Ali Baddou reçoit Peter Szendy, philosophe, musicologue, professeur en littérature comparée et en humanité à l’université de Brown au Etats Unis et conseiller pour les éditions de la Philharmonie de Paris. Auteur notamment aux éditions de Minuit de "Tubes. La Philosophie dans le juke-box".
Retrouvez « Le 15 minutes de plus » présenté par Ali Baddou sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/15-de-plus
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00:0015 minutes de plus qui fait sa rentrée ce vendredi matin avec une philosophie dans
00:14le jukebox pour comprendre ce qui fait un tube et j'ai le bonheur de recevoir ce matin
00:20un philosophe, il est musicologue, professeur dans la très prestigieuse université de
00:26Brown aux Etats-Unis et il publie un livre passionnant aux éditions de minuit, le titre
00:32« Tube », c'est aux éditions de minuit, c'est passionnant, bonjour Peter Zendi et
00:37bienvenue !
00:38Bonjour Ali !
00:39Comme tous les vendredis, et puisqu'on va démarrer l'année 2025, on va commencer
00:44avec une expérience de pensée, là pour le coup c'est une expérience universelle,
00:50ce qu'on écoute, c'est justement l'un des tubes qu'on croise dans votre livre,
00:55Kylie Minogue qui chante « Can't get you out of my head », traduction ?
01:01« Je peux pas te ou vous sortir de ma tête ».
01:04Alors certains d'entre nous vont l'avoir pendant des heures dans la tête, peut-être
01:09même des jours, certains seront heureux, d'autres nous maudiront, mais comment l'expliquer,
01:15c'est la grande question que vous posez dans votre livre « Can't get you out of my head ».
01:21Alors c'est ce qu'on appelle un ver d'oreille, un ver d'oreille, comme un ver de terre,
01:28comme un virus si vous voulez, un virus qui colonise, qui prend possession de la mémoire,
01:34de la psyché et qui se répète, qui envahit toutes les pensées, qui en fait empêche
01:41même de penser quand on en souffre, tout le monde n'en souffre pas mais en fait quand
01:44même je pense qu'on fait tous et toutes cette expérience d'avoir quelque chose
01:50dans la tête qui nous empêche de réfléchir, qui vraiment nous hante, voilà.
01:55Il y a un psychanalyste d'ailleurs qui a décrit, c'était un disciple de Freud,
01:59Theodor Reich, il a décrit ces mélodies obsédantes, comme on dit en français, en
02:05utilisant l'expression anglaise « haunting melodies », c'est une très belle expression,
02:08c'est des mélodies hantées ou qui hantent, c'est des mélodies fantômes si vous voulez
02:12qui reviennent, des mélodies revenantes, moi je traduirais volontiers.
02:15Il y a certains tubes qui deviennent des obsessions et même ce que vous appelez des obsessions
02:19mondialisées, on en a eu un exemple avec Kylie Minogue, des chansons qu'on a tous
02:24su en tête un jour, « Imagine », John Lennon, « Parole, parole » par exemple de Dalida,
02:30pourquoi certaines chansons s'y prêtent plus que d'autres ? C'est une énigme et
02:34un mystère mais que vous abordez frontalement, Peter Zendi.
02:38Effectivement, ça m'a passionné cette question, je crois qu'on se la pose.
02:42Moi, je n'ai pas une solution, je n'ai pas une réponse miracle, c'est-à-dire
02:47je ne pense pas qu'il y ait un truc, une sorte de recette, surtout pour les gens qui
02:51voudraient faire des tubes, pour expliquer comment faire, ce n'est pas la question.
02:57Moi, ce qui m'intéresse en fait, c'est cette tension incroyable qu'il y a entre
03:01la banalité totale de certaines de ses chansons, pas toutes, il y en a quand même qui répètent,
03:07les mêmes accords, les mêmes trucs mélodiques, mais aussi les mêmes histoires, c'est toujours
03:11une histoire d'amour.
03:13D'ailleurs, le tube qui porte ce titre, là d'où vient le mot, c'est de Boris Vian,
03:23il a écrit les paroles pour une chanson qui s'appelle « Le tube », je crois que c'est
03:26en 1957.
03:27Pour Saint-Henri Salvador.
03:28Voilà, et « Le tube », ça raconte dans l'argot de l'époque ce que Boris Vian
03:33appelle l'histoire d'une môme et d'un gars, leur histoire d'amour.
03:38Donc voilà, c'est toujours un peu les mêmes trucs, c'est des recettes, c'est des ficelles.
03:41Ça ne suffit évidemment pas à expliquer le succès du tube, mais ça veut dire qu'au
03:46fond, le tube, c'est quelque chose de très banal, de très commun.
03:49Et en même temps, c'est quelque chose qui va pêcher en chacun de nous une espèce
03:54de mémoire singulière, la capacité au fond, comme un hameçon mélodique, de tirer sur
04:02un souvenir qui nous travaille et de le faire sortir.
04:06Vous invitez à penser les tubes, alors que vous disiez justement que quand on a un tube
04:10en tête, ça interdit de penser.
