Les débatteurs du jour sont : Michaël Foessel x Pierre-Henri Tavoillot, quatre jours après l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-13-juin-2024-9598687
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00:00Le débat ce matin sur le paysage politique français entrait en zone de turbulence depuis
00:05la dissolution de l'Assemblée Nationale dimanche soir.
00:09Une dissolution annoncée en ces termes par le Président de la République, je le cite
00:15« J'ai confiance en vous, en la capacité du peuple français à faire le choix le plus
00:20juste pour lui-même, confiance en notre démocratie, que la parole soit donnée au peuple souverain,
00:27rien n'est plus républicain ». On va s'arrêter sur ces mots avec deux philosophes,
00:34Mickaël Fossel, professeur à l'école Polytechnique, Pierre-Henri Tavoyau, maître de conférences
00:39à la Sorbonne, président du Collège de Philosophie, bonjour à tous les deux et
00:44bon retour dans le studio de France Inter, ça faisait un certain temps qu'on ne vous
00:48y avait pas vu, avant d'entrer dans l'analyse de l'expression peuple souverain, un mot
00:53sur la situation politique ouverte par les Européennes et cette décision d'Emmanuel
00:59Macron de dissoudre l'Assemblée, comment vivez-vous ces événements qui se déroulent
01:04en direct sous nos yeux, de la manière la plus folle parfois quand on pense à la journée
01:09d'hier, mais il y en a déjà eu d'autres, Mickaël peut-être pour commencer ?
01:14C'est un moment qui appellerait à une certaine forme de gravité, et c'est vrai que même
01:18dans les périodes que l'on pourra juger plus ou moins graves, voire tragiques, il
01:21y a toujours des éléments comiques qui viennent se greffer, comme par exemple les
01:25turpitudes de M.
01:26Ciotti dans son bureau, on ne saura pas si c'est bunkerisé ou pas.
01:30Oui, bunkerisé.
01:31Le parti des Républicains.
01:32Voilà, on cherche une solution, alors le problème c'est qu'on y reviendra par rapport
01:35à la dissolution, il y a trois semaines, maintenant plus que deux semaines et demie
01:38de campagne, et l'enjeu me semble très important, c'est la première fois dans l'histoire
01:42de France que, par la voie démocratique du moins, un mouvement d'extrême droite
01:47peut prendre le pouvoir, donc il ne faudrait peut-être pas que dure trop longtemps ce
01:52séquence un petit peu parallèle pour qu'on puisse, dans les conditions qui sont imposées
01:57par la décision présidentielle, avoir un débat un petit peu à la hauteur des événements.
02:02Dissoudre une bonne solution, un geste d'orgueil, une stratégie, comment lisez-vous la décision
02:09du président de la République ? Et puis je donne la parole à Pierre-Henri Tavoyau.
02:12Ça a été présenté par lui, en tout cas comme un appel au peuple démocratique, ça
02:16me paraît être en l'occurrence beaucoup plus un déni de démocratie.
02:19Un déni, pourquoi ?
02:20Un déni parce que là ce n'est pas seulement sa dissolution, elle intervient dans des
02:24circonstances particulièrement singulières et graves, mais la dissolution c'est la décision
02:29d'un homme seul, d'un président de la République, c'est un dispositif tout à fait accordé
02:33à la monarchie présidentielle de la Vème République, donc ce n'est pas le peuple
02:37qui de lui-même, enfin en tout cas un nombre important de citoyens réclamerait le droit
02:41à la parole, c'est un individu et quelques-uns de ses conseillers qui la lui donnent.
