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Jean-Pierre Le Goff, philosophe et sociologue, répond aux questions de Dimitri Pavlenko. Il est l'auteur de "Mes années folles, Révolte et nihilisme du peuple adolescent après Mai 68".
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NewsTranscription
00:00 - Dimitri Pavlenko, vous recevez ce matin le sociologue Jean-Pierre Le Goff.
00:03 - Bonjour Jean-Pierre Le Goff.
00:04 - Bonjour.
00:04 - Bienvenue sur Europe 1. Que reste-t-il de mai 68 ?
00:08 "Vos années folles", c'est le titre de votre dernier livre.
00:11 Vous aviez 20 ans à l'époque, Jean-Pierre Le Goff,
00:13 quand éclate en France 1789 étudiants, comme disait Edgar Morin.
00:18 Rien que ça, Jean-Pierre Le Goff, mai 68, c'est la deuxième révolution française ?
00:23 - Je pense que c'est une révolution extrêmement importante.
00:26 J'appelle ça une révolution culturelle à l'intérieur des sociétés démocratiques.
00:30 Parce que vous apercevez que fin 60, début 70,
00:34 dans un ensemble de pays, vous avez un mouvement nouveau de la jeunesse.
00:38 Et l'élément réellement nouveau, c'est ce que j'appelle
00:41 la venue du peuple adolescent comme acteur social et historique.
00:45 Et l'adolescence s'est formée avant.
00:48 Je ne vais pas prendre des chiffres, mais quand vous aviez,
00:50 on était 550 000 étudiants en mai 68, là on est à près de 3 millions.
00:55 Je ne parle pas des lycéens, vous voyez ?
00:57 Et cette tranche d'âge, qui était antérieurement une tranche de la vie
01:01 entre l'enfance et l'âge adulte, va être érigée quasiment en absolu.
01:05 Et la révolte, et même les révolutions au sens classique,
01:10 parce que le mot révolution est synonyme de rupture.
01:12 Alors vous avez à la fois des idéologies révolutionnaires,
01:15 mais vous avez aussi, par l'âge même, la volonté de rupture
01:18 qui est propre à l'adolescence, pour affirmer une espèce d'autonomie
01:22 érigée en absolu.
01:23 Donc la dimension révolutionnaire s'articule bien,
01:26 si vous voulez, à une dimension anthropologique adolescente.
01:29 - Alors c'est très intéressant ce livre, parce que c'est un peu aussi
01:31 vos souvenirs de l'époque, vous racontez vos lectures,
01:34 vous racontez des scènes vues.
01:36 Il s'est dit des choses ahurissantes à l'époque, on l'a oublié.
01:39 Je vais citer une phrase de Louis Aragon que vous rappelez.
01:41 On lui disait, si demain on devait faire la guerre à nouveau,
01:45 on rappelle, on est 20 ans seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale,
01:47 lui dit qu'il combattrait sous le glorieux casque à pointe allemand.
01:52 - Il faut voir ce qu'était le traumatisme de 14.
01:55 C'est-à-dire, c'est une génération, ils sont jeunes les surréalistes.
01:58 Breton c'est pareil, il sort de la guerre de 14,
02:01 il a vu aussi, il lui travaillait dans la psychiatrie, voyez.
02:03 Et donc ils ont été traumatisés.
02:06 Il y a une filiation entre le surréalisme, si vous voulez,
02:08 et des idéologies révolutionnaires plus classiques.
02:10 Raymond Aron d'ailleurs l'avait assez souligné.
02:13 Avant, il appelait ça l'alliance de la Bohème
02:17 et de la révolution type bolchevique, voyez.
02:20 C'était en gros Rimbaud plus Marx.
02:24 Ce qui ne va pas de soi, je veux dire, comme synthèse.
02:26 Mais c'était ça.
02:27 Et il y avait chez les surréalistes une volonté de provocation,
02:31 attaquer le drapeau, etc.
02:33 Ils en rajoutaient et à chaque fois ça provoquait le scandale, si vous voulez.
02:37 Parce que le problème c'est que c'était très minoritaire.
02:39 Très minoritaire comme, si vous voulez, les gauchistes après 68,
02:44 vous pensez quand vous êtes dans la, j'allais dire, dans la bulle du gauchisme,
02:49 vous ne voyez autour de vous que les mêmes gens qui partagent les mêmes idées,
02:53 vous avez l'impression que vous êtes le centre du monde.
02:55 Vous passez un demi-siècle, moi j'ai tout relu,
02:58 un demi-siècle après vous dites "mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?"
03:01 - Mais quel bilan justement vous faites de mai 68 Jean-Pierre Lebrun ?
03:04 Est-ce qu'il faut brûler mai 68 ?
03:06 - Non, mais pas du tout.
03:08 Je pense que mai 68 pour moi c'est un événement aussi important quasiment que 1789.
03:13 Donc moi je distingue des périodes.
03:16 Il faut bien voir que mai 68 n'est possible
03:19 que par rapport au bouleversement extrêmement important
03:22 qu'a connu la société française,
03:24 qui est entrée dans une nouvelle étape historique
03:26 comme les sociétés démocratiques, les sociétés de consommation, de loisirs et des médias.
