Alice Develey : "J'écris pour toutes ces personnes qui souffrent d'anorexie et de solitude"

  • il y a 8 heures
Elle a mis seulement un mois à écrire ce roman qui attendait en elle depuis seize ans. Avec « Tombée du ciel », publié chez L’Iconoclaste, un texte aussi éblouissant que bouleversant sur l’anorexie, Alice Develey, espère donner des clés de compréhension sur cette "maladie du vide".

Retrouvez Nouvelles têtes présenté par Mathilde Serrell sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes

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00:009h50, les Nouvelles Têtes avec vous, Mathilde Serrel, ce matin, votre invitée à 32 ans,
00:07et elle écrit pour toutes les adolescentes en pyjama trop grand, Alice Devlay est dans notre studio.
00:14Alice Devlay, bonjour, elle vous rappelle quoi cette chanson du groupe Green Day ?
00:33Ça me rappelle ma sixième, ça me rappelle les grandes chaussures noires et les grands baguilles, les années gothiques.
00:40Quand on vous disait que vous faisiez mauvais genre ?
00:42Ah totalement, mais ça continue encore, vous savez.
00:45Vous êtes née près de Lyon, à Villefranche-Turceau dans 1992, et à 14 ans, vous êtes devenue cette fille en pyjama trop grand,
00:52qui se retrouve hospitalisée pour des TCA, des troubles du comportement alimentaire anorexique.
00:57Elle prie la nuit, sans trop y croire, ni vraiment s'y connaître d'ailleurs, en nos raisons, mais elle prie,
01:02puisque si le diable vit en elle, c'est bien que Dieu existe.
01:06Elle ne se demande pas tant pourquoi elle se fait ça, mais pourquoi on lui fait ça, l'enfermer ici, le cerveau troué de médicaments.
01:14À 30 ans, alors que vous en êtes sortie une première fois grâce à la littérature, puisque vous êtes devenue journaliste littéraire au Figaro,
01:21vous y retournez pour de bon, et vous écrivez votre premier roman, qui n'attendait qu'à sortir.
01:25Tomber du ciel, c'est publié deux ans plus tard chez l'Iconoglast, et c'est l'un des chocs salutaires de cette rentrée.
01:32Je dis choc, parce qu'à lire, c'est très fort, mais à écrire, ça a du l'être aussi, non ?
01:36Vous avez rédigé, je crois, en un mois.
01:38Oui, merci. Effectivement, je l'ai écrit en un mois. Ça faisait 16 ans que j'essayais de ne pas l'écrire.
01:43Et puis, en fait, j'étais hantée par cette histoire. Le passé ne passait pas.
01:48Et donc, comme j'avais tout fait pour essayer de ne pas y arriver, je n'y arrivais pas,
01:53parce que j'étais encore trop dedans, je pense, et qu'on n'écrit jamais vraiment sur la souffrance, mais sur son souvenir.
01:58Et puis, un jour, je suis tombée sur une phrase de Sylvia Plath, une poétesse américaine que j'admire énormément et qui a écrit
02:03« La poésie ne sauve de rien, mais il y a la poésie ».
02:06Et là, j'ai compris, en fait, que je me trompais. Je donnais des pouvoirs surnaturels à la littérature.
02:12Et je me suis dit, mais en fait, ça ne me sauvera pas, ça ne me sauvera de rien,
02:15mais peut-être que ça pourra me consoler, peut-être que ça consolera d'autres.
02:18En fait, moi, je ne l'ai pas écrit pour moi, mais je l'ai écrit pour des milliers de solitudes,
02:23d'autres personnes qui souffrent de l'anorexie, mais pas qu'eux.
02:26Qui souffrent de solitude, qui souffrent de souffrance, qui souffrent d'envie suicidaire.
02:31Voilà, exactement.
02:32Ça concerne presque un peu plus de 10% des Français sur une année.
02:35C'est énorme.
02:36Vous dites « on m'a volé ma maladie, je me la suis réappropriée ».
02:40Ça veut dire quoi ?
02:41C'est-à-dire qu'en fait, pendant longtemps, j'ai cru que j'avais perdu des années.
02:44C'est-à-dire que l'adolescence, de mes 14 à mes 18 ans environ, je suis hospitalisée.
02:49Et c'est des années durant lesquelles on est censé s'épanouir, on fait ses premières expériences.
