Le journaliste flamand Chis de Stoop mène l'enquête sur la mort de son oncle dans "Le livre de Daniel" (éditions Globe). Il est l'invité de 9H10.
Retrouvez "L'invité de Sonia Devillers" sur
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-9h10
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00:00 Sonia De Villere, votre invité ce matin a appris la mort de son oncle plusieurs mois après l'enterrement.
00:06 Ben voilà, c'était un notaire qui cherchait à retrouver la trace de possibles héritiers.
00:11 Bonjour Chris De Staup.
00:13 Oui, bonjour.
00:14 Et soyez le bienvenu sur France Inter.
00:16 Vous publiez le livre de Daniel.
00:19 Oui.
00:20 Le livre de Daniel comme un livre de la Bible ?
00:23 Oui, merci de m'avoir invité.
00:27 Je m'excuse pour mon français qui n'est pas parfait, pas du tout.
00:30 Bien meilleur que notre flamand.
00:31 Je suis très heureux de pouvoir raconter l'histoire de mon oncle.
00:35 Et le titre, le livre de Daniel, c'est évidemment une référence au prophète Daniel qui a été
00:44 pris en otage en Babylonie et surtout jeté au fossé au Lyon.
00:53 Et c'est un peu ce qui s'est arrivé avec mon oncle Daniel.
00:59 C'est l'histoire d'un fermier âgé de 84 ans, mais c'est aussi l'histoire d'une
01:07 bande de jeunes qu'il a assassinés sauvagement.
01:10 Et c'est l'histoire du procès d'Assise qui a suivi après.
01:15 Voilà.
01:16 Et vous, le journaliste, le grand reporter, le journaliste d'investigation, vous assistez
01:22 à ce procès et vous êtes jugé parti, non seulement parce que vous allez couvrir ce
01:27 procès, ce qui est votre métier, mais aussi parce que vous êtes simplement parti civil.
01:33 C'est-à-dire que le livre que vous écrivez, le texte que vous écrivez, c'est celui d'un
01:37 neveu qui est constitué parti civil.
01:40 Quand la ferme Marois, votre oncle s'appelait Daniel Marois, a été incendiée, il n'y
01:47 a pas eu de fleurs, écrivez-vous.
01:48 Il n'y a pas eu de hashtag "Je suis Daniel", un cri et puis plus rien, a titré le journal
01:55 L'Avenir.
01:56 Il n'y a eu ni avis de décès, ni souvenirs mortuaires, ni vers après la cérémonie,
02:00 rien.
02:01 Daniel Marois a été mis en terre comme un clochard.
02:05 Oui, c'était terrible.
02:06 Et moi, j'étais la seule partie civile parce qu'il n'y avait personne d'autre.
02:14 Il n'y était que quelques neveux qui étaient trop vieux ou qui habitaient trop loin.
02:23 Et c'était mon devoir, c'était un appel moral.
02:28 Je devais donner à la victime une voix, un visage, une histoire de famille.
02:35 Et c'est ça que j'ai essayé de faire.
02:40 C'est ce que vous faites dans le livre de Daniel, parce qu'on va raconter comment il
02:45 a été assassiné, ce vieux monsieur qui vivait seul.
02:48 Mais surtout, ce qu'on va raconter, c'est que ce procès qui s'est tenu aux Assises,
02:55 c'est le procès de l'indifférence, de l'indifférence absolue à l'autre.
03:00 Daniel Marois, c'est l'histoire d'un homme qui s'est petit à petit isolé.
03:05 D'abord, qui s'est isolé de votre famille.
03:07 Aucun d'entre vous, Christo Stopp, n'était encore en contact avec cet oncle ?
03:11 Non, je l'ai connu dans les années 70, surtout au funérail dans la famille, une très grande
03:19 famille de paysans.
03:21 Je pense que j'avais 50, 60 oncles et tantes, cousins et cousines.
03:28 Et lui, célibataire, jovial, cordial, était toujours là.
03:38 Mais il a soigné son frère qui était malade, épileptique, handicapé, jusqu'à sa mort
03:45 dans les années 90.
03:47 Après, il ne pouvait pas payer les droits de succession.
03:52 Il avait des dettes.
03:53 Il a dû vendre ses terres.
03:56 Ça, c'était un choc.
03:57 L'autre choc, c'était qu'il était amoureux d'une femme dans le village.
04:02 Qui n'a pas voulu de lui.
04:03 Yvette.