02:46Alors là évidemment la question c'est toujours de savoir s'il ne lui donne pas à certains
02:48un moment d'opportunité ou d'opportunisme, même si effectivement on a du mal à voir
02:52quel est l'aspect confortable de cette dissolution, mais c'est de la pensée publique, de la pensée
02:56complexe pardon, j'ai du mal à suivre, mais cela étant, il n'y a pas là je dirais simplement
03:02un appel au peuple ou alors on pourrait poser la question de savoir, il y a eu d'autres
03:05périodes dans le mandat d'Emmanuel Macron où une dissolution aurait été envisageable,
03:10la crise des gilets jaunes, la réforme des retraites, le faire après une élection c'est
03:15un petit peu paradoxal et en l'espèce je dirais même un peu dangereux.
03:18Alors à la fois sur le film, si j'ose dire, depuis dimanche Pierre-Henri Tavoyau et sur
03:23l'acte même de dissoudre votre lecture.
03:26Je pense que le vrai phénomène important c'est d'abord la victoire du Rassemblement
03:30National, il faut garder ça en tête parce qu'on est pris par la frénésie des événements.
03:34Victoire du Rassemblement National, donc 7,7 millions d'électeurs, c'est considérable.
03:39C'est aussi considérable parce que ça concerne désormais tous les territoires et ça concerne
03:44également toutes les classes d'âge et toutes les classes sociales.
03:48Donc là on a un phénomène massif et il faut bien avoir ça en tête, c'est d'ailleurs
03:53ce qui est justifié.
03:54La sociologie électorale a explosé, la géographie électorale également.
03:57Là-dessus je suis un peu inquiet du fait que la réaction majoritaire à cette affaire
04:02c'est de considérer que ceux qui ont voté Rassemblement National sont soit des idiots
04:07soit des salauds.
04:08Soit des idiots parce que d'une certaine façon ils ne comprennent pas que le parti
04:12du Rassemblement National est un parti fasciste pour aller vite, soit des salauds parce qu'ils
04:15sont vraiment fascistes et ils le comprennent parfaitement.
04:17Et donc c'est un peu la quatrième fois qu'on fait le coup, il faudrait peut-être considérer
04:23les choses un peu autrement.
04:24Alors pour ma part je pense que le Rassemblement National a cessé, en tout cas dans sa vitrine
04:28aujourd'hui d'être un parti d'extrême droite, il a changé de ce point de vue-là,
04:32c'est plus son pédigré.
04:33Mais en effet la décision de dissolution est une décision qui prend acte de cette
04:39évolution.
04:40Donc en ce sens je ne pense pas que ce soit personnellement un déni de démocratie, difficile
04:44de dire que c'est un déni de démocratie quand on fait appel justement à l'élection,
04:49quand on organise une élection, donc là ça peut paraître une contradiction.
04:53Mais ce n'est pas un déni de démocratie, mais en même temps c'est effectivement
04:56un cataclysme politique parce qu'on le voit, ce n'est pas du tout une clarification
05:01aujourd'hui qui a lieu, c'est effectivement une explosion de tous les mouvements dans
05:06un temps en plus très court et dans un calendrier qui est le calendrier notamment des Jeux
05:11Olympiques, qui est un calendrier qui sur le plan même de la cohésion sociale et
05:15de la sécurité nationale est un calendrier qui est vraiment très très problématique.
05:20Donc oui, l'appel au peuple en effet, mais en même temps dans un contexte de débat
05:26démocratique qui me paraît assez peu propice à la sérénité.
05:30Si peu de temps pour autant d'enjeux, comment ça le prenez-vous ?
05:36Il y a un temps démocratique qui ici à mon avis n'est pas respecté, on pourrait dire
05:40après tout, enfin c'est un peu l'argument, d'ailleurs on sort d'une campagne électorale,
05:43donc on a déjà beaucoup parlé de politique, donc après tout on pourrait enjamber les
05:48échéances normales, cela étant on a parlé des européennes, évidemment l'enjeu des
05:52européennes n'a absolument pas de, on n'a pas parlé forcément d'enjeu européen,
05:56mais disons que la question de savoir si le RN serait en première position ou pas n'était
06:00pas prise au sens où il prenait le pouvoir.
06:02Donc voilà, à partir de là il y a eu déjà à mon avis un peu une maldonne.
