Les rencontres de L'écume | Le Devoir d'Espérance, de Yann Boissière (éd. Desclée de Brouwer)

  • le mois dernier
Chères lectrices, chers lecteurs,

Voici la captation de la rencontre de Yann Boissière, enregistrée le jeudi 19 septembre 2024. Cet échange est animé par son éditeur François Maillot.

Vous souhaitant de belles lectures,

L'écume

La Quatrième :

La crise spirituelle est, selon Yann Boissière, la crise majeure de notre temps. Elle n'est pas une crise supplémentaire, elle est la matrice de toutes les autres.

Le constat est sans appel : l'individu né avec la modernité, fort de sa conscience autonome, éclate sous la pression de la révolution technologique et numérique. La mutation anthropologique qu'elle implique écartèle l'homme entre deux postures contradictoires : d'une part, la prétention à contrôler le monde de manière purement mentale ; de l'autre, l'impuissance et le désengagement face à la supériorité supposée des machines.

Si cette crise est profonde – disparition du for intérieur, incapacité à accepter la limite, projet postmoderne de tuer le temps –, elle n'a cependant pas le dernier mot. S'appuyant sur la pensée juive et les enseignements de la sagesse universelle, Yann Boissière montre que l'espérance est à notre portée pour redonner sens et souffle à nos existences bouleversées.

Rabbin depuis 2011, fondateur de l'association les « Voix de la Paix », Yann Boissière a été nommé, en 2020, secrétaire général de l'IHEMR (Institut des hautes études du monde religieux). Il a publié Éloge de la loi (Cerf, 2017), Heureux comme un juif en France ? Réflexions d'un rabbin engagé (Tallandier, 2021) et Courage, croyons (Desclée de Brouwer, 2022).

