L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 21 Septembre 2023)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
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00:00 * Extrait de la vidéo *
00:07 La notion de toxique est au cœur de l'actualité.
00:09 Je vais vous donner deux exemples dans quelques instants.
00:12 Et c'est la raison pour laquelle nous avons invité deux chercheurs,
00:14 Renaud Beko et Gwenola Lenahour.
00:17 Bonjour à tous les deux.
00:18 Vous publiez un ouvrage collectif intitulé
00:21 « Vivre et lutter dans un monde toxique ».
00:23 C'est aux éditions du Seuil.
00:25 Gwenola Lenahour, il y a aujourd'hui une information,
00:29 une information-choc au sujet du glyphosate.
00:32 Avec une proposition de Bruxelles qui propose de prolonger pendant 10 ans
00:36 cet usage de l'herbicide, un herbicide qui fait peur.
00:42 Justement, qu'en pensez-vous ?
00:44 Alors, sur le glyphosate, il faut savoir qu'il y a plusieurs expertises,
00:47 notamment de l'Inserb, une expertise collective de 2021,
00:51 et du CIRC, le Centre international de recherche sur le cancer,
00:54 qui mettent en avant les nombreux dangers du glyphosate pour la santé.
00:58 Le CIRC le classe comme cancérogène probable.
01:01 Et l'Inserb fait état d'un certain nombre de problèmes,
01:04 notamment des questions de perturbations endocriniennes,
01:07 qui sont mises en avant dans cette expertise collective.
01:10 Mais de l'autre côté, les agences,
01:12 notamment l'agence européenne sur les produits toxiques,
01:15 met en avant plutôt les incertitudes autour des effets sur la santé.
01:20 Donc on retrouve quelque chose d'assez classique.
01:23 D'un côté, des institutions sanitaires qui mettent en avant les dangers probables.
01:27 Et de l'autre, des agences réglementaires qui mettent en avant plutôt les incertitudes
01:32 et qui recommandent de continuer à utiliser ces produits malgré ces incertitudes.
01:38 Et donc on voit que les considérations économiques priment sur les considérations sanitaires.
01:43 Et les premières victimes sont les salariés,
01:46 puisque ce sont les agriculteurs et les ouvriers agricoles qui utilisent ces produits,
01:50 qui sont ensuite mis en danger et qui contractent des maladies professionnelles
01:54 qui sont désormais assez connues.
01:56 Et oui, on voit aussi que ce terme, le mot de « toxique »
02:00 qui figure dans votre ouvrage collectif,
02:03 est là aussi dans une autre illustration au sujet d'un site de déchets toxiques,
02:10 Stocamine, ça se situe dans le Haut-Rhin, à Renaud-Bécaud.
02:14 Et il consisterait à enfouir 42 000 tonnes de déchets d'ici à 2027
02:21 dans ce lieu qui n'est pas un n'importe quel lieu,
02:23 puisqu'il est proche d'une nappe phréatique,
02:26 qui est la plus grande réserve d'eau potable d'Europe.
02:29 Là aussi on voit qu'on n'en a pas fini avec les toxiques.
02:33 Un mot sur ce site de Stocamine, Renaud-Bécaud.
02:36 Oui, alors une grande partie de ces déchets sont déjà enfouis.
02:40 La décision que le gouvernement est en train de vouloir prendre,
02:43 ce serait de maintenir ces déchets,
02:45 alors qu'on sait qu'il y a eu plusieurs expertises
02:47 qui indiquent qu'il y aura nécessairement une contamination de la nappe phréatique.
02:51 Il y a une incertitude sur le délai de contamination
02:54 de quelques décennies à quelques siècles,
02:56 mais il y a une certitude sur le fait qu'il y aura cette contamination à terme,
03:00 alors que c'est la plus grande nappe phréatique d'Europe.
03:03 Ce qu'on peut dire, c'est que ça soulève deux questions.
03:06 Il y a eu beaucoup de mobilisation des collectifs de riverains,
03:09 des collectifs de travailleurs aussi de Stocamine
03:11 depuis une vingtaine d'années maintenant.
03:13 Des travailleurs qui ont été exposés à des conséquences sur leur santé,
03:17 notamment à l'occasion d'un incendie dans ce stockage
03:20 en 2002.
