Le sociologue Norbert Alter publie "Sans classe, ni place" (PUF), trajectoire de vie d'un transfuge de classe. Il est l'invité de 9h10.
Retrouvez "L'invité de Sonia Devillers" sur
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10
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00:00 Il est 9h09, Sonia De Villers, votre invité est sociologue et il consacre son livre à
00:05 un garçon venu de nulle part.
00:07 Un garçon né dans un vide social.
00:10 C'est possible ça, un vide social.
00:12 Bonjour Norbert Halter.
00:13 Bonjour Sonia De Villers.
00:14 Votre livre s'intitule « Sans classe ni place » et il est paru au PUF il y a quelques
00:20 mois.
00:21 Votre personnage s'appelle Pierre.
00:23 Pierre est votre double.
00:25 Pierre c'est vous ? Pierre c'est moi oui.
00:28 Pierre c'est vous.
00:29 Est-ce que Pierre est un pauvre ? Est-ce que Pierre est un prolo ?
00:34 Alors, pauvre oui, prolo non.
00:40 Pauvre c'est une situation économique de précarité, de grande précarité pour ce
00:47 qui concerne ce que j'étais durant mon enfance et mon adolescence.
00:51 Prolo non parce que prolo c'est une classe sociale.
00:54 Et moi j'étais dans un vide social, c'est-à-dire que dans ma famille on était dans une situation
01:00 anomique comme disent les sociologues, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas de règles, même
01:04 morale.
01:05 Et pour cette raison ma mère était sans limite affective, mon père faisait souvent
01:10 des séjours en prison.
01:12 Et pour cette raison on était rejetés par les autres.
01:14 C'est-à-dire qu'il n'y avait pas d'appartenance de classe à proprement parler.
01:19 C'est-à-dire qu'on va replanter votre enfance et votre jeunesse dans son décor.
01:26 On est au début des années 60 à Ivry, c'est une banlieue du sud de Paris, dans les cités.
01:31 C'est une famille qui ne paye pas son loyer, donc qui est chassée par les huissiers en
01:36 permanence.
01:37 Et la description des logements dans lesquels vous avez vécu, enfant, à travers vos yeux
01:43 d'enfant, Norbert Alter, ce sont des maisons sans porte, avec des frigos vides, d'une
01:49 grande saleté, envahies par les punaises et sans rideaux.
01:52 C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'habitat.
01:54 Oui, il n'y a pas de maison et il n'y a pas de maisonné.
01:59 C'est-à-dire que c'est un lieu de circulation, un lieu de protection minimum, mais ça n'est
02:07 pas habité au sens précis du terme.
02:09 C'est-à-dire qu'il n'y a pas l'effort consenti par les membres de la famille pour réussir
02:15 à définir ce lieu comme un endroit où on se retrouve, où on s'entraide, où on a
02:24 la pudeur de se protéger du regard des autres.
02:27 Chez moi, c'était sans rideaux.
02:28 Ma mère criait beaucoup, on l'entendait.
02:31 Donc voilà, c'était à nu.
02:34 Une mère qui violente aussi son petit garçon qui le bourre de coups.
02:40 Et surtout, ce que vous dites, c'est que comme votre mère déborde de ses colères,
02:45 au fond, ça fait une famille trop scandaleuse et trop brouillonne pour pénétrer le milieu
02:50 des ouvriers.
02:51 Mais au fond, même dans la grande pauvreté, c'eût été plus confortable d'avoir sa
02:56 place au milieu des employés ou d'avoir sa place au milieu des ouvriers.
03:01 Oui, bien sûr, c'était mon rêve d'enfant.
03:04 C'était d'avoir une place, une place, quelle qu'elle soit.
03:07 La plus proche était celle du milieu ouvrier, mais avoir une place parmi eux, bien sûr.
03:12 Moi, j'en rêvais.
03:13 Oui, je vous fais écouter une voix bien connue des spectateurs de cinéma.
03:19 Vous allez la reconnaître.
03:21 Pourquoi as-tu rapporté la machine ?
03:23 Parce que comme je ne pouvais pas la revendre, comme je ne pouvais rien en faire, moi j'ai
03:28 eu peur.
03:29 Je ne sais pas, je l'ai rapporté.
03:31 Je ne sais pas pourquoi.
03:33 Dis-moi, il paraît que tu as volé 10 000 francs à ta grand-mère.
