qu'il y a dans une autre partie de votre œuvre, Gérald Bronner,
30:23 une attention portée à Internet et aux réseaux sociaux,
30:27 et la manière dont ceux-ci peuvent façonner les esprits, et notamment les esprits enfantins,
30:33 puisque ce sont eux qui viennent au monde.
30:35 - On peut dire aussi que la permanence d'une culture livresque,
30:38 qui est de plus en plus difficile pour tous les milieux aujourd'hui vis-à-vis des jeunes,
30:43 elle est peut-être aussi encore plus difficile pour les milieux modestes,
30:50 parce que, alors que la possession de livres, alors que le fait d'avoir recours aux livres
30:56 n'est de toute façon pas quelque chose d'évident pour les jeunes,
31:00 ceux-ci sont plus éloignés encore de la culture livresque.
31:03 - Oui, malheureusement, on a créé un moment qui est une rupture numérique,
31:08 une fracture numérique comme on disait, c'est-à-dire qu'on disait que les classes les plus populaires
31:12 n'auraient pas accès aux tablettes, aux ordinateurs, aux écrans, etc. à l'innovation technologique.
31:16 C'est une inquiétude tout à fait légitime, seulement ce n'est pas ce qui se passe.
31:19 Ce qui se passe aujourd'hui, c'est qu'on a des données là-dessus,
31:22 c'est encore une fois les classes les plus populaires qui s'abandonnent le plus,
31:26 qui abandonnent le plus de disponibilité mentale à ces écrans,
31:30 pour des activités qui ne sont pas des recherches de cours de philosophie,
31:34 mais qui sont plutôt des activités ludiques.
31:36 Et c'est ça qui m'inquiète, et pas seulement pour les catégories populaires,
31:40 sans être catastrophiste, c'est le fait qu'une partie de ce temps de cerveau disponible,
31:45 comme disait le patron de TF1 jadis, soit absorbée par les écrans.
31:49 Et il se passe des choses intéressantes sur les écrans,
31:51 mais surtout que du coup, les enfants s'ennuient de moins en moins.
31:54 Moi, mon appétit pour la lecture m'est clairement venu d'un ennui incroyable.
31:59 Je m'ennuyais beaucoup, parce que nos parents, à ce moment-là,
32:02 travaillaient beaucoup, n'avaient pas tellement le temps de s'occuper de nous,
32:04 et ce n'était pas tellement dans la culture de donner des activités comme ça aux enfants.
32:07 Moi, je suis allé à l'ennui comme certains ont faim, si vous voulez.
32:10 Et donc, les livres étaient la seule façon pour moi, entre autres,
32:14 j'ai aussi écrit des poésies quand j'avais 8-9 ans, j'ai écrit des nouvelles,
32:18 c'est comme ça que je me suis mis à écrire,
32:20 et c'est dans cet ennui que naît, je pense, une forme de créativité.
32:23 Mais que va-t-il en être de cette créativité si les enfants ne s'ennuient plus
32:28 jamais, si au moindre temps mort, ils sortent leur téléphone,
32:32 comme nous le faisons tous d'ailleurs, leur tablette, leur console de jeu, etc.
32:36 Ça, je trouve que c'est vraiment quelque chose d'inquiétant.
32:38 Et le fait, là aussi, lorsque l'on est de plus en plus éloigné de la culture livre,
32:44 est-ce que ce n'est pas uniquement le cas de certaines classes sociales aujourd'hui,
32:48 d'avoir une autre représentation du monde, puisque vous vous êtes enfui par la rêverie,
32:55 vous le racontez dans "Les origines, pourquoi devient-on qu'il en est aux éditions ?"
33:00 ou autrement, le fait est d'arriver sur Internet avec, cette fois-ci,
33:05 des réseaux sociaux, avec TikTok ou un certain nombre de vidéos, d'activités
33:13 qui peuvent occuper votre cervelle, mais peut-être pas nécessairement
33:17 l'occuper de manière optimale. Qu'est-ce que ça peut provoquer, Gérald Bruner ?
33:21 D'abord, les baisses de capacité de concentration, ça je pense que c'est assez bien démontré.
33:26 Et puis aussi, une impatience. Il y a des données qui montrent que les catégories
33:30 les plus jeunes sont plus impatientes que les autres catégories d'âge.