03:22 Et donc là, il y a une décision qui est prise,
03:24 malgré les alertes qui ont pu être portées par ces mobilisations collectives.
03:27 Puis l'autre question que ça pose,
03:29 et qu'on retrouve dans toute une série de conflits
03:32 sur les enjeux de pollution industrielle,
03:35 c'est la mise en visibilité ou la mise en invisibilité
03:38 de l'héritage toxique d'une période industrielle.
03:42 Et là, en enfouissant, ce serait une manière
03:45 de soustraire au regard cet héritage toxique.
03:48 Et oui, parce que lorsqu'on lit votre ouvrage
03:50 "Vivre et lutter dans un monde toxique", Renaud Bécaud,
03:53 on se rend compte qu'on n'a pas conservé la mémoire
03:55 des pollutions passées, des pollutions qui demeurent
03:58 pour certaines d'entre elles,
04:00 et qui sont enfouies au sens propre,
04:02 comme au sens figuré.
04:04 Effectivement, parlons de mémoire, d'ailleurs,
04:07 on peut dire qu'aujourd'hui, on est le 21 septembre,
04:09 et qu'on commémore aujourd'hui les 20 ans d'AZF,
04:12 ce que je pense beaucoup de vos auditeurs ont oublié,
04:15 l'accident d'AZF, c'était il y a 20 ans, 4 jours.
04:17 - Et ce qu'était cet accident d'AZF à Toulouse ?
04:20 - L'accident d'AZF, c'est une des dernières
04:22 grandes catastrophes industrielles en France,
04:25 qui remonte à il y a 20 ans,
04:27 qui a provoqué 31 morts à Toulouse ce jour-là,
04:32 et un nombre de blessés qui est discuté,
04:35 en tout cas plus de 2500 blessés dans cette ville.
04:38 Ça a même été un traumatisme pour la ville de Toulouse,
04:41 un traumatisme qui est toujours actif aujourd'hui,
04:43 et sur la mémoire de cette catastrophe,
04:45 ce qu'on peut dire, ce qui est documenté
04:47 par certains collègues toulousains,
04:49 je pense en particulier à Olivier Saint-Hilaire,
04:51 c'est qu'il y a une construction mémorielle
04:53 qui met en évidence certains éléments patrimoniaux
04:55 de l'ancienne usine d'AZF, sur l'ancien site
04:57 où l'usine a été détruite en très grande partie,
05:00 mais que les aspects qui pouvaient le plus rappeler
05:03 la toxicité de ce site ont été totalement soustraits au regard.
05:07 Donc on retrouve la même problématique
05:09 que celle de Stokamin, c'est-à-dire soustraire
05:11 au regard l'héritage de la pollution industrielle.
05:14 Ce qui est terrible, Gwenola Le Naur,
05:16 c'est qu'on a l'impression que ces pages d'histoire
05:19 que l'on feuillette en lisant votre ouvrage
05:21 ne sont pas du tout achevées, qu'elles demeurent.
05:24 98% des Européens respirent aujourd'hui un air toxique,
05:30 c'est par exemple un chiffre que l'on trouve
05:33 dans le quotidien Libération.
05:35 Vous employez un terme, un néologisme
05:37 qui est assez effrayant, mais qui dit bien les choses,
05:39 la pétrolisation.
05:41 Expliquez-nous, Gwenola Le Naur,
05:43 ce que ça signifie, qu'est-ce que ça veut dire
05:45 finalement, s'être habitué de cette manière-là
05:47 à vivre dans un environnement toxique ?
05:49 La pétrolisation, on l'a employée dans le livre
05:52 notamment pour désigner ce moment où s'implante
05:55 une industrie pétrochimique sur des territoires.
05:58 Donc il faut se représenter notamment
06:00 l'implantation d'une raffinerie.
06:02 On peut prendre l'exemple du sud de Lyon
06:05 qui va radicalement modifier la physionomie du site
06:07 même si des industries polluantes
06:09 étaient déjà implantées sur ce site
06:11 et qui modifient aussi son économie.
06:13 C'est-à-dire que la pétrolisation,
06:15 c'est l'exploitation des hydrocarbures
06:18 qui ensuite vont permettre de produire
06:21 tout un tas de dérivés, notamment les plastiques,
06:23 mais aussi des produits pharmaceutiques, etc.