03:37 Elle m'avait invité, c'était le jour de son anniversaire.
03:39 Et puis alors, comme elle est vieille, elle ne mange pas beaucoup et puis elle garde tout
03:43 son argent.
03:44 Elle n'en aurait pas eu besoin.
03:45 Elle allait bientôt mourir.
03:46 Alors, comme je connaissais sa planque, j'étais lui fauché.
03:49 Il est rond, quoi.
03:51 Je savais bien qu'elle ne s'en apercevrait pas.
03:53 Tes parents disent que tu mens tout le temps.
03:57 Je mens de temps en temps, quoi.
04:02 Des fois, je leur dirais des choses qui seraient la vérité, ils ne croiraient pas.
04:06 Alors je préfère dire des mensonges.
04:07 C'est Jean-Pierre Léaud, tout jeune, dans les 400 coups.
04:11 Si j'ai trouvé votre livre passionnant, Norbert Alter, vous qui êtes sociologue,
04:15 professeur à Sciences Po, c'est que vous racontez la trajectoire de cet enfant, Pierre,
04:19 qui est vous, parti d'un nulle part sociologique, comme vous dites, d'un vide social, sans
04:25 place ni classe, et arrivé professeur des universités, ce qui n'est pas rien comme
04:31 trajectoire.
04:32 Et au milieu, vous vous posez la question du déterminisme social.
04:36 C'est-à-dire, est-ce que la misère, est-ce que ce milieu si déshérité dans lequel
04:41 grandit Pierre n'est que le produit d'un déterminisme social ? Eh ben non.
04:46 Non.
04:47 Non.
04:48 Non.
04:49 Non, mais c'est ça qui est passionnant.
04:51 C'est-à-dire que ça ne suffit pas de lire la France des années 60 à travers la lutte
04:57 des classes.
04:58 Ça ne suffit pas pour expliquer votre trajectoire.
05:00 Alors moi, c'est ce qui m'a… comment dire ça ? Moi, à l'origine, j'étais stupéfait.
05:05 Si vous voulez, étant enfant, j'étais stupéfait par la situation qui était la
05:09 mienne parce que j'étais anormal, socialement.
05:12 Et je crois que c'est ce qui m'a conduit à devenir sociologue, d'essayer de comprendre
05:15 ce qui m'arrivait.
05:17 Et puis, devenu plus grand et devenu sociologue, j'ai écrit ce livre parce que j'avais
05:25 l'âge aussi de pouvoir oser raconter ça.
05:27 Et ce que j'ai découvert, c'est que, si vous voulez, entre… et vérifier… entre
05:34 les classes et les individus, il y a un espace social pour agir, pour subvertir les déterminismes
05:41 sociaux, pour éventuellement inverser son destin.
05:43 Et c'est à ça que je me suis intéressé.
05:45 Qu'est-ce qui fait qu'on parvient à ne pas obéir à son destin ? C'est une boîte
05:51 noire.
05:52 C'est une boîte noire que masque la sociologie, puisqu'elle nous dit que ce sont les grandes
05:56 déterminations, les parents, la classe, l'école, etc.
05:59 Pour ce qui me concerne, ça n'a pas été ça.
06:02 Et je pense que pour bien d'autres, c'est la même situation.
06:05 Qu'est-ce qui m'a permis d'échapper au destin en question ? Ce sont d'abord
06:09 les autres.
06:10 C'est-à-dire ceux et celles que j'appelle les « fées », c'est-à-dire des amis,
06:20 des amoureuses, des profs, des personnes qui représentaient l'autorité, y compris
06:29 un policier, des mères de familles nombreuses qui m'ont hébergé.
06:34 Et donc, ce sont ces fées qui m'ont donné un espace pour exister socialement et qui,
06:43 plus encore, m'ont amené à désirer donner quelque chose à mon tour.
06:50 Et c'est ça la socialisation.
06:52 La socialisation, ce n'est pas seulement saisir la main tendue, c'est la saisir et
06:56 se dire que c'est intéressant de la donner à son tour parce que c'est ce qui nous
07:02 permet de faire société, de créer des liens sociaux au sens fort.
07:07 Et puis, la deuxième explication dont on ne parle jamais, c'est que j'ai triché.
07:11 J'ai combiné, jamais avec violence, mais toujours avec constamment.