02:54Et moi, j'étais enfermée, j'étais au centre d'un hôpital, entre quatre murs,
02:59où j'avais pour tout horizon un plafond.
03:01Et j'ai rencontré plein d'adolescentes comme ça, qui n'ont rien fait en fait,
03:05mais qui ont été traitées comme des criminels,
03:07qui étaient dans un espace semi-carcéral d'une certaine manière,
03:10où il n'y avait pas d'horloge, on ne pouvait pas sortir, on ne pouvait rien faire.
03:14Et donc, voilà, je me suis dit « qu'est-ce qu'on peut faire de toute cette histoire ?
03:18Est-ce qu'on peut en faire quelque chose de beau ? »
03:20Et ça a donné ce roman.
03:22Ce roman qui est écrit comme une longue veille de suicide.
03:25Elle se saisit d'un carnet et elle dit « je suis en guerre.
03:29J'écrirai comme on tue, ce sera vif et bref.
03:31Si l'on m'y prend, dans cette chambre grillagée, l'écriture me vaudra la mort ou pire.
03:35Autant choisir quand elle arrivera.
03:37Je vais mourir dans une cellule d'unité psychiatrique.
03:40Et il faut qu'on comprenne pourquoi.
03:42Oui, totalement.
03:43En fait, bon là, c'est de la pure fiction.
03:45Le personnage écrit, quand on est entre quatre murs, on ne nous donne pas de stylo
03:49parce qu'on peut mourir avec un stylo.
03:51Donc, on a des cahiers, on a des livres.
03:53Et moi, j'ai essayé de...
03:55En fait, la première violence qui était celle de l'hôpital, c'était la dépossession du langage.
03:59On vivait dans un silence permanent, on ne nous expliquait rien.
04:02Je ne savais même pas pourquoi j'étais au fond hospitalisée
04:05et pourquoi certaines personnes étaient traitées comme elles étaient.
04:07Donc, j'ai essayé de redonner un petit peu de sens dans ce qui n'en avait pas.
04:11Vous racontez aussi que les traitements vont évoluer au fil des diagnostics des médecins.
04:16D'un coup, c'est la schizophrénie, la bipolarité, etc.
04:18On ne sait pas ce que vous avez, mais on vous gave de médicaments.
04:21Dans la Post-Fast, vous précisez que c'est une fiction, bien sûr,
04:25composée de débris, de souvenirs.
04:27Comment vous vous êtes replongée dans le corps de la fille en pyjama trop grand ?
04:31Parce qu'on le ressent, ce corps.
04:33Et on a presque vos sensations à 14 ans.
04:36C'est exactement ce que je voulais faire, donc merci.
04:38C'est réussi.
04:40C'est vrai que j'ai une petite théorie.
04:42C'est qu'on n'écrit pas en pensant, mais en sentant.
04:44Et donc, j'avais vraiment besoin de me replonger dans ce corps
04:48et de sentir ce que c'était la colère.
04:50C'est vrai que quand on est adolescent, on est très intransigeant.
04:53On est très dur avec soi-même, mais surtout envers les autres.
04:55Et j'avais vraiment envie de montrer cette colère.
04:58Parce que je suis toujours en colère, même si 16 ans se sont écoulés.
05:01Et ce que j'aimerais dire, justement, c'est qu'il y a peut-être des gens qui vont être choqués.
05:05Il y aura sûrement, d'ailleurs, des soignants qui vont s'indigner.
05:08Je leur dirais qu'ils ont raison. Indignez-vous.
05:10Ce que je raconte est insupportable parce que la vérité est insupportable.
05:14Après, ça ne veut pas dire que les violences que j'ai subies,
05:16qui sont de la contention, de la pose de sondes forcées,
05:19qui peuvent aider, mais qui étaient forcées et vraiment maltraitantes,
05:22existent et sont systématiques.
05:25Mais elles existent.
05:26Et donc, cette souffrance que je dis, elle est légitime.
05:28J'ai eu plein de gens qui sont passés dans mes messages privés,
05:30sur les réseaux sociaux, pour témoigner et me dire
05:32« Effectivement, j'ai subi ça. C'était il y a 20 ans.
05:35C'était il y a 2 ans. C'était il y a 3 ans.
05:37J'ai des papas et des mamans qui m'écrivent en me disant
05:39« Je n'ai jamais compris la maladie de ma fille avant de vous lire. Donc, merci. »
05:42Et là, récemment, à Nancy, j'ai une femme de 85 ans qui est venue me voir
05:46et elle m'a dit « Voilà, j'ai vécu pendant 60 ans l'anorexie
05:49et je ne pensais jamais m'en sortir. »
05:51Et là, j'essaie de m'en sortir.