04:04 Mais Yvette ne le voulait pas jamais dans la vie.
04:07 Et après ce double choc, ce déshonneur dans ses yeux, il s'est retiré.
04:14 Il s'est isolé du monde et de la famille.
04:17 Et il vivait tout seul avec ses vaches et ses mémoires.
04:23 Il était heureux comme ça, on dit.
04:27 Oui.
04:28 Et vous, vous dites, il faut du courage pour se retirer du monde.
04:31 Il faut du courage pour ne pas vivre comme les autres.
04:34 Il faut du courage pour ne pas vivre dans la société de consommation.
04:39 Or, or, ce qu'on vous dira, ce qu'on dira au procès, ce que vous diront les experts,
04:46 ce que vous diront les habitants du village, ce que vous dira le bourgmestre, on vous dira
04:50 tout ça, mais au fond, est-ce que ce n'était pas un peu de sa faute ? Il s'était tellement
04:56 isolé, comme s'il était au fond responsable du crime dont il a été la victime.
05:02 Donc ça m'a choqué qu'on a dit ça.
05:05 Il avait le droit de vivre sa vie comme il le voulait.
05:09 J'ai toujours admiré des gens qui ne jouent pas le jeu, qui suivent leur propre chemin.
05:16 Et lui, il a choisi une vie sobre, une vie minimaliste.
05:22 Il n'avait pas besoin de luxe ou de confort.
05:26 Être là avec à peu près cinq personnes, toujours les mêmes, le marchand, le vétérinaire,
05:36 etc., qui me disaient que c'était difficile de gagner sa confiance, mais encore plus difficile
05:43 de la perdre.
05:44 Alors, la confiance.
05:48 Justement, cet oncle Daniel n'avait pas confiance dans les banques.
05:53 Alors il gardait ses sous dans la poche.
05:58 De l'argent liquide.
06:00 En fait, il avait peu d'argent, mais tout son argent, il le gardait sur lui.
06:04 Et une fois par semaine, il allait faire les commissions, il allait chez les commerçants
06:09 et il sortait cette liasse de billets.
06:10 Et des jeunes du village, notamment un apprenti qui travaille chez un des commerçants, voit
06:16 cette liasse de billets.
06:18 Et voilà que naît une sorte de fantasme chez ces jeunes du village.
06:23 C'est que chez le paysan, il va y avoir un tas de billets sous le matelas.
06:27 Oui, oui, oui.
06:28 C'était une petite bande de jeunes dans le village, connus depuis des années.
06:33 C'était des jeunes de Roubaix, mais aussi des jeunes belges des Tempuis.
06:39 Et qui habitaient à deux kilomètres de sa ferme.
06:44 Et donc le stagiaire au supermarché a envoyé un SMS en disant qu'il avait beaucoup d'argent
06:54 en poche.
06:55 C'est le moment maintenant.
06:57 Et puis c'était le début d'une nuit terrible, d'une semaine terrible.
07:02 Ils l'ont battu à mort, vraiment, avec des coups de fourche.
07:12 Et puis ils ont renversé le poêle à charbon sur ses jambes pour l'empêcher de fuir.
07:20 Il n'avait aucune chance de survie.
07:23 Et ils ont volé 19 euros.
07:27 Ils l'ont dispensé le lendemain.
07:30 Ils ont acheté des motos et surtout le nouvel modèle d'iPhone.
07:35 Ça, c'était le but.
07:38 Ils avaient déjà l'iPhone 4, mais ils voulaient l'iPhone 5.
07:43 Voilà, ce n'était pas 19 euros, c'était 19 000 euros.
07:47 C'est-à-dire que c'était toutes les économies de votre oncle.
07:50 C'était tout son capital.
07:52 Et une semaine après, ils sont revenus.
07:55 Ils ont jeté cinq litres d'essence sur son corps.
08:00 Et puis ils ont incendié toute la ferme pour effacer les traces.
08:07 C'est ça.
08:08 Et d'ailleurs, vous venez de le faire, mais dans le livre, vous détaillez très précisément
08:13 ce que ces jeunes, après avoir commis le forfait et avant d'avoir incendié la ferme,
08:19 ont fait de leur argent, ont fait de leur butin.
08:21 Tout a été dépensé et dépensé dans une forme d'euphorie, dans une forme de légèreté.
08:27 Ils étaient euphoriques.