07:22 C'est-à-dire que moi, étant désocialisé, je ne considérais pas les règles sociales
07:35 de bienséance, de politesse, d'honnêteté comme légitimes.
07:43 Je les connaissais, mais elles ne m'étaient pas légitimes.
07:45 - C'est-à-dire que vous partez de chez vous, où il y a tant de violence et tant de misère
07:49 et rien à bouffer et que des coups à prendre à 15 ans.
07:53 Que très très tôt, vous allez travailler dans les métiers qu'on appelle les métiers
07:58 de la limonade et de la restauration.
08:00 Vous allez devenir garçon de café, vous allez livrer des repas à Trouville aux familles
08:06 riches qui vous donnent des pourvoirs et c'est profondément humiliant.
08:09 Vous découvrez le milieu des garçons de café, des grands cafés de la place d'Italie
08:14 dans le sud de Paris.
08:16 Vous découvrez l'extraordinaire violence du travail de ces journées de 13, 14, 15
08:23 heures sous pression avec des ordres contradictoires en permanence au point qu'on ne peut même
08:27 pas s'endormir le soir tellement on est éreinté psychiquement et physiquement.
08:31 Et vous vous mettez à voler le patron.
08:34 - Oui, c'était une forme, pour parler un vocabulaire politique, de récupération individuelle.
08:40 J'avais vraiment le sentiment d'être exploité.
08:43 En plus, j'avais conscience du fait d'être exploité dans ma chaire de très jeune homme.
08:50 J'ai commencé dans ces métiers-là, j'avais 16-17 ans, avec toutes ces heures, c'était
08:54 physiquement un peu limite.
08:55 Et donc, oui, je volais mon patron en me disant que c'était, comment dire ça, parfaitement
09:05 légitime.
09:06 Alors, le problème, c'est que le vol en question, ça a augmenté ce que les ergonomes
09:11 appellent la charge mentale.
09:12 C'est-à-dire que le soir, j'avais du mal à dormir parce que j'avais les heures de
09:16 travail qui s'étaient accumulées et puis le stress de ne pas me faire prendre.
09:21 Voilà, donc c'était assez épouvantable.
09:23 - Et quand il vous est arrivé de tomber sur des bons patrons, des patrons qui vous filent
09:28 une enveloppe discrèto sous le comptoir en disant qu'ils paieraient des vacances, vous
09:32 changez de crèmerie pour trouver un mauvais patron et pour avoir la bonne conscience de
09:36 voler un mauvais patron.
09:37 - Oui, je l'ai même expliqué à l'un d'entre eux.
09:40 Je ne sais pas s'il est encore de ce monde, il était bien plus âgé que moi, mais boulevard
09:44 beau marché.
09:45 Je lui ai expliqué pourquoi je partais.
09:47 - Vous lui avez dit ça ? Parce que j'ai besoin d'un mauvais patron ?
09:51 - Oui.
09:52 - Et ça explique quand même, et moi c'est ce que je trouve totalement incroyable dans
09:55 ce livre, sans classe ni place, c'est qu'à ce moment-là, Pierre, c'est-à-dire vous,
10:01 il a une forme de rancune, il a une forme de colère, il a une forme de violence en lui
10:06 face à ses patrons.
10:07 Et pourtant, Pierre ne grandit et ne vieillit ni dans la colère et ni dans la volonté.
10:14 Il n'en veut pas la terre entière, Pierre.
10:17 - Non.
10:18 Non, parce que… Comment dire ça ?
10:21 - Il pourrait en vouloir à la terre entière.
10:24 Il pourrait n'être fait que de colère et de volonté révolutionnaire.
10:28 Il pourrait vouloir tous les abattre, au fond.
10:31 Il pourrait.
10:33 - Oui, mais j'ai tellement rencontré de personnes qui, les faits dont je parle, qui
10:41 m'ont permis d'entrer en société, que ce qui retenait le plus mon attention, ce n'était
10:45 pas ce qu'on appelle la domination, c'était plutôt la socialisation.
10:49 C'est-à-dire que j'étais passionné par ce qui m'arrivait, j'avais envie de continuer.
10:55 Et quand je rencontrais des individus qui me dominaient, qui me harcelaient, je réglais
11:04 mes affaires individuellement, comme je le faisais avec mes patrons de café.
11:09 Mais je n'en voulais pas à la terre entière, non.
11:11 J'en voulais à celui qui me mettait dans des situations difficiles.