Transcription
00:00Merci, tout d'abord, merci d'être là, merci de vous être déplacé, c'est un moment
00:05joyeux qui s'annonce, merci à L'Écume des Pages pour son accueil et merci à François
00:12d'avoir osé éditer ce livre.
00:15Bonsoir à tous, c'est surtout Yann qui va parler, je suis heureux d'avoir pu apporter
00:28ce texte aux éditions des Clés de Brouwer, représentées ici par leur valeureux directeur
00:33Antoine Bélier et une partie de l'équipe.
00:37Je pense que c'est un texte important, on s'est beaucoup interrogé sur le titre parce
00:45que le mot crise fait peur, néanmoins on va quand même parler de cette crise spirituelle
00:52que tu évoques dans ton livre, Yann, mais on a voulu, avec l'accord évidemment total
00:58de l'auteur, qu'il y ait quelque chose peut-être d'un peu plus positif, d'où le titre, le
01:05devoir d'espérance, mais enfin on parlera de l'espérance à la fin parce qu'il faut
01:09quand même partir du constat à Yann.
01:12Alors quand tu parles de crise spirituelle, j'ai envie de te dire, comme si je n'avais
01:16pas lu le manuscrit, la crise on le voit bien, il y a des tas de crises partout, à commencer
01:24par la crise économique, mais des crises dans un tas de domaines, autant le mot crise
01:30on voit à peu près, autant le mot spirituel c'est un mot qui devient un peu gélatineux,
01:35on parle même de nouvelles spiritualités, qui parfois sont plus nouvelles que spirituelles.
01:40Donc quand tu parles de crise spirituelle, qu'est-ce que tu veux dire en accolant ces
01:46deux mots ?
01:47Merci, merci pour cette question.
01:50Oui, des crises, on en identifie chaque jour une nouvelle, les crises économiques, la
01:55crise politique, la crise de la représentation, la crise, voilà parce qu'on est programmé
01:59presque, notre esprit est programmé pour avoir un regard critique sur la société et
02:04c'est une très bonne chose, donc des crises on en identifie chaque jour, mais ce que j'ai,
02:10je suis parti d'une certaine frustration personnelle peut-être que vous ressentez
02:14aussi, à savoir on vit dans des pays, voilà, des sociétés libérales où il y a une liberté
02:21de penser, où beaucoup de penseurs pensent, on a une intelligence collective formidable,
02:25enfin la somme d'intelligence qui se, voilà, ici, ne serait-ce que dans ces 50 mètres
02:32carrés, il y a un coefficient d'intelligence incroyable, et quand on vit dans la société,
02:37on a l'impression qu'on n'avance pas avec cette intelligence, le monde devient plus
02:42violent, enfin c'est en tout cas le ressenti, on voit bien dans la crise politique qu'avec
02:47toutes ces intelligences on n'arrive pas, on n'arrive plus à concevoir quelque chose
02:52qui aille vers un bien collectif, et donc des crises, il y en a, il y en a, des crises
02:58sectorielles, mais la crise spirituelle je pense n'est pas une crise supplémentaire
03:02à toutes les autres, c'est pas le n plus 1 de toutes les autres, c'est la matrice
03:06de toutes les autres, parce qu'elle concerne pas seulement un domaine de la réalité en
03:11particulier, qui serait l'économie, qui serait le système représentatif, qui serait
03:15tout un tas de choses, mais notre rapport même au monde, la manière même dont on
03:21se relie avec le monde, et cela me, donc ce constat d'abord, je dirais un peu négatif
03:27et très très superficiel, à savoir qu'on est un petit peu, on a l'impression d'être
03:31comme des hamsters, chacun sur sa roue dans des silos, on connaît tous des tas d'amis
03:35dans des secteurs différents qui bossent 15h par jour, qui essayent de solutionner
03:41des choses, etc., et on se dit, mais pourquoi finalement collectivement on n'arrive pas
03:44à mieux vivre, à être plus heureux ensemble, alors même qu'on met une énergie de dingue
03:49et une intelligence de dingue dans tous les phénomènes dans lesquels on exerce ? Et
03:53bien parce qu'en fait on est en train de vivre un changement anthropologique majeur
03:59à mon avis, bon c'est le diagnostic que je poste dans le livre, à savoir l'individu
04:05est en train d'exploser, l'individu est en train de mourir, il est en train d'exploser,
04:09alors l'individu lui-même ça a été une création, c'est une figure humaine prise
04:14dans l'histoire de l'humanité, les anciens exprimaient une certaine forme d'humanité,
04:19le christianisme en a proposé une autre, dans le judaïsme il y en a une autre, etc.,
04:23et puis vers le 16e, 17e siècle, à la faveur de travaux théoriques tout à fait passionnants,
04:28des penseurs politiques, Locke, Hobbes, Rousseau, le droit des gens, etc., ont émergé des
