Eh bien d’abord que nous arrêtions de le définir et que nous nous souvenions du vers de Rimbaud : l’amour est à réinventer.
La question philo par Charles Pépin dans le 6/9 de France Inter (17 Février 2024)
Plus d'infos : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/la-question-philo/la-question-philo-du-samedi-17-fevrier-2024-7918806
La question philo par Charles Pépin dans le 6/9 de France Inter (17 Février 2024)
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00:00 Tout de suite la question philo à 9h moins 10 avec vous Charles Pépin.
00:04 Charles, il y a parmi les dizaines de questions déjà posées par nos auditeurs, celle d'Emeric.
00:10 Bonjour Charles Pépin, j'ai une question très simple que je me pose depuis que je connais cette chanson.
00:15 En fait, qu'est-ce qui pourrait sauver l'amour ?
00:17 Merci Emeric pour la question.
00:20 Eh bien d'abord, pour répondre à Balavoine, que nous arrêtions de définir l'amour et que nous nous souvenions du verre de Rimbaud "l'amour est à réinventer".
00:27 Car trop souvent, nous comparons l'amour que nous vivons, que nous avons la chance de rencontrer et d'éprouver,
00:32 à ce que devrait être l'amour, à une idée ou pire, une norme de l'amour.
00:36 Peut-être que pour sauver l'amour, il faudrait d'abord se dire que de l'amour, nous ne savons rien.
00:41 Nous sommes tous en amour des incompétents, des débutants et que c'est très bien comme ça.
00:46 C'est très bien comme ça ? Parce qu'on se souvient donc de la chanson de Balavoine, qu'est-ce qui pourra sauver l'amour ?
00:51 Eh bien peut-être justement cet esprit-là de découverte, de débutant.
00:54 Arrêter de partir de l'idée ou de l'idéal de l'amour pour partir du réel et revenir au miracle de l'existence même de ce réel,
01:01 ton existence, celle de nos corps, de notre rencontre.
01:05 Deux êtres se rencontrent qui auraient très bien pu ne jamais se rencontrer.
01:08 L'être de leur amour n'avait donc aucune raison d'être et pourtant il est.
01:13 Oui, le sauveur, souvenez-vous, chante Balavoine, il n'y a pas besoin d'aller chercher Jésus pour ça, le sauveur c'est le hasard.
01:20 Pour peu que nous sachions le provoquer un peu, sortir de nos habitudes, de nos certitudes, de notre obsession du calcul et de la prévision.
01:27 Mais il y a autre chose, dans ce réel, il y a ta singularité et moi aussi je suis une singularité.
01:33 L'amour est en cette rencontre de deux singularités.
01:36 Mais c'est peut-être ça le problème Charles, parce que notre monde nous apprend-il vraiment à aimer ce qui est singulier, ce qui est différent de nous ?
01:44 C'est tout à fait le problème pointé par Freud déjà.
01:46 Nous vivons dans la passion de la norme, sans cesse notée, évaluée, inscrite dans des process, soumis à des critères de performance, de conformité.
01:54 Le malaise de la civilisation se situe là, dans ce besoin de norme, sans lequel il n'y a pas de civilisation, mais qui heurte notre singularité libre évidemment.
02:03 Mais alors, quel rapport avec l'amour ?
02:05 Et bien justement, bonne question Ali, aimer quelqu'un, c'est être ébloui par son énigme singulière.
02:11 Ce n'est jamais aimer une conformité, mais une singularité.
02:14 Et à l'inverse, être aimé, c'est se sentir enfin autorisé à être cette personne-là et aucune autre.
02:20 C'est-à-dire être aimé pour ce que l'on est ?
02:21 Oui, tout à fait. Et bien je crois que plus nous combattrons à tous les niveaux de la société, dans les écoles, les livres, les familles, les émissions de radio, les entreprises, les réseaux sociaux,
02:29 plus nous combattrons cette passion de la norme et encouragerons l'amour des singularités, plus nous donnerons une chance à l'amour tout court.
02:36 Ce qui pourrait donc sauver l'amour, pour répondre à Balavoine, c'est l'amour du chiffre 2, dont parle si bien Alain Badiou.
02:43 Le philosophe, pourquoi le chiffre 2 ?
02:44 Le chiffre 2 dit cette expérience de l'altérité, qui fait que depuis que je t'ai rencontré, je vois le monde avec tes yeux, mais également encore avec les miens.
02:53 J'entends cette musique avec mes oreilles, mais désormais aussi avec les tiennes.
02:57 Autrement dit, l'amour, c'est de voir le monde deux fois, mais pas deux fois de la même manière.
03:01 L'amour est agrandissement du monde en même temps qu'agrandissement de notre intériorité.
03:06 Pour sauver l'amour, il faut donc se méfier au plus haut point de la fusion.
03:09 C'est ce que j'allais vous dire, le faire qu'un.
03:12 Le couple fusionnel, cette mort de l'altérité et des singularités, vous savez, quand les deux, quelle horreur, ne font plus qu'un,
03:18 comme quand on dit « nous, on adore le Maroc », « nous, on adore l'Ardèche », « nous, on n'a pas trop aimé ce film »,
03:23 et pire encore, quand on va dîner chez les Duchemins.
03:26 N'est-ce pas tellement plus beau, plus émouvant et surtout plus intéressant d'aller dîner chez Ali et Marion,
03:32 chez Louise et Emmanuel, chez Paul et Amandine, plutôt que chez les Duchemins ?
03:36 Si l'amour est apprentissage d'un 2, d'un double et passionnant point de vue sur le monde,
03:41 pourquoi le trahir en se fondant dans l'un, en devenant un couple,
03:45 alors qu'on s'était découvert et attiré comme deux étoiles ?
03:48 - Alors, donc on oublie le couple et on cite un mot étonnant ?
03:52 - Et bien oui, Platon disait « qui n'a jamais aimé ne peut philosopher ».
03:56 - Pourquoi ?
03:57 - Et bien justement, philosopher, c'est ça, se décoller de sa propre opinion,
04:00 apprendre à voir le monde avec d'autres yeux que les siens, à penser contre soi-même.
04:03 Et c'est très dur de se décentrer ainsi pour faire l'expérience de l'altérité.
04:08 C'est dur, mais c'est précisément ce que l'amour nous offre,
04:11 une expérience du décentrement, qui est à la fois le début de la philosophie et le début de la vraie vie.
04:17 Paradoxe donc, dans notre réponse, qui fait en même temps,
04:19 pour sauver l'amour et répondre à Balavoine, l'apologie de la singularité et du décentrement.
04:25 Oui, en même temps, voilà le bon cocktail, car être aimé, c'est bien être aimé pour ce que l'on est,
04:30 être enfin autorisé à être la personne que l'on est,
04:33 mais aimer l'autre, c'est quand même trouver l'autre plus intéressant que soi,
04:37 et n'être jamais aussi vivant que dans la joie de ce décentrement.
04:41 Merci Charles Pépin et merci à Aymeric pour la question qui a donné lieu à cette réponse passionnante.
04:47 Et merci surtout maintenant qu'on a Daniel Balavoine dans la tête pour toute la journée,
04:51 sans même en avoir entendu une note.