11:15 - Norbert Alter et mon invité 9h20, vous écoutez France Inter.
11:19 Et alors, mai 68 dans tout ça.
11:21 Au village sans prétention, j'ai mauvaise réputation.
11:30 Je me démène ou je reste quoi ? Je passe pour un je ne sais quoi.
11:34 Je ne fais pourtant de tort à personne, en suivant mon chemin de petit bonhomme.
11:42 Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
11:47 Non, les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
11:52 Tout le monde m'est dit de moi.
11:55 Sauf les muets, ça va de soi.
11:59 Le jour du 14 juillet, je reste dans mon lit douillet.
12:04 La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas.
12:09 Je ne fais pourtant de tort à personne, en n'écoutant pas le clairon qui sonne.
12:17 Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
12:22 Non, les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
12:27 Tout le monde me montre droit.
12:30 Sauf les manchots, ça va de soi.
12:35 Quand je croise un voleur malchanceux, poursuivi par un cul terreux, je lance la patte.
12:40 Et pourquoi le terre ? Le cul terreux se retrouve par terre.
12:44 Je ne fais pourtant de tort à personne, en laissant courir les voleurs de pommes.
12:52 Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
12:57 Non, les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
13:01 Tout le monde se rue sur moi.
13:05 Sauf les cul-de-chattes, ça va de soi.
13:09 Pas besoin d'être Jérémie pour deviner le sort qui m'est promis.
13:14 S'ils trouvent une corde à leur coup, ils me la passeront au cou.
13:19 Je ne fais pourtant de tort à personne, en suivant les chemins qui ne mènent pas à
13:27 Rome.
13:28 Mais les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
13:32 Non, les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route que.
13:37 Tout le monde viendra me voir pendu.
13:40 Sauf les aveugles, bien entendu.
13:45 Bien entendu, la mauvaise réputation.
13:48 Brassos.
13:49 France Inter, le 7 9 30, l'interview de Sonia De Villers.
13:55 Je crois que c'est la première fois que nous voyons cela.
13:58 C'est-à-dire que de fait, ici, nous occupons la Sorbonne.
14:02 Les mandarins ont quitté leur temple.
14:05 L'université, le temple de la culture, les professeurs grand-prêtres, ils se sont défroqués
14:10 pendant cette semaine.
14:11 Beaucoup de choses se sont transformées.
14:12 Les discussions se déroulent toutes portes ouvertes et la cour de la Sorbonne connaît
14:16 un va-et-vient incessant.
14:18 Jamais la Vénérable Baptiste n'avait vécu pareille leur passion.
14:21 Les étudiants et les professeurs géreront désormais leur faculté.
14:25 A Paris, ce fut une nuit de fureur.
14:28 Prise d'assaut par les CRS, les barricades brûlent.
14:31 Derrière chacune d'elles, les étudiants résistent avec tout l'acharnement de leur
14:35 jeunesse et de leur conviction.
14:36 Norbert Halter et mon invité, son livre « Sans classe ni place » raconte une trajectoire
14:48 française dans les années 60 et 70.
14:51 Évidemment, l'histoire d'un garçon, Pierre, votre double, parti d'un nulle part sociologique,
14:56 parti de rien, est percutée de plein fouet par 68.
15:00 68, la lecture que vous en faites est passionnante parce que Pierre, ayant vraiment connu
15:05 la misère et la déchéance sociale, a du mal avec les gauchos à la fac.
15:11 Il a du mal.
15:13 Oui, parce que comme je le dis dans le livre, il n'avait rien vu à Hiroshima.
15:20 C'est-à-dire que la réalité de la violence sociale et de la douleur sociale leur était
15:30 étrangère.
15:31 C'était des bourgeois ?
15:36 Oui, à l'époque, surtout, les gauchistes étaient surtout des bourgeois.
15:40 Ils regardaient les photos de l'époque.
15:43 Et donc j'avais le sentiment qu'ils me volaient ma propre histoire.
15:46 Je n'aimais pas beaucoup ça.
15:47 Je me sentais très étranger à leur comportement.
15:52 D'autant plus que pendant qu'ils étaient sur les barricades, moi je travaillais.
15:55 J'étais obligé de travailler.
15:57 Garçon de café.
15:58 En 68, j'avais commencé la grève au lycée et puis je suis allé bosser.