04:36nouvelles sociétés, des sociétés libérales qui sont encore les nôtres, plus ou moins,
04:41avec une figure centrale, celle de l'individu. Donc le mot même d'individu était nouveau,
04:45c'était une figure nouvelle, il y a des penseurs, Manins par exemple, a tout à fait
04:54décrit l'émergence de l'individu par rapport à d'autres modèles qui pouvaient exister,
04:58l'homme chrétien de l'humanitas christianas, ou alors l'homme de la cité italienne par exemple,
05:05il se trouve que c'est le modèle de l'individu qui s'est imposé, parce que ça allait de pair
05:09avec la création de deux sociétés dans lesquelles l'individu était l'unité de Comte. Et cet individu
05:15était un homme autonome, tout ça a été théorisé par des philosophes, jusqu'à Kant effectivement,
05:20qui a mis l'autonomie, vraiment qui l'a mise la plus en valeur, par Descartes bien sûr,
05:25qui définit le projet moderne, à savoir dominer, devenir possesseur de la nature,
05:30comment par le monde des idées, par une subjectivité personnelle et par une projection
05:35de nos idées sur le monde, chose extrêmement efficace, la science dérive de ça, on n'est plus
05:40dans les mondes anciens, on conçoit des choses et on les applique sur le monde, on applique des
05:45solutions sur le monde, un homme donc autonome, pourvu de pouvoirs etc, qui ont été théorisés
05:51par tous les philosophes, et bien tout cela est en train d'exploser, c'est en tout cas le
05:55diagnostic que je fais, par une révolution majeure qui change l'anthropologie humaine elle-même,
06:02à savoir la révolution numérique. La révolution numérique apporte des choses merveilleuses dans
06:07tout un tas de domaines, mais fondamentalement elle change la manière même dont on est au monde,
06:11elle change la manière même dont on va obtenir de l'information sur le monde, dans la manière
06:15où on acquiert la connaissance, même des critères comme la vérité souffrent terriblement face à
06:21cette révolution numérique, la notion de post-vérité, la notion de fait qui ne peut pas se
06:26concevoir sans ces nouveaux mondes, et ce que je décris, alors je vais un petit peu vite là parce
06:32que ça je le théorise, j'essaie de l'expliquer, c'est que face à cette pression numérique qui
06:38s'exprime de plein de manières par un fait, l'obésité informative, je n'ai pas inventé le
06:43terme, il a été décrit par de nombreux penseurs, mais je pense qu'on est la première génération à ne
06:47plus être capable d'intégrer toutes les informations qui nous viennent du monde. Dans l'esprit d'un
06:52Newton, qui était sans doute un homme très intelligent pour son temps, etc, et dans l'idéal
06:57de l'honnête homme, un homme pouvait avoir des expériences diverses, des expériences politiques,
07:01des expériences artistiques, sa sphère intime, etc, et tout ça faisait une sorte de synthèse dans
07:05le fort intérieur de cet individu. Aujourd'hui cette position n'est plus possible, on est bombardé
07:11d'informations et on n'arrive plus à suivre, d'où le côté un peu hamster que j'ai décrit au départ.
07:17Et donc face à cette pression numérique, cette obésité informative qui fait qu'on est toujours
07:21en train de boxer quelque part en défense dans les cordes, on réagit de manière contradictoire et ça,
07:27ça va être le socle de la crise spirituelle. D'une part on essaye de compenser par un surcroît
07:32d'intelligence mentale, alors là c'est le projet de Descartes porté à l'extrême, chauffé à blanc,
07:37j'ai envie de dire, une sorte d'hubris mental qu'on projette dans tous les domaines, on voit très bien ça
07:42dans le monde politique où à peine une crise surgit, on réunit quinze énarques et au bout d'une heure
07:47et demie on a quinze solutions, on fait preuve d'un volontarisme, etc. Evidemment deux heures plus tard,
07:52déjà on n'a plus le temps de s'appliquer sur ces solutions parce que l'autre crise vient, etc,
07:58et on repond aux quinze autres mesures. Donc en fait on projette sur le monde tout un bruit mental
08:04extrêmement fort qui ne fait qu'ajouter de la confusion au monde et qui ne résout jamais rien,
08:09on voit ça aussi dans le monde de l'entreprise avec tous ces processus qui nous engluent dans
08:14des tas de processus précisément où on oublie l'humanité, où on crée des cases qui nous rendent
08:22malheureux, les fameux bullshit jobs, etc. Mais en fait c'est dans tous les domaines de la société,
08:27on essaie de s'en sortir par une sorte d'hubris mental qui fait qu'on essaie d'un surcroît de
