Ali Baddou reçoit l'écrivaine, et artiste plasticienne, Claudie Hunzinger qui invite les auditeurs à repenser leur relation avec la nature, le langage et la sensibilité, à travers son dernier roman "Il neige sur le pianiste" paru chez Grasset.
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Art et designTranscription
00:0015 minutes de plus et ce vendredi matin, j'ai le bonheur de recevoir une artiste plasticienne
00:14et écrivaine.
00:15Elle ne croit pas à la suprématie du langage humain et elle défend le champ du monde,
00:21de la nature et en particulier celui d'un extraordinaire petit renard dont elle est
00:26tombée amoureuse.
00:28Elle publie « Il neige » sur le pianiste, un roman tendre et poétique qui est publié
00:33chez Grasset.
00:34Bonjour Claudia Hunsinger.
00:35Bonjour Ali.
00:36Et bienvenue.
00:37Comme chaque semaine, on va commencer avec une expérience de pensée mais c'est la
00:41première fois qu'on reçoit une romancière et une artiste plasticienne.
00:45On va essayer de vous accompagner dans votre univers.
00:48Il faut qu'on s'imagine être en pleine forêt, dans la peau d'un écrivain, d'une
00:54écrivaine et la neige tombe, le vent souffle.
00:57Comment est-ce qu'on écrit, comment est-ce qu'on décrit le son du vent, le crissement
01:02de la neige sous nos pieds ? Vous, vous y essayez avec des onomatopées.
01:07Oui, c'est vrai, il faut commencer par ça, c'est-à-dire une maison dans la neige,
01:14le vent, l'isolement et on est à l'intérieur et on perd un peu sa propre importance humaine,
01:24on élargit les oreilles et on écoute tout ce qui se passe et tous les bruits qui nous
01:29entourent et en particulier le vent, les vents, puisque chaque vent qui traverse la maison
01:37vient d'un autre côté et a sa propre sonorité.
01:41Et il faut essayer de la restituer.
01:43Alors il y a les différentes manières de mettre en scène dans un livre la neige qui
01:49tombe.
01:50Vous regardez ces étoiles sur cette page à l'intérieur de votre roman, est-ce que
01:54vous pouvez nous décrire comment vous avez voulu donner l'impression de la neige avec
01:59uniquement des caractères typographiques ?
02:01Alors aussi on commence, pour les onomatopées, à chercher dans sa propre bouche humaine
02:11les bruits qu'on entend de la neige, voilà, alors ça, ça convoque aussi bien les lèvres
02:17que la langue, que le gosier, que les dents, que tout l'être, c'est un autre langage
02:24et on est absolument ailleurs que dans l'espace humain et la neige c'est très particulier
02:31à chercher, voilà, la neige d'ailleurs, le mot neige, neige déjà, en français neige,
02:40il y a quelque chose de très doux qui apparaît, Schnee en allemand aussi, snow, en anglais
02:46est encore différent, peut-être un peu plus fleuri, voilà, donc à la fois les mots
02:51eux-mêmes sont déjà très ressemblants au bruit qu'ils signifient et toute la magie
03:01du langage se trouve là, déjà à la base, dans le bruit même des sons.
03:07Le bruit de la neige fraîche par exemple, qu'est-ce que ça donne ?
03:10Chut ! Chut ! La neige qui durcit, la froide crisse, la neige qui tombe, la neige qui cristallise,
03:23la neige qui commence à geler, ça, ça donnerait ? Grr, grr, grr, sous les pas.
03:29Sous les pas, parce que c'est justement la seule chose dans cette histoire qui vous soit
03:34familière, écrivez-vous, c'est la neige, on dit qu'elle tombe pensivement, qu'elle
03:40pense, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire de dire de la neige qu'elle pense et
03:45comment faites-vous pour essayer d'entrer dans les pensées de la neige ?
03:49Oui, je pense que là on a une expérience de pensée très différente de la pensée
03:55humaine.