33:33 On le prouve par exemple dans des commandes. On fait des expérimentations,
33:36 on leur propose de commander un objet, mais de payer un peu plus cher pour l'avoir plus vite.
33:39 Ceux qui sont prêts à payer le plus cher sont ceux qui sont les plus fortunés,
33:43 mais donc les plus jeunes. Et donc, cette impatience, on le voit bien, c'est un rapport au temps.
33:48 Il s'agit de remplir le temps. C'est vrai qu'on a tous du mal avec le silence et l'inactivité.
33:52 Il y a même un article de la revue Nature qui montre que dans certaines conditions expérimentales,
33:56 les gens préfèrent plutôt que de ne rien faire, s'administrer à eux-mêmes des chocs électriques.
34:01 Donc si vous dire que le silence et l'ennui, c'est une forme de violence,
34:05 mais encore une fois, c'est une forme de violence pour le bien,
34:09 c'est-à-dire pour développer certaines compétences fondamentales du cerveau.
34:13 Et à l'heure, Guillaume, où précisément on craint le remplacement de certaines de nos activités
34:19 par des intelligences artificielles, on parle beaucoup de chat GPT, etc.,
34:23 il y a quand même quelque chose qu'on fait encore un peu mieux que les intelligences artificielles.
34:27 Ce ne sont pas les activités algorithmiques, c'est les activités d'exploration du possible et de créativité.
34:33 Donc prenons garde à maintenir ce type d'activités auprès de nos enfants.
34:37 C'est peut-être ça qui plus tard leur permettront de s'insérer professionnellement.
34:41 Le Parisien, il y a trois jours, évoquait en une un sondage qui montre que les enfants,
34:49 peut-être du fait justement de leur fréquentation des réseaux sociaux,
34:54 notamment TikTok qui était très incriminé dans cette étude,
34:58 TikTok apprend à beaucoup d'enfants que la Terre est plate, qu'apparemment elle n'est pas, Gérald Bonner,
35:06 et ce dans des proportions très importantes. 25% des enfants considèrent que la rotondité de la Terre n'est pas un fait.
35:15 Là aussi, qu'est-ce que ça vous inspire ?
35:17 Effectivement, il y a des corrélations significatives entre la consultation de certains réseaux sociaux,
35:21 vous parlez de TikTok, il y a aussi Telegram. Le fait de, par exemple, de poster une fois par jour sur Telegram,
35:26 c'est quelque chose d'assez indicatif. Et sur TikTok, une enquête de NewsGuard a montré que dans la ligne d'information de TikTok,
35:34 il y avait 20% de fausses informations, ce qui est gigantesque en fait.
35:37 La fausse information, normalement, elle est très minoritaire sur les réseaux sociaux,
35:40 ce qui ne veut pas dire qu'elle n'a pas des effets importants.
35:43 Et ensuite, après, sur les sondages, on peut adresser tout de même la critique qu'on fait toujours au sondage,
35:50 c'est-à-dire que la formulation de la question enregistre une trace sociale qui est une réponse qui n'est pas forcément sincère.
35:55 Quand on interroge des gamins de 11 ans, et c'est très utile d'ailleurs parce qu'on a très peu de données sur ces tranches d'âge,
36:01 on peut imaginer qu'une part de la réponse soit ludique, etc.
36:04 J'ai un peu de mal à croire que le taux, même parmi les plus jeunes, de croyances platistes,
36:11 c'est-à-dire dans le fait que la Terre est plate, soit aussi fort.
36:14 Mais en tout cas, ce qu'on ne peut pas nier, c'est qu'il y a des intermèdes de confiance dans les sondages.
36:21 Et évidemment, plus on recoupe, moins l'écart de confiance est important.
36:27 Donc il faut être très prudent sur ce qu'on voit. Mais j'ai bien regardé ce sondage,
36:31 et il y a quand même des indications générales qui ont lieu de nous interpeller.
36:36 Il y a quand même quelque chose de paradoxal dans le fait que ces techniques-là,
36:40 qui sont les techniques les plus avancées, éloignent une partie des enfants, une partie des esprits,
36:46 pas seulement celui des enfants d'ailleurs, de la science et d'une connaissance véritable du monde.
36:53 C'est un peu normal, parce que comme j'ai eu l'occasion de le dire dans des livres précédents,
36:58 ce à quoi on assiste, c'est une dérégulation du marché de l'information.