08:34domination du monde. Et puis à l'inverse, une pose complètement contradictoire, même totalement
08:40contradictoire, qui est une sorte de défaitisme total de la pensée devant les machines. Il y a
08:45toute cette pensée que les machines sont sentées nous supplanter, la fameuse question de savoir si
08:53les machines sont plus intelligentes que nous, mais quand est-ce qu'elles viendront de plus
08:56intelligente vraiment que nous et prendront le pouvoir, la fameuse singularité. Et puis on
09:01théorise, alors on théorise notre infériorité, c'est merveilleux, on voit des penseurs nous
09:05expliquer que l'homme quand même n'est que subjectif, il est perclut de biais, et puis que
09:12la machine elle ne se fatigue jamais, elle n'a pas de biais. Donc voilà, on externalise notre
09:16intelligence chez les machines en pensant réellement, je pense que certains le pensent
09:22réellement, d'autres le font de manière purement tactique pour vendre simplement leur solution,
09:26voilà le défaitisme que j'appelle la déconviction. Donc on se débarrasse quelque part de notre
09:34responsabilité de changer le monde en disant mais de toute façon la machine va pourvoir à tout ça.
09:39Et donc cette schizophrénie qui est une sorte de schizophrénie tactique de l'homme face à cette
09:43pression numérique qui est en train d'influer sur nos vies et de nous changer dans notre
09:47anthropologie même, voilà c'est ça la base de la crise spirituelle. On est écartelé entre
09:54deux postures complètement contradictoires et ça c'est je dirais la première partie du livre,
09:59le constat. Absolument, merci Yann. Alors je rebondis sur ce que tu viens de dire pour essayer
10:04d'approfondir cette notion de crise spirituelle. On suit un petit peu le déroulement du livre
10:10d'ailleurs, ce faisant. Au fond, on a, en t'entendant et en t'ayant lu, j'ai un peu comme
10:17l'impression qu'il y a une sorte de paradoxe immense, c'est que l'homme qui a voulu être le
10:23maître de tout et la mesure de toute chose se trouve tout un coup menacé de n'être plus grand
10:28chose et la mesure de rien. Et que quelque part c'est peut-être ça qui nous ouvre vers ce mot
10:35spirituel qui n'est pas un mot galvaudé chez toi. Oui on est en train de on est en train de saturer
10:41le monde alors sans même parler de la crise écologique et d'autres problèmes, il y a tout
10:46un tas de grands problèmes dont je ne parle pas parce que c'est pas spécialement mon sujet. Mais
10:49c'est vrai que la réussite de l'homme sur la terre a consisté à pouvoir créer des bulles
10:56culturelles. De fait, l'espèce humaine est la seule espèce à s'être répandue sur toute la
11:01terre. Quand on voit d'autres espèces animales extrêmement productives, elles ont été répandues.
11:06Mais l'homme est celui qui s'est étendu pratiquement dans tous les endroits de la
11:11planète tout simplement parce qu'il a réussi à créer cette fiction de bulles culturelles,
11:15qui l'occupent par la création d'institutions, par de vastes institutions intellectuelles comme
11:21la science, la littérature, donc les bulles culturelles qui témoignent de la réussite
11:27de l'espèce humaine. Dans cette autonomisation de l'homme par rapport à la nature, on est en
11:34train de se saturer nous-mêmes. Je crois que c'est ça qu'on est en train de vivre, cette
11:38fameuse obésité informative. Et effectivement on a cru dominer le monde, mais là on voit bien
11:44qu'on patine, à proposer 15 solutions toutes les deux minutes sur un millier de problèmes. On n'a
11:52plus le temps de s'en occuper, on n'a plus le temps de suivre et surtout on a oublié une chose,
11:57que c'est la spiritualité depuis tout le temps, c'est que l'attitude mentale qui est si puissante,
12:02c'est la méthode de l'idéalité, c'est-à-dire de concevoir des idées, des idéalités. Platon a été
12:08le premier à inventer ça, qu'il y ait des idéaux qui soient distincts de l'expérience et même qui
12:16donnent sens à l'expérience. Les idées chez Platon sont à la fois l'expression de la réalité et sont
12:21des normes vers lesquelles il faut aller. Et ensuite ces idéalités, essayer de les appliquer
12:26sur le monde, ça a marché pendant des siècles, c'est vraiment ça le projet de Descartes,
12:31essayer d'appliquer nos grilles, nos conceptions, nos concepts sur le monde, mais à le faire de
12:38manière répétée, à superposer, à empiler tout ce jus de crâne sur le monde, ça ne marche
12:44plus, on est saturé de ça et donc on s'aperçoit finalement que l'attitude mentale, c'est ça là
12:51où je voulais en venir, et c'est là où la spiritualité embranche, n'est qu'une attitude