04:12Au fond, vous refusez la définition qu'on pourrait donner facilement d'un tube, à
04:17savoir que c'est une chanson qui cartonne en streaming, dans les ventes, dans les charts
04:23comme on dit aux Etats-Unis, mais en fait, ça ne peut pas être résumé à un succès.
04:28Pourquoi ?
04:30Alors, je voulais en fait préserver une possibilité, qui est une possibilité fragile, mais que
04:35je crois très importante, qui m'a été donnée à penser par Rodolphe Burgé, qui
04:41est un magnifique chanteur, fondateur, il y a longtemps maintenant, du groupe Catonoma,
04:47et il a fait beaucoup de choses depuis.
04:48Et donc, un jour, dans une conversation, il me disait « Mais nous, ce qu'on a fait
04:53avec Catonoma, qui était son premier groupe de rock, c'est de faire des tubes clandestins.
04:58Alors, j'ai trouvé cette idée magnifique.
05:00C'est contradictoire, non ?
05:02Exactement, c'est complètement contradictoire.
05:03Et en même temps, « clandestin », ça disait quelque chose, pour moi, de la force
05:08du tube, qui peut être une espèce d'hymne.
05:10Vous savez, il y a des hymnes clandestins, des hymnes de la résistance.
05:13Alors, c'est une idée qui résonne aussi pour moi, avec une phrase magnifique qu'on
05:19trouve dans Proust, dans « La recherche du temps perdu », où il y a deux personnages
05:23qui écoutent un petit motif mélodique.
05:25Et le narrateur dit que cet hymne, c'est « l'hymne intime de leur amour ».
05:31« L'hymne intime de leur amour ».
05:33Exactement, « l'hymne intime de leur amour ».
05:35Ce qui est aussi contradictoire, parce qu'un hymne, on penserait que c'est public.
05:39C'est justement pas du tout intime.
05:40Et alors, en même temps, je crois que ça dit quelque chose, vraiment, de la nature
05:44même du tube.
05:45C'est-à-dire que c'est quelque chose qui a la force de l'hymne, la force entraînante.
05:50On a l'impression que ça va faire communauté.
05:52Ça nous entraîne vraiment dans une sorte d'appartenance.
05:57Et en même temps, cette appartenance, elle est une sorte d'appartenance à soi, à
06:01ce qu'il y a de plus intime en nous.
06:03Il y a quelque chose de très intéressant, c'est que malgré tout, vous essayez de
06:06penser le succès commercial du tube.
06:09Et vous pensez les tubes avec Marx, qu'on est surpris de rencontrer dans votre livre.
06:15Qu'est-ce que le théoricien du capital ou de la lutte des classes peut avoir à nous
06:19dire sur les tubes ?
06:21On connaît le fétichisme de la marchandise chez Marx, mais il y a aussi un fétichisme
06:27du tube.
06:28Oui, effectivement.
06:29Moi, ce qui m'a frappé, c'est que vous savez, il y a un passage très, très fameux
06:33dans le Capital de Marx, où Marx donne la parole aux marchandises.
06:38C'est ce qu'on appelle d'un terme savant, en rhétorique, c'est une prosopopée.
06:42Ça veut dire qu'on prend un objet inanimé et l'objet inanimé se met à parler, il
06:47se met à dire « je ».
06:48Et donc, là, c'est la marchandise qui parle, les marchandises qui parlent et qui disent
06:53« nous », « nous, les marchandises », etc.
06:55Alors, moi, ce que je trouvais frappant, c'est qu'il y a beaucoup de tubes.
06:59Je ne dis pas que c'est une règle absolue, mais il y a quand même beaucoup de tubes
07:01qui font à peu près la même chose, c'est-à-dire sous couvert de raconter une histoire d'amour,
07:08une histoire banale comme ça de rencontre.
07:10Au fond, ils parlent d'eux-mêmes.
07:12Et alors, l'exemple qu'on a entendu en début d'émission, Kylie Minogue, « I
07:17can't get you out of my head », « je ne peux pas te sortir de ma tête », évidemment,
07:21ça parle d'une rencontre amoureuse, cette obsession sentimentale, disons, et en même
07:28temps, ça décrit exactement ce que le tube lui-même fait.
07:32C'est comme si le tube lui-même disait « je », « je ne peux pas me sortir de ta tête ».
07:37Alors, il y a de très nombreux tubes.
07:39Vous passez par « Isn't she lovely » de Stevie Wonder, il y a des qualités qui semblent
07:45incompatibles, c'est-à-dire que le tube parle à chacun d'entre nous, et d'un autre
07:49côté, il peut être universel.
07:52Mais écoutez ça.
07:53« Je suis venu te dire que je m'en veux, et t'es là où nous ne pourrons rien changer. »
08:05« Je suis venu te dire que je m'en veux » de Serge Winsbourg, vous vouliez l'écouter.
08:10Peter Zendi, pourquoi ?