03:56Quand il neige, derrière une vitre, on la regarde tomber et on se dit, mais elle traverse
04:07la neige, est-ce que c'est la neige qui traverse la vitre et qui vient vers vous ? Est-ce que
04:11c'est vous qui traversez la neige ? Est-ce que c'est vous qui neigez ? Et alors se dire
04:17« c'est peut-être moi qui neige, c'est peut-être bien moi qui neige » et arriver
04:23à se dire ça, en la regardant tomber, c'est moi qui neige, ça fait un bien fou, parce
04:29qu'on se dépose sur tout, on se dépose sur là-haut, dans cette montagne, sur les
04:35arbres abattus, le bruit des tronçonneuses toute la journée, on se dépose sur le massacre
04:40des arbres et on les recouvre et c'est tout de douceur.
04:47Cette douceur, cette poésie, cette musique, il faut raconter le visible lorsqu'on est
04:53écrivain mais aussi ce qui est invisible et il y a souvent l'idée que l'univers
05:00entier est un jeu de vibrations, d'architecture, de musique, de merveilles et dans ce roman
05:06vous racontez une rencontre, c'est une rencontre amoureuse, je le disais, qui est assez étonnante
05:11puisque c'est la rencontre avec celui que vous appelez l'extraordinaire petit renard,
05:17un renard auquel vous préparez chaque jour un repas gourmet que vous guettez, que vous
05:23attendez derrière la vitre de votre maison au cœur de la forêt, comment est-ce qu'on
05:28se sent et comment est-ce qu'on tombe amoureux d'un renard ?
05:31Alors on tombe amoureuse d'un renard, d'abord parce qu'il s'est présenté, parce que
05:40c'est la splendeur même, parce que c'est un être brûlant, un être de feu, qu'il
05:49vient vous provoquer de sa beauté musclée de l'autre côté de la vitre et que son
06:00personnage, comment le décrire ? Je dirais qu'il a d'abord des yeux, des yeux magnifiques,
06:09très larges, écartés, imaginatifs, des yeux d'or fardés de noir, qu'il a un
06:18museau, un long, un long museau, des babines rieuses, que son regard est loyal, effront,
06:27est hardi, quasiment enfantin, pas du tout à vous donner la chair de poule et qu'il
06:34vous embarque immédiatement par sa présence, parce que les animaux sont des dieux et un
06:40renard est un de nos dieux et que même si on assacre, même si on assiste aujourd'hui
06:47aux grands massacres des renards, je ne sais pas comment ils font mais toujours ils en
06:52surgissent vivants, vivants, toujours vivants, c'est un moment d'épiphanie, écrivez-vous.
07:00Est-ce qu'on peut écouter de la musique, car elle est très présente dans ce livre,
07:06il y a beaucoup de musique au piano sur un Stenway et on entend souvent Jean-Sébastien Bach.
07:17C'est le clavier bien tempéré de Bach, qu'est-ce que vous ressentez en l'écoutant là ?
07:34Alors cette fugue, et curieusement est une fugue appallant, quelqu'un s'avance appallant
07:42dans une sorte de forêt de monde, il y a à la fois une grande tendresse je trouve
07:50et une grande tristesse, tendresse et tristesse exquises absolument et en même temps c'est
07:57peut-être, j'y entends le flux d'un ruisseau, Jean-Sébastien Bach, c'est un ruisseau
08:05et quelque chose qui nous lave de tout, les horreurs ont eu lieu, on s'avance dans un
08:10monde qui a été lavé par ce ruisseau.
08:13Alors expliquez-nous justement, puisque vous nous invitez à penser que la musique nous
08:18lave, qu'elle nous lave de tout ce qui pourrait nous amener vers le péché, la saleté, l'horreur,
08:27la violence, pourquoi est-ce que la musique nous lave ? Un jour vous parlez de Beethoven
08:33et vous regardez votre chien qui écoute un opus 110 de Beethoven et vous vous imaginez
08:40de ce qui peut bien se passer dans sa tête et vous arrivez à vous mettre dans la tête
08:44des animaux.
08:45Oui, tout à fait, oui, ça m'est arrivé, c'est une expérience très étrange.
08:49J'écoutais l'opus 110 de Beethoven, une sonate piano et à ce moment-là, mon chien
08:57s'est mis à chanter, à chanter vraiment, c'est-à-dire le gosier tendu a ululé mélodieusement,
09:06a accompagné la musique et c'était comme à ce moment-là, s'il avait déserté,
09:14quitté sa loyauté envers le genre humain pour rejoindre peut-être une bande de loups
09:21et que les loups, eux, sauvages, sont directement liés au cosmos et à la musique du cosmos
09:28et n'ont rien à voir avec le genre humain.