12:55extrêmement étroite. Parfois il y a des vrais problèmes qu'il faut essayer de régler, bien sûr
13:01je ne suis pas en train de dire le contraire, mais parfois il vaut mieux ne rien faire tout
13:05simplement, simplement regarder l'autre, regarder son regard, être dans l'admiration, l'admiration
13:11c'est pas la production d'une idée, l'admiration c'est simplement un sentiment qui consiste à
13:16voir la chose de manière élevée, être dans la louange, chose qu'on fait si peu sur la scène
13:20sociale, on passe notre temps à critiquer parce que quelque part on est programmé pour critiquer,
13:24c'est à la fois notre intelligence et en même temps c'est notre propre destruction qui se joue
13:28dans cet esprit critique. Enfin un rabbin le sait très bien, quand quelqu'un vient en face de vous
13:33et dit voilà je viens de perdre ma mère ou je viens de perdre mon fils qui s'est suicidé à 22 ans
13:38qui vient de sauter par la fenêtre, là il n'y a pas de solution à produire, il n'y a pas d'idées
13:42géniales à produire, à ce moment là il faut juste écouter, compatir, être dans un silence actif
13:49j'ai envie de dire et en fait nos sociétés sont programmées pour être la fête de l'esprit
13:57et l'un des grands problèmes, mais c'est quelque chose qui se pose aussi dans le monde de
14:00l'entreprise, dans le monde politique, c'est qu'on confond les problèmes humains et les problèmes
14:04techniques. Un problème technique c'est très simple, la voiture ne marche pas, vous identifiez
14:09la panne, c'est le carburateur, vous remplacez le carburateur, la voiture remarche. Mais la plupart
14:14des choses sont des problèmes humains, si vous allez chez le médecin et qu'il vous dit
14:19monsieur Boissière c'est très simple, si vous continuez à fumer trois paquets par jour, dans deux ans
14:23vous êtes mort, en fait là c'est pas un problème technique, c'est un problème dont vous êtes le
14:28centre, c'est votre vie même qui doit changer, c'est pas une pièce détachée
14:33qu'il s'agit de changer pour repartir, c'est votre humanité même qui doit changer, qui doit
14:39évoluer. Et elle est là la spiritualité, la plupart des problèmes ne sont pas des problèmes techniques
14:44qu'on peut résoudre par des solutions, qu'on projette sur le monde, mais par un changement intime. Dieu sait
14:50si c'est difficile de changer, mais les choses se déplacent, c'est la lumière sur les choses qui
14:55petit à petit se déplacent et un jour on a un problème pendant dix ans et un jour
15:00on ne l'a plus. Pourquoi ? Non pas parce qu'on a répondu, on a trouvé une solution à un
15:06problème, mais parce qu'on s'est déplacé petit à petit et la lumière n'est plus la même et le
15:11problème ne se pose même plus, parce qu'on a changé de système. La spiritualité
15:16elle travaille dans cette direction là. Merci Yann, j'ai une dernière question et après vous allez
15:21pouvoir aller demander à Yann une dédicace pour les dizaines de livres que vous allez
15:27chacun acheter pour tous vos amis et même pour vos ennemis. Tu parlais, tu disais il n'y a pas
15:34de solution et nous voulons toujours des solutions. La troisième partie de ton livre parle de
15:42respiration, le mot est bien choisi, et ces cinq respirations que tu proposes, je ne te demande pas
15:49de les dévoiler ici, il faut lire le livre pour les connaître, mais elles sont issues de la
15:56tradition juive qui est la tienne. Comment cette tradition juive aujourd'hui peut servir au monde
16:06entier, quelles que soient les traditions religieuses, philosophiques des uns ou des autres,
16:11parfois avec une très très très très faible dose de surcouches philosophiques ou religieuses chez
16:21les uns ou les autres, comment cette sagesse, cette tradition peut servir pas seulement à la
16:28communauté juive, mais au monde entier ? Ça c'est une grande question, c'est une question très
16:33difficile à laquelle répondre. Il faut quand même que je te mette un peu dans mes guesses.
16:38J'aime bien toujours en revenir à deux grandes conceptions du monde, je sais qu'il y en a beaucoup
16:44plus sur le monde, mais qui en tout cas ont nourri nos civilisations, c'est la conception grecque et
16:48la conception juive, qu'il est toujours intéressant d'opposer, non pas pour déclarer la victoire de
16:53l'une sur l'autre, les deux sont absolument fantastiques, on a besoin autant de philosophie
16:56grecque et de toute cette histoire que d'à mon avis de pensée juive aussi. La philosophie grecque
17:03elle croit en un monde d'essence, les choses existent, le cosmos existe, une totalité organisée