08:12Je pense que c'est un tube qui, encore une fois, comme on le disait, parle de lui-même,
08:17sous couvert de parler d'autres choses.
08:19Évidemment, il se présente comme une histoire d'amour, l'histoire d'une rupture, un amour
08:23qui tourne mal.
08:24« Je suis venu te dire que je m'en vais, je te quitte. »
08:26Et en même temps, un peu comme ce qu'on disait sur le fétichisme de la marchandise
08:31chez Marx, au fond, ce tube, parce que c'est un tube, parle de lui-même en disant ce que
08:37font les tubes.
08:38Les tubes, quand ils nous reviennent en mémoire, sous la douche, le matin, quand on n'y pense
08:42pas, en marchant, etc., ils viennent nous dire quelque chose.
08:45Après, on peut réfléchir sur qu'est-ce qu'ils nous disent.
08:48Souvent, c'est une pensée inconsciente, qu'on n'a pas forcément envie de s'avouer,
08:52ou un vieux souvenir qui ressurgit quand on ne s'y attendait pas.
08:56Donc, le tube vient nous dire quelque chose, et en même temps, il s'en va, c'est-à-dire
08:59qu'il se retire, parce que souvent, ce qu'il vient nous dire, on ne sait pas ce que c'est.
09:03On a une mélodie obsédante dans la tête, on ne sait pas pourquoi, on ne se souvient
09:06peut-être pas des paroles, même.
09:08Donc, il vient nous dire quelque chose, mais en se retirant.
09:11Et en étant parfois quasiment comme un indice au sens policier du terme, vous citez le
09:18chef-d'œuvre de Fritz Lang, le film M, Le Maudit, qui est sorti il y a longtemps maintenant,
09:23quasiment un siècle, et vous faites un lien étonnant, le lien entre le tube et le crime.
09:28Pourquoi ? Quelle relation entre l'histoire des tubes et la criminologie ?
09:34Là, je suis un peu les traces d'un fantastique psychanalyste qui était un disciple de Freud,
09:40Theodor Reich, dont je parlais tout à l'heure, et qui est le seul, enfin, pas le seul peut-être,
09:46mais l'un des rares psychanalystes qui s'est penché sur la question de la musique, sur
09:50sa force, et notamment, il a parlé de ces mélodies obsédantes, mais il a aussi écrit,
09:56Theodor Reich, des choses sur la criminologie, sur cette compulsion qui pousse le criminel
10:02à revenir sur ses traces, et en fait, sur cette idée que les indices, les preuves,
10:08c'est en fait des morceaux, des morceaux du criminel, comme si le criminel avait laissé
10:14des espèces de bouts de lui-même, qui sont autant de traces.
10:19Alors, surtout, ce que Theodor Reich nous permet de penser, je crois, c'est cette force
10:26d'aveu.
10:27Alors, il l'étudie dans le cadre de la criminologie, mais d'une certaine manière, le tube, quand
10:32il nous revient en mémoire, quand il vient nous dire quelque chose, tout en se retirant,
10:37c'est quelque chose qui nous vient de l'inconscient, c'est une sorte d'aveu qu'on essaye de se
10:40faire à soi-même, par exemple, un souvenir d'enfance, d'adolescence, un amour, etc.
10:46Et puis, ça se retire, ça ne s'avoue pas en s'avouant.
10:49On va donner la parole et l'antenne dans un instant à celle qui a inventé une émission
10:54mythique, Tube & Co, Rebecca Manzoni sur France Inter.
10:58Mais ce qui est très frappant dans votre livre sur les tubes, c'est que vous dites
11:01que l'écoute est une activité.
11:03On a le sentiment pourtant que c'est plutôt passif, que la présence, elle est une réception.
11:10On est en train d'attendre et on subit.
11:14Si on prend le cas des tubes, puisqu'on parlait de ça, mais en même temps, on pourrait
11:19aussi généraliser ces considérations sur l'écoute.
11:23Il y a deux manières d'écouter, en gros.
11:25On peut penser que ce qui nous arrive par les oreilles, c'est un message, ce sont
11:30des sentiments, des émotions et qu'on les reçoit passivement, c'est-à-dire qu'on
11:34en est submergé ou on est complètement dans la compréhension de ce qui nous arrive.
11:38Et en même temps, on peut aussi penser qu'écouter, c'est quelque chose qui réfléchit
11:43sur soi, c'est-à-dire comment j'écoute, en fait.
11:46Et dès que je commence à réfléchir sur comment j'écoute, la question arrive,
11:50est-ce que je fais quelque chose en écoutant ?
11:52Moi, je pense qu'on fait quelque chose en écoutant.
11:54C'est d'ailleurs ce qui est passionnant, l'obsession mélodique de cette boucle qui
11:58revient et revient.
11:59Vous dites que c'est là que se loge l'unique, le paradoxe.
12:03Merci infiniment Peter Zendi d'avoir été l'invité du 15 minutes de plus.
12:07Tube au pluriel, la philosophie dans le jukebox, c'est aux éditions de minuit.
12:12Bon séjour en France !