03:31 Et donc ça prépare mai 68, si vous voulez.
03:34 Il y a tout ce bouleversement et pour moi mai 68 est un moment de catharsis.
03:38 Il y a tout.
03:39 Il n'y a pas que des gauchistes.
03:40 Quand vous le relisez, même Georges Pompidou s'interroge sur cette crise de civilisation.
03:45 De Gaulle aussi a des mots assez forts
03:48 qui ont été mis de côté, si vous voulez.
03:49 Malraux. Malraux c'est pareil.
03:52 Alors qu'on va lire mai 68 à partir des modèles anciens.
03:55 L'élément nouveau, historiquement nouveau, inédit,
03:59 c'est que le peuple adolescent, l'adolescence devient un acteur central historique.
04:02 - Oui, et il est persuadé que son anticonformisme le rend absolument original
04:06 alors que vous le racontez très bien,
04:08 l'anticonformisme de mai 68 devient le nouveau conformisme.
04:11 - Oui, mais il y a, si vous voulez, il y a toute une évolution.
04:14 Si je prends 1789, il a fallu plus d'un siècle pour arriver au républicain modéré.
04:19 Nous ça fait un demi-siècle qu'on baigne dans ce cours.
04:22 - Vous voulez dire qu'on est encore en train de digérer mai 68 ?
04:25 - Non mais c'est des formes abattardies.
04:27 La grande différence, si vous voulez, c'est qu'aujourd'hui les révolts que vous voyez,
04:30 d'abord il n'y a pas d'écologie,
04:32 c'est une vision très catastrophique aujourd'hui de l'avenir.
04:35 Il y avait une espèce de nihilisme actif
04:38 avec une vision positive de l'avenir,
04:40 aussi paradoxale que ça puisse paraître en 1968.
04:43 Cette vision elle est partie.
04:44 Donc c'est très dépressif.
04:46 - Ça veut dire en gros du passé faisons table rase mais...
04:48 - Il y a un avenir, derrière il y a un nouveau monde qui arrive.
04:51 - Demain les lendemains chanteront.
04:52 - Voilà, exactement, les lendemains qui chantent, si vous voulez.
04:55 Tandis qu'aujourd'hui c'est la déprime.
04:57 C'est-à-dire vous avez une vision du présent,
04:58 une vision catastrophique par l'écologie, catastrophiste, si vous voulez.
05:02 Et les jeunes sont...
05:03 C'est une forme de dépression qui n'a pas grand-chose à voir avec la dynamique.
05:07 Cette dynamique était folle, mais elle avait une dynamique de vie.
05:10 Là on est dans une logique de nihilisme un peu différent.
05:13 Et j'ajouterais juste un point.
05:15 Pour comprendre où on en est arrivé,
05:17 il faut prendre la mesure de ce qui s'est passé en 80-81.
05:20 Au moment où la gauche gagne politiquement,
05:24 culturellement son projet de socialisme est déjà en morceaux.
05:27 Et ce que j'appelle le gauchisme culturel
05:29 va être intégré à la gauche, qui va arriver au pouvoir.
05:33 Et pour le dire de façon très schématique,
05:36 la transgression si j'ose dire,
05:38 avait un sens dans la mesure où il y avait des interdits, des tabous,
05:41 il y avait beaucoup de choses, il y avait des bureaucratiques, etc.
05:44 La transgression devient socialement assistée,
05:47 si j'ose dire, par l'État.
05:49 Et ça s'affiche dans les médias.
05:51 Donc c'est ce moment d'intégration du gauchisme culturel,
05:55 le paradoxe c'est qu'il va venir de l'État.
05:58 Alors ça, alors qu'antérieurement c'était une contre-culture.
06:01 Folle !
06:02 - Est-ce que c'est le signe aussi qu'on a tiré les leçons de mai 68
06:06 et finalement qu'on est en train d'en tourner la page ?
06:08 - Non, je crois pas.
06:09 À l'intérieur des institutions, si je prends la notion de genre,
06:12 par exemple, par rapport au gauchisme culturel,
06:14 si je prends les néo-féministes, si je prends un courant écologiste,
06:17 vous voyez qu'il y a des restes, mais c'est des restes à mon avis assez abattardis.
06:20 Ce que je pense, c'est qu'on arrive à la fin d'un cycle historique.
06:24 Que cette dynamique existée est en train de patiner, d'une certaine façon.
06:28 Alors quand vous voyez dans certains médias,
06:30 vous avez l'impression que c'est la France entière.
06:32 C'est pas vrai !
06:33 La majorité de la population en a assez, si vous voulez.
06:36 Il y a eu des enquêtes de fait sur les WOC,
06:38 qu'il ne faut pas non plus mythifier.
06:41 Bien sûr qu'il faut les combattre.
06:43 Mais je veux dire, qu'est-ce que ça représente du point de vue de la société globale ?
06:46 Pas simplement à l'université, ou le milieu des intellectuels,
06:49 où les intellectuels parlent aux intellectuels, vous voyez ?
06:52 - "Mes années folles", votre livre, Jean-Pierre Le Goff,
06:55 sous-titré "Révolte et nihilisme du peuple adolescent", après mai 68.
06:58 Merci à vous d'être venu ce matin sur Europe TV.