06:07Et puis il y a, j'insiste un peu sur ce point, il y a quelque chose qui est quand même typique
06:10des institutions françaises de la Ve République, à quoi il faut d'ailleurs penser au moment
06:14où peut-être le RN peut accéder au pouvoir, c'est tout de même cette manière dont la
06:20parole présidentielle vaut acte, c'est ce pouvoir considérable du président de la
06:25République, il y a une sorte aussi d'ivresse peut-être du pouvoir, je pense souvent non
06:29seulement à propos d'Emmanuel Macron mais d'autres présidents, à la formule d'Agrépine
06:35dans Britannicus, j'ai parlé, il suffit, j'ai parlé, tout a changé de face.
06:39Donc cette espèce d'idée selon laquelle la parole va tout d'un coup débloquer la
06:42situation.
06:43Et là on voit qu'en réalité cette parole a plutôt mis le feu à la société française,
06:48elle a évidemment dans, encore une fois, une période...
06:50Vous êtes inquiet ?
06:51Bah je suis inquiet, oui, bon je suis déjà inquiet à l'idée du résultat, mais aussi
06:55de la manière dont la société française, qui est déjà, on l'a beaucoup dit, tout
07:00de même dans une tension très forte, peut-être réagira à tous ces éléments, et plus il
07:06y a ce calendrier des JO, on est tout de même pris dans un moment où on n'arrive pas très
07:10bien à savoir quelle peut être une issue raisonnable, je dirais, à cette campagne.
07:15Et vous, vous êtes inquiet, Pierre-Henri Tavoyau ?
07:16Oui, parce que la situation est effectivement dans une sorte phase hystérique à tous égards,
07:22on voit que les camps explosent, que les positions nuancées ont du mal à s'exprimer,
07:28et on a affaire clairement à trois blocs aujourd'hui, qui sont d'ailleurs trois camps
07:34démocratiques.
07:35Enfin, je pense qu'il faut insister, on reste malgré tout, pour avoir un élément d'optimisme
07:38dans cette affaire, dans un arc républicain à peu près général, enfin pour moi, ceux
07:43qui seraient les moins républicains, c'est pas du côté du Rassemblement National, c'est
07:46plutôt du côté de la France Insoumise, qui témoigne d'un antiparlementarisme exacerbé
07:51et d'un appel à la violence, ça c'est les deux traits caractéristiques des partis
07:54extrémistes, donc une tolérance à la violence d'une côté, même un appel, dans les situations
08:00d'émeute, pas du tout d'appel au calme, et puis une volonté de pourrir et de troller
08:06le débat parlementaire, donc ça, on a effectivement un élément limite, mais grosso modo trois
08:10camps, avec aujourd'hui un front populaire, qui n'est ni un front ni populaire, ni un
08:16front parce que c'est pas très très, on s'accorde sur des postes mais on s'accorde
08:20pas sur des idées, ni populaire parce que pour le coup, le peuple, au sens du bas peuple
08:24des ouvriers est désormais du côté du Rassemblement National, on a un bloc centriste qui va probablement
08:30imploser, qui va ne plus exister, parce que lui-même traversé par un venant de courants
08:35très différents, et puis on a ce bloc montant du Rassemblement National, qui est un front
08:40national, on pourrait dire au sens strict du terme, et qui effectivement est aux portes
08:44du pouvoir.
08:45Venons-en à ces mots, que la parole soit donnée au peuple souverain, rien n'est plus
08:52républicain.
08:53Qu'est-ce que le peuple souverain ?
08:55Le peuple souverain, évidemment, c'est l'instance de légitimité ultime dans une démocratie,
09:00donc de ce point de vue, on peut s'en sortir en considérant que quand on lui donne la
09:03parole, tout est réglé.
09:05Cela étant, la démocratie, ce n'est pas simplement, me semble-t-il, le fait de mettre
09:10un bulletin dans l'urne.