37:01 Ça veut dire qu'il y a, en fin de compte, une mise en concurrence généralisée
37:06 de tous les systèmes de représentation du monde.
37:08 La science en fait partie, mais la magie, les platistes, ça fait partie d'une proposition de description
37:13 de représentation du monde. Là où, je dirais, la pensée libérale a été naïve,
37:18 et je pense au fondateur même de la démocratie, quelqu'un comme Thomas Jefferson,
37:21 qui pensait que la vérité se défend toute seule. Il l'a même écrit.
37:25 Et non, ce qu'on apprend malheureusement, c'est que sur un marché concurrentiel des idées,
37:29 c'est pas toujours la vérité qui l'emporte, c'est pas toujours l'argument le plus rationnel qui l'emporte.
37:33 Il y a d'autres propositions qui ont des avantages concurrentiels, dans certaines circonstances.
37:38 Bah oui, la fausse information, elle peut avoir un avantage concurrentiel,
37:41 et ça c'est là encore une question extrêmement politique.
37:44 - Au terme du livre que vous avez consacré à vos origines, Gérald Brunner,
37:48 il est intitulé d'ailleurs "Les origines, pourquoi devient-on qui l'on est ?" aux éditions Autrement,
37:54 lorsque vous revenez dans votre milieu, dans votre ville natale à Nancy,
38:00 comment vos amis, comment votre famille accueillent-elles le professeur à la Sorbonne que vous êtes devenu ?
38:09 - Bah d'abord c'est vrai, c'est pour ça que je préfère le terme nomade social,
38:12 parce que je reviens sans cesse dans ma famille, voire mes amis, moi j'ai pas rompu.
38:16 Pour être tout à fait honnête, je peux pas vous dire que je suis reçu comme je l'étais avant,
38:21 je vois bien que c'est surtout le fait de passer dans les médias, je pense, qui impressionne les gens.
38:26 Mais enfin, là aussi il s'agit pas de faire un minuscule inconfort, quelque chose d'absolument incohérencible,
38:34 en réalité ça crée une petite zone de givre qui est vite cassée, en réalité,
38:39 il suffit de se dire deux trois mots, deux trois blagues,
38:41 et on a l'impression de monter dans une machine à remonter dans le temps tout simplement.
38:45 - Et alors, à l'inverse, vos enfants, si vous en avez, est-ce que la manière dont vous les élevez,
38:53 dont vous les avez élevés, je ne connais pas leur âge,
38:56 eh bien y a-t-il une manière de tirer des conclusions de votre propre expérience ?
39:03 - En tout cas, ce que j'ai fait, c'est que je me suis beaucoup d'abord imprégné du monde de ma fille,
39:10 parce que moi j'ai pas eu ça de mes parents, donc je me suis intéressé, le croirez-vous, aux cartes Pokémon par exemple,
39:15 mais en même temps, je lui ai aussi laissé des plages où elle s'ennuyait.
39:19 Je lui ai dit "voilà un cahier, des crayons, dessine, écris, fais ce que tu veux",
39:24 mais j'ai régulé par exemple le temps d'écran, comme font beaucoup de parents, y a rien de très vertueux là-dedans,
39:29 mais j'ai été attentif à ça aussi, et ma fille est très connectée à ses origines modestes par ses grands-parents,
39:35 qu'elle adore et qu'elle va voir récemment, mais elle peut pas être considérée, elle, comme une trans-classe.
39:39 Et les filles d'universitaires, c'est pas tout à fait la même chose.
39:42 Et en tant qu'enseignant, justement, est-ce que vous avez peut-être la possibilité de vous comporter autrement
39:50 lorsque vous avez parmi vos étudiants, enfin, un homme d'origine modeste ?
39:56 Alors là, très sincèrement, non, parce que j'ai pas de bon détecteur de ça, c'est très difficile je trouve parmi les étudiants.
40:02 Y a plus de fiches où on met la profession des parents ?
40:05 Non, pas à l'université, en tout cas je les lis pas moi personnellement, j'ai centaines d'étudiants,
40:09 et j'essaye pas de mener une enquête sur eux, je les remarque surtout quand ils prennent la parole
40:13 et qu'ils disent des choses intelligentes, ce qui arrive très souvent.
40:16 Merci beaucoup Gérald Brenner d'avoir été avec nous.
40:20 Les origines, pourquoi devient-on qui l'on est ?
40:23 C'est le livre que vous publiez donc aux éditions Autrement.