08:29 L'iPhone 55, la Kawasaki à crosse verte, la Golf 4, le Polo Hugo Boss, le short Calvin
08:39 Klein, obsédés par l'argent, obsédés par ce qu'ils pourraient acheter, sans aucune
08:44 conscience de la gravité de ce qu'ils avaient commis.
08:46 C'est vrai.
08:47 Ils étaient aveuglés par l'argent facile et lui, il était la victime idéale.
08:53 Parce qu'il y a beaucoup de riches dans la commune.
08:57 À l'époque même, Gérard Depardieu…
09:00 Alors, on va raconter quelques trucs.
09:02 Cette affaire se passe tout près de la frontière française, dans un village qui s'appelle
09:07 Saint-Léger, en Belgique.
09:09 Et à Saint-Léger, il y a une population qui est très pauvre, durement frappée par le
09:15 chômage.
09:16 Il y a des paysans qui n'ont pas de quoi vivre.
09:18 Et puis, il y a des exilés français qui fuient la fiscalité française, qui traversent
09:23 la frontière.
09:24 30% des habitants, on les appelle les réfugiés fiscaux, pour échapper à l'impôt sur
09:30 la fortune, comme Gérard Depardieu à l'époque.
09:33 Qui était venu s'installer là.
09:35 Oui, à 2 kilomètres de la ferme de mon oncle.
09:38 Donc, aussi la famille Mullyer, propriétaire…
09:43 De Decathlon, de Auchan.
09:46 Auchan, où les accusés ont acheté le nouvel modèle iPhone, etc.
09:54 Mais donc, c'était plus facile de cambrioler une ancienne ferme.
10:00 Mais ce que ça signifie, c'est que c'est un lieu où les inégalités sont criantes.
10:06 C'est vrai, absolument.
10:08 Donc, c'est le choc entre deux mondes.
10:11 Le monde de mon oncle, c'est une culture de tradition, d'ancêtre, de terre familiale,
10:22 ce que j'ai appelé un attachement vertical.
10:25 Et on a la culture des jeunes, c'est la consommation et c'est la satisfaction immédiate.
10:32 Et un réseau horizontal, beaucoup de contacts entre eux, mais des contacts superficiels.
10:38 Et il n'y avait pas la moindre conscience de faute, de culpabilité.
10:48 Juste après l'intervention de la police et de la justice, les regrets sont venus.
11:00 Mais pas vraiment une conscience de faute jusqu'à maintenant.
11:04 Alors, il est 9h20, vous écoutez France Inter.
11:07 C'est donc un grand journaliste belge qui est face à moi, Chris De Stoop, et qui publie
11:11 le livre de Daniel aux éditions Globe.
11:14 Vous allez les rencontrer, les meurtriers de votre oncle, et vous allez nous le raconter.
11:18 Merci.
11:20 Depuis si longtemps, tu attends ce qui ne vient jamais.
11:28 Chasseur d'ombre, chasseur de fantômes.
11:36 Ce que tu as sous la main, tu le prends.
11:44 Ce que tu veux vivre, vis-le.
11:52 Le temps t'échappe, le temps court, le temps s'enfuit.
12:00 La chance apparaît, puis disparaît.
12:08 Ce que tu as sous la main, tu le prends.
12:16 Tout de suite, dans l'instant, tu vis.
12:24 Depuis toujours, tu ne sais qu'espérer.
12:32 La vie, c'est demain, demain, c'est loin.
12:40 Ce que tu as sous la main, tu le prends.
12:48 Ce que tu dois vivre, vis-le.
12:56 Ressens le courant puissant qui te porte.
13:12 Laisse-le t'emmener vers ton désir.
13:20 Tu es la route, la poussière, le plaisir.
13:28 Ce que tu veux vivre, tu le vis.
13:36 Arthur H. chante "La route".
13:46 France Inter, le 7 9 30. L'interview de Sonia De Villers.
13:54 En Belgique, la rencontre entre les auteurs de crimes et de délits et leurs victimes est une pratique courante.
14:00 Depuis 2005, elle est même inscrite dans la loi.
14:04 La justice rétributive, c'est-à-dire un tribunal, confisque un peu la parole des affracteurs et des victimes.
14:14 La justice restaurative, elle redonne la parole.
14:18 La parole est importante parce qu'elle va permettre de mettre des mots sur ce qui s'est passé, de comprendre ce qui s'est passé.
14:24 C'est essentiel de savoir pourquoi précisément ça s'est fait.
14:28 Et pour les victimes, c'est essentiel de se déculpabiliser.