17:10que les grecs appelaient le cosmos, et dans chaque chose il y avait une espèce de programme d'ADN
17:15qui fait que la chose était ce qu'elle était, ça s'appelle le logos, c'est comme si un concepteur
17:22informatique avait dit à créer des choses avec logos inside, il y avait intel inside dans les
17:26ordinateurs, là c'est logos inside, et donc la philosophie consiste à s'étonner des choses et
17:32à retrouver le logos de cette chose, par un heureux hasard, nous on est aussi pourvu du logos,
17:37donc on a la capacité de parler et dire ce que les choses sont, la philosophie c'est essayer de dire
17:42ce que les choses sont, s'étonner d'abord, Thaumatza, il me disait, Platon justement, s'étonner que les
17:46choses soient ce qu'elles sont, et après avec ce millimètre de recul essayer de décrire ce
17:52qu'elles sont, les causalités etc, c'est ce qui est essentiel, ce qui est accessoire, donc Aristote,
17:57Platon et ensuite toute la philosophie. Le judaïsme, et c'est en ça qu'il est complémentaire et qu'il
18:03est aussi très intéressant, ne parle pas d'un monde d'essence, de choses qui sont qu'elles sont,
18:07quand on ouvre la bible, Dieu parle et le monde est, c'est à dire que la parole précède l'être,
18:14et l'être qui existe, qui a le mérite d'exister, il est toujours en appel d'être, on appelle l'être
18:21d'abord, c'est un appel, mais la conversation est toujours préalable, et l'être essaye d'être à la
18:28hauteur de la parole mais n'est jamais à la hauteur de la parole, ce que je veux dire c'est que là où
18:33la pensée grecque voit le monde comme une collection d'essence, de choses qui sont ce qu'elles sont,
18:40etc, le judaïsme voit le monde comme une conversation, et ça c'est complètement différent
18:46de voir les choses comme une conversation, parce que d'abord c'est quelque chose de beaucoup plus
18:50humain, le lien avec le monde passe d'abord par le lien humain, par la conversation, les choses sont
18:58appelées avant d'être éventuellement, et au passage elles n'arrivent jamais à être ce qu'elles
19:02devraient être, c'est pour ça qu'au passage le judaïsme est une religion de la loi, parce que
19:07c'est une religion de ce qui devrait être, sans illusion qu'un jour l'être peut rejoindre ce qui
19:12devrait être, mais en tout cas c'est avant tout un monde de conversation, c'est un monde qui se
19:16construit par échange humain, on a besoin d'être à deux pour construire un monde, on ne peut pas dans
19:22son petit coin avoir le génie de dire voilà les choses sont comme si, sont comme ça, et écrire
19:27un traité de ce qui est, et du monde, etc. Le judaïsme c'est une religion sociale qui parle à
19:33l'être humain, qui passe par le visage, évidemment toute l'oeuvre de Lévinas en témoigne, et le monde
19:40est une conversation, c'est-à-dire qu'on n'arrive jamais à toucher l'essence des choses, et heureusement
19:46parce que ça veut dire qu'on peut on peut les reformuler, c'est une religion du narratif le
19:51judaïsme, en changeant le narratif, même le narratif des choses passées, on arrive à
19:56reprogrammer l'avenir, parce que revenir sur des choses et arriver à raconter l'histoire autrement,
20:02eh bien c'est se reprogrammer différemment pour l'avenir, voilà ce qu'apporte le judaïsme,
20:07une religion de la conversation, une religion qui n'a pas peur du dissensus, et à la limite, voilà
20:12on voit combien dans cette culture dégradée du débat public dans lequel on est, où aujourd'hui
20:17il s'agit de se flinguer avant d'écouter l'autre, etc, et de trouver éventuellement intéressant qu'ils
20:22puissent ne pas être d'accord avec nous, eh bien le judaïsme met l'accent sur le désaccord, sur la
20:27discussion, à la limite c'est pas grave si on repart de manière... si on a une vision plus claire de
20:32notre désaccord et qu'on est un petit peu plus éloigné l'un que l'autre, mais avec la vraie
20:36compréhension de la valeur de l'éducation, eh bien c'est ça, on a tellement besoin de ça
20:42aujourd'hui, de conversation, de regard humain, de contact humain, de discussion respectueuse du
20:49dissensus, et voir le monde comme une conversation, à savoir quelque chose
20:54qui peut être sans cesse reprogrammé, et qui met l'accent sur la nécessaire nouveauté, on peut
20:59inventer des choses à travers la conversation, là où le monde des essences nous affixe à une
21:05essence qui fige les gens et les choses, donc voilà la dynamique du judaïsme j'ai envie de dire.
21:13Merci beaucoup Yann.

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