09:30Une musique et une langue, un langage d'avant le langage, d'avant l'humanité, c'est
09:36un chant originel, je vous cite, à quoi ça ressemble ce langage-là, ce langage qui vient
09:42avant ce qu'on appelle le logos depuis les grecs anciens ?
09:47Eh bien, c'est un langage d'avant le logos, d'avant la raison humaine, c'est, je dirais,
09:54un langage de fission, comme si le cosmos était en fission sans cesse, se brisait et
10:03se multipliait et avançait et chantait et c'est quelque chose qui est en devenir et
10:10quelque chose d'incessant, la musique des sphères sans doute.
10:13La musique des sphères, mais comment est-ce qu'on la retranscrit lorsqu'on est écrivain
10:16et qu'on est condamné à utiliser les mots ? Et votre livre, c'est aussi une réflexion
10:21sur le langage, sur le pouvoir des mots, vous les maniez, vous aimez le langage, mais
10:28vous ne croyez plus à la suprématie du langage humain, je le disais tout à l'heure, à
10:32son objectivité, parce que ça nous sépare du reste du monde, c'est ça ?
10:37Exactement, c'est ça.
10:39Le langage humain, le cosmos, le langage humain justement en dehors du cosmos, le langage
10:48humain qui est un langage de raison, le langage aussi des dictionnaires, de la langue
10:53française, je l'ai bien connu par ma mère, professeur de français, par mes ancêtres
10:59instituteurs, mais ce langage, je dirais, phallo, logo, centré, n'est plus le mien.
11:07Voilà, c'est une façon de dire qui parle de suprématie humaine, mais si on étend
11:17cela, si on étend, si on agrandit ses oreilles, si on les allonge, on perçoit tout à fait
11:24d'autres choses, et c'est cette musique des sphères, cet absolu, cette beauté, qu'on
11:31cherche aussi bien, je pense, dans la musique quand on joue, que quand un écrivain est
11:36sur sa page d'écriture, de texte, qu'on cherche à atteindre, et qui semble une sorte
11:42d'absolu, de beauté, impossible à atteindre, et que parfois on croit toucher, à peine,
11:47peut-être.
11:48Quand on parle enfant, quand on parle en neige, ce sont vos expressions, quand on parle en
11:55langue, il y a l'idée qu'on peut passer quelqu'un au rayon X, comme on le ferait
12:01pour un tableau, qu'est-ce qu'on verrait, Claudie Hunzinger, si on vous passait au rayon
12:06X ?
12:07Oui, et bien oui, en effet, là j'ai l'air d'être une femme dans un pull en pantalon
12:14des bottes, mais en fait, d'être très humaine, mais en fait, vous savez, à force de vivre
12:25en compagnie des arbres, des feuillages, des nuages, des oiseaux, des ramages, on est imprégné
12:38de cela, on a brisé notre propre mur humain, notre propre peau, notre carapace, et par
12:46une sorte d'osmose, je dirais, de capillarité, peut-être, on s'est agrandi à ces autres
12:55présences, à ces autres langages, à ces autres sensations, qui sont celles qui nous
13:02entourent quand on s'absente un peu de soi-même.
13:06Et à l'idée, justement, qu'on peut rejoindre quelque chose qui relèverait de la terre
13:11où nous ne sommes pas qu'en exil, que nous pouvons aussi habiter, habiter en étant en
13:16communion avec le monde, comme vous, avec votre renard, moi et lui.
13:22Quelle est la morale de l'histoire, en un mot, Claudie Hunzinger ?
13:25Oh, je dirais qu'il faut perdre en effet sa propre importance, qu'il faut essayer
13:31de se débarrasser de ses murs, ses murailles, allonger ses oreilles, être poreuse à tout
13:42ce qui nous entoure.
13:43Merci infiniment d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus « Il neige » sur
13:48le pianiste.
13:49C'est le roman que vous publiez chez Grasse.
13:51Vraiment, merci d'avoir été l'invité de 15 minutes de plus.