14:32 En France, il y a en ce moment sur nos écrans le film de Jeanne Héry, "Je verrai toujours vos visages",
14:38 qui rencontre un succès totalement inattendu. Je crois qu'on a passé le cap du million de spectateurs.
14:44 Mon invité est belge, il s'appelle Chris de Stoup. Il a une longue et très retentissante carrière de journaliste.
14:50 Il publie le livre de Daniel. Le livre de Daniel, au fond, c'est l'ouvrage qui va redonner vie et un visage
14:58 à cet oncle assassiné par une bande de jeunes il y a quelques années à la frontière franco-belge.
15:04 Vous avez donc voulu rencontrer les assassins de Daniel.
15:08 Oui, parce que lors du procès, ils n'ont presque rien dit.
15:14 C'était les avocats qui avaient la parole, des avocats célèbres.
15:20 À la fin, quelqu'un des accusés m'a demandé mon adresse pour m'envoyer une lettre, ce qui l'a fait.
15:31 Mais il n'y avait pas grand-chose dans cette lettre et j'ai demandé de les rencontrer.
15:38 Et c'était des rencontres très intenses pour moi, parce que je pense que chacun a son histoire à raconter.
15:51 Et moi, je veux toujours écouter, même si c'est un meurtrier, je veux connaître les vrais motifs.
16:00 Je veux savoir ce qui les a poussés à faire ça.
16:04 Et deuxièmement, c'est dans le cadre de ce qu'on appelle en Belgique la justice réparatrice,
16:11 qui peut être un bon complément de la justice pénale.
16:17 On a le droit officiellement de rencontrer les condamnés.
16:22 On a même le droit de faire un accord avec eux.
16:26 Et c'est ça que j'ai fait.
16:28 Vous avez demandé lors du procès un euro, un euro symbolique, le dommage et l'intérêt.
16:33 Mais à l'un des meurtriers, vous avez demandé, ils sont cinq, cinq condamnés,
16:37 vous avez demandé de payer un cinquième du prix de la pierre tombale.
16:41 Et il a accepté.
16:43 Oui, j'ai fait installer une pierre tombale au milieu du village avec l'inscription "une vie rustique, une mort tragique",
16:53 parce que je veux que l'on se souvienne.
16:56 Et puis, j'ai longuement réfléchi et j'ai décidé de les demander de payer un cinquième du prix.
17:07 Ils l'ont accepté.
17:09 Qu'on se souvienne, c'est justement donner de la visibilité à un homme qui a fini sa vie complètement invisible.
17:16 On le lui a même reproché.
17:18 C'est ce qu'on racontait tout à l'heure.
17:20 Le psychologue judiciaire qui va assister au procès avec lequel vous allez parler ensuite,
17:26 qui est un expert connu en Belgique, retrace très bien ce processus de déshumanisation.
17:32 C'est-à-dire que l'oncle Daniel n'avait plus que des surnoms.
17:35 Le crasseux, l'ermite.
17:37 Et ce processus de déshumanisation, de caricature, au fond, rend plus fort et plus facile le geste pour le meurtrier.
17:47 Oui, c'est ça l'essentiel du livre, je pense.
17:51 Et le verdict le dit explicitement.
17:55 D'abord, c'était pour l'argent facile.
18:00 Puis pour la violence gratuite.
18:04 Pour faire un petit film du meurtre et pour pouvoir montrer ça aux copains.
18:10 Ils étaient fiers.
18:12 Et aussi, finalement, c'était l'absence d'empathie totale pour la victime qui était vue comme un sous-homme,
18:24 déshumanisé totalement.
18:26 C'est ça que l'arrêt dit explicitement.
18:30 Et pouvoir rencontrer les condamnés, c'était ce que j'ai appelé un processus de réhumanisation.
18:41 D'abord, mon oncle qui redevient, qui était appelé le crasseux, le vieil ermite, etc.
18:51 Et qui redevient un homme, un être humain.
18:55 Et puis aussi, voir la personne derrière le meurtrier, les nuances.
19:03 Et ça m'a soulagé d'avoir une conversation franche avec les meurtriers.
19:10 D'une certaine manière, le meurtre a créé un lien entre nous.
19:18 Merci beaucoup, Chris de Stup.
19:20 Le livre de Daniel paraît aux éditions Globe.
19:23 Merci d'être venu en France nous raconter l'affaire.
19:26 Merci à vous et merci Sonia de Villers.