05:52Et vous mettez des mots sur ce que je n'arrivais pas à dire.
05:55Donc, j'essaye de donner des clés de compréhension.
05:58Des clés de compréhension sur les sensations,
06:00ce que ça peut représenter, une odeur de petit-déjeuner
06:02dans un hôpital quand on est anorexique.
06:04La sensation aussi de se dire « En fait, on ne sait pas où s'arrêter.
06:08Parce que comme il n'y a rien dedans, dans l'estomac, où est la faim ?
06:11On peut se laisser dévorer de l'intérieur.
06:13Et c'est même mieux que de bouffer en vrai. »
06:16Vous avez voulu retrouver ce que...
06:18C'était quoi cet appel, ce refus ?
06:21Retourner à la source de ce qui a commencé vers 7-8 ans, je crois chez vous,
06:25de ce refus de manger.
06:27Oui, en fait, c'est une maladie du vide, c'est une maladie du déni.
06:30Déjà, l'anorexique ne sait pas ce qu'elle fait.
06:33Si elle savait ce qu'elle faisait, elle ne le ferait pas.
06:35C'est un suicide extrêmement long, qui prend diverses formes,
06:40et que je métaphorise dans ce livre par un personnage qui s'appelle Sissi,
06:45et qui est un monstre et qui, comme ça,
06:47prend de l'ampleur au fur et à mesure des jours et des années,
06:50et qui fait tout pour isoler la personne dans sa maladie.
06:54Parce qu'en fait, ce que j'essaie de montrer,
06:56c'est que le premier préjugé quand on parle de l'anorexie,
06:58c'est que l'anorexique fait.
07:00Mais l'anorexique ne fait pas, elle se défait.
07:02Elle ne choisit pas ce qui lui arrive.
07:04On ne choisit pas de tomber malade.
07:06C'est absurde.
07:07Vous avez attrapé l'anorexie.
07:08Oui, c'est ça, on tombe malade.
07:10Ce n'est pas un choix.
07:11Je voulais essayer de représenter tout ça par
07:14plus le personnage ressent du vide en elle,
07:17plus le monstre grossit.
07:19C'est tout ce paradoxe, c'est-à-dire que
07:22plus la maladie grandit, moins la réalité existe
07:25et plus on devient fou, d'une certaine manière.
07:28Ça m'a évoqué le voyage de Chihiro
07:30dans ses passages de vide et de plein.
07:34Vous êtes aussi très dure, il me semble, avec votre mère.
07:37Mais je crois que vous aviez vos raisons.
07:40Vous dites, vous la citez,
07:43« J'ai quand même le droit de souffrir ».
07:45Ça fait deux décennies que ton psy te le répète
07:47à coups de cent balles par séance.
07:49Il faut du temps, maman, de l'argent apparemment.
07:51Les phrases qu'elle vous prononce,
07:53vous considérez que ce sont des coups de couteau.
07:55Comment ça se passe depuis qu'elle a lu le livre ?
07:58C'est une très bonne question.
08:00On a des relations un peu conflictuelles.
08:03Je suis toujours une adolescente dans l'âme,
08:05donc ça n'a pas changé.
08:07Mais elle m'a appelée à la lecture de ce livre
08:10et elle m'a demandé de faire un FaceTime.
08:12Je ne savais même pas qu'elle savait ce que c'était.
08:14Je la vois pleurer et au début,
08:16elle me dit, en chuchotant « pardon »,
08:18puis en criant de manière répétée « pardon, pardon ».
08:21Je pense qu'on a tous fait l'expérience un jour
08:23dans nos vies de mots qui peuvent nous sauver,
08:26de mots qui peuvent nous tuer ou nous faire du mal.
08:28Et ça, c'est un mot que j'attendais, pardon,
08:30depuis des années.
08:31Je ne sais pas s'il arrive trop tard,
08:32mais en tous les cas, il arrive très tard.
08:34Mais il arrive aussi.
08:35Avec ce livre que je vous recommande,
08:37« Tomber du ciel » chez l'Iconoclast,
08:39Alice Develay, c'est magnifique.
08:40Et vous avez eu le prix Première Plume 2024.
08:43Bonne route.

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