09:11Il y a des conditions qui sont des conditions, je dirais, de délibération commune, éventuellement
09:17d'initiative populaire.
09:18Aussi des conditions d'information, publiques et éventuellement indépendantes, qui doivent
09:25être remplies.
09:26Donc aujourd'hui, on parle par exemple beaucoup, pour désigner, il faut que nous commencions
09:29à y réfléchir nous-mêmes, ce type de régimes qui sont à la limite de la démocratie.
09:33On parle de démocratie illibérale, à propos par exemple de la Hongrie d'Orban.
09:37Alors, je n'aime pas trop cette formule, parce qu'elle consiste à dire, alors d'abord
09:40c'est une formule qu'utilise Orban, justement, souveraineté du peuple, j'en appelle au
09:44peuple.
09:45Et puis au fond, illibérale, assumée comme telle, ça veut dire que le droit, les conditions
09:49du pluralisme, l'indépendance de la presse, ça passera un peu plus tard.
09:53La démocratie, ce n'est pas simplement, je répète, l'appel au peuple, le fait que
09:57le peuple vote tous les cinq ans ou tous les six ans.
09:59La démocratie, ce sont des institutions qui garantissent un débat public de qualité
10:05et relativement égalitaire.
10:08A la veille des vacances, en quinze jours, une assemblée nationale, alors que même
10:15les conditions, je dirais, de la discussion pour la décision n'ont pas été remplies.
10:19Au fond, cette espèce de stratégie permanente du choc, en réalité, me paraît être extrêmement
10:25discutable.
10:26Pierre-Henri Tavoyau, vous aurez le mot de la fin derrière.
10:28Alors, le concept de souveraineté, parce que c'est ça le point important, souveraineté,
10:32ça a été utilisé pour la première fois pour la monarchie, le souverain, le roi souverain.
10:36Ce concept, c'est Baudin qui le dit, la caractéristique du souverain, c'est qu'il n'y a rien au-dessus
10:40de lui.
10:41Le souverain peut défaire les lois qu'il a faites parce qu'il les a faites et il peut
10:44défaire les lois qu'il n'a pas faites parce qu'il ne les a pas faites.
10:47Cela dit, très profondément, le souverain a le droit de tout faire, dit Baudin, sauf
10:52une chose, de cesser d'être souverain.
10:54Et ça l'oblige beaucoup.
10:55C'est pour ça que le souverain, dans une monarchie absolue, ne peut pas changer les
10:58lois de succession du royaume, ne peut pas aliéner le domaine royal.
11:02Il y a toute une série de choses.
11:03On applique ça au peuple.
11:05Le peuple, en effet, est souverain, il n'y a rien au-dessus de lui, simplement ça l'oblige
11:09beaucoup.
11:10Le peuple a tous les droits, sauf un, celui de cesser d'être peuple.
11:13Un, ça veut dire quoi ? Les droits de l'homme.
11:15Il faut respecter les droits de l'homme parce que les droits de l'homme font qu'un peuple
11:17soit un peuple.
11:18Deux, les règles qu'il se donne à lui-même, ça s'appelle la constitution, ce qui constitue
11:23le peuple.
11:24Il a le droit d'en changer, mais pas de la transgresser.
11:26Et trois, la parole et la fidélité à lui-même, c'est-à-dire les traités.
11:31Et le conseil constitutionnel est l'organe qui veille à ce que le peuple reste fidèle
11:36à lui-même.
11:37Donc, on a en effet des procédures, mais aussi cette idée de volonté générale.
11:41Et donc, encore une fois, je dis, faire appel au peuple dans le cadre d'une constitution,
11:45c'est évidemment très profondément démocratique.
11:48Merci à tous les deux, c'était passionnant de vous écouter débattre.
11:52Fossel, professeur à l'école Polytechnique, Pierre-Henri Taboyot, vous vous l'êtes à
11:58la Sorbonne et vous présidez le Collège de Philosophie, à suivre.