16:02 Et donc quand j'étais amené à servir des jeunes gens qui avaient fait la révolution,
16:09 ça me provoquait un sentiment mélangé pour le moins.
16:13 Vous êtes ensuite comme sociologue passionné pour les histoires de parcours atypiques,
16:18 de patrons atypiques.
16:19 Vous vous êtes intéressé, vous sociologue des organisations, sociologue des entreprises,
16:24 à ces patrons noirs, à ces patrons handicapés, à ces patrons qui se sont construits différemment.
16:30 Mais au fond, vous le dites, la différence, c'est quelque chose de fondamental dans l'identité.
16:36 Oui, bien sûr.
16:39 La différence, en fait, c'est ce qui existe entre ce qu'on appelle l'identité pour
16:47 soi et puis l'identité pour autrui, le regard des autres sur soi.
16:51 Et la différence, ça se balade entre les deux.
16:53 Et donc, on est toujours plus ou moins différent.
16:56 Alors, le problème, c'est qu'il y a des gens qui ont des différences visibles, fortes
17:02 et donc handicapantes, puisque les braves gens n'aiment pas qu'eux, etc.
17:07 Et donc, ils ont des efforts considérables à faire pour pouvoir ajuster l'identité
17:14 pour soi et l'identité pour autrui, pour être à peu près dans un équilibre identitaire
17:18 supportable.
17:19 Et ce qui m'a intéressé dans ces patrons atypiques, mais dans toutes mes recherches,
17:23 en fait, c'est ce qui permet d'inverser son destin, c'est-à-dire de trouver une
17:29 place malgré tout.
17:31 Et quand on trouve toute une série de patrons du type de ceux que vous avez évoqués, on
17:40 découvre que ces personnes-là, et c'est vrai pour ceux qu'on appelle les transfuges
17:46 de classe aujourd'hui, ces personnes-là, avant toute chose, elles sont étrangères
17:52 au monde.
17:53 C'est-à-dire qu'elles regardent le monde avec distance, en l'objectivant, parce
17:59 qu'elles ne sont jamais complètement intégrées.
18:02 Elles restent toujours dans une position limite, frontière.
18:07 Et c'est bien sûr une fragilité et c'est en même temps une grande ressource, parce
18:12 que ce sont des personnes qui, du coup, peuvent être en position de passeur.
18:17 Ce sont des personnes qui peuvent distinguer des ressources là où les autres ne le voient
18:21 pas.
18:22 Ce sont des personnes aussi qui savent créer du lien.
18:25 - Alors étrangère au monde, Norbert Halter, au lieu de plonger en politique en 68, vous
18:31 prenez la route.
18:32 Et voilà quelque chose qui est bien caractéristique de votre génération.
18:35 Pas de celle de vos parents, pas de celle de vos enfants dont je suis.
18:39 La route, le voyage.
18:41 Vous partez en Amérique, tout jeune.
18:42 Vous découvrez la Beat Generation, les écrivains de la Beat Generation.
18:46 Et c'est une révélation quasiment divine.
18:49 Quasiment divine, dites-vous.
18:51 Et les pages que vous écrivez sur la route en Amérique, que vous traversez en auto-stop,
18:56 sont absolument magnifiques.
18:58 Parce que d'un seul coup, Pierre, votre double, comprend ce que ça signifie que d'être
19:02 étranger au monde.
19:03 - Merci, c'était très bien dit.
19:06 C'est exactement ça, c'est-à-dire que le voyage matérialisait en quelque sorte ma
19:12 position d'étranger et me disait que le déplacement, qui aura été le mien également par la suite,
19:22 déplacement social, mais là matérialisé dans celui de la route, c'était moi, c'était
19:28 ce qui me plaisait, c'était ce genre de circulation qui définissait mon rapport au monde.
19:34 - Tout s'est arrêté là-bas, le voyage, les lois, la morale, les projets, tout devenait
19:39 possible, suspendu dans le ciel.
19:41 Pierre se retrouve seul, en route pour l'Amérique latine.
19:44 Il se sent libéré de son enfance, allégé de son fardeau de responsabilité trop précoce,
19:49 enfin grand.
19:50 Voilà, se dit-il, c'est fini et ça peut commencer.
19:52 Merci beaucoup Norbert Halter.
19:54 - Merci à vous.
19:55 - Sans classe ni place, éparu au puf.
19:57 - Merci Sonia De Villers.