06:27 Cette pétrolisation, elle a longtemps été décrite
06:30 comme une success story,
06:32 c'est-à-dire l'idée qu'on avait une victoire
06:35 des industriels, une exploitation d'une énergie nouvelle,
06:39 mais on a oublié que la mise en place
06:42 de ces raffineries un peu partout,
06:44 on peut reprendre l'exemple de Fos,
06:46 l'exemple de Lyon, mais d'autres endroits
06:49 où on a implanté des raffineries,
06:51 c'est la destruction d'un certain nombre
06:53 d'écosystèmes et de paysages
06:55 et puis des effets sur la santé
06:57 pour les populations qui s'en sont inquiétées
07:00 dans la plupart des cas,
07:02 dès le début de l'implantation.
07:04 Et souvent on a oublié ces craintes
07:06 et on a assez peu de certitudes
07:08 sur les effets sur la santé,
07:10 il y a beaucoup d'incertitudes,
07:12 beaucoup de choses à développer
07:14 pour pouvoir mesurer les effets
07:16 à la fois sur la santé et sur l'environnement
07:18 de cette pétrolisation du monde.
07:20 - Mais alors, Renaud Bécaud,
07:22 est-ce que ça veut dire que rien n'a changé ?
07:24 Parce qu'il y a eu une série de catastrophes,
07:26 vous venez d'évoquer la catastrophe AZF,
07:28 mais il y a eu aussi d'autres précédents,
07:31 hélas, avant cela,
07:33 il y a eu aussi des pollutions
07:35 plus sournoises, par exemple,
07:37 vous évoquez l'exploitation du gaz de lac
07:39 dans votre ouvrage.
07:41 Est-ce que des enseignements ont été tirés ?
07:43 Est-ce qu'aujourd'hui, il y a malgré tout
07:45 une réaction des pouvoirs publics ?
07:47 Ou alors, comme le montre l'autorisation
07:49 du glyphosate, ou bien la manière
07:51 dont aujourd'hui on considère
07:53 que des déchets peuvent être
07:55 enfouis dans le site de Stocamine,
07:57 aucune leçon n'a été tirée ?
07:59 - Alors, il y a évidemment des leçons
08:01 qui ont été tirées après chaque catastrophe,
08:03 et souvent, ça intervient après
08:05 des catastrophes.
08:07 Il y a quasiment systématiquement
08:09 une révision des réglementations
08:11 qui encadrent les risques industriels
08:13 et la pollution industrielle.
08:15 Ça a été le cas après la catastrophe
08:17 de Faisun, donc l'explosion de la raffinerie
08:19 en 1966, il y a un processus réglementaire
08:21 qui se met en place et qui aboutit
08:23 en 1976, avec l'adoption
08:25 de la loi sur les installations
08:27 classées pour la protection de l'environnement.
08:29 Ça a été le cas également après
08:31 l'accident d'AZF qu'on a évoqué,
08:33 avec ce qu'on a appelé par la suite
08:35 la loi Bachelot sur les risques industriels,
08:37 donc une loi de 2003.
08:39 Mais ce qui est intéressant de voir, c'est que
08:41 cette semaine,
08:43 la MARIS, qui est l'association des maires
08:45 des communes qui subissent
08:47 des risques industriels, a dressé un bilan
08:49 de cette loi Bachelot en considérant
08:51 et en disant assez fermement
08:53 que ça leur semblait être un échec,
08:55 globalement. - Mais parce qu'on ne le voit pas
08:57 très très clair, justement, Renaud Bécaud.
08:59 Alors, si je prends une catastrophe plus
09:01 récente, la catastrophe de Lubrizol
09:03 à côté de Rouen,
09:05 il y a un scénario, et vous le dites très bien dans votre
09:07 livre, il y a un scénario qui se reproduit
09:09 à chaque fois, une catastrophe intervient,
09:11 les pouvoirs publics disent "vous n'avez rien à craindre",
09:13 et puis, quelques temps après,
09:15 parfois peu de temps après, on s'aperçoit que les choses
09:17 sont plus compliquées que cela. Que sait-on
09:19 sur Lubrizol aujourd'hui ?
09:21 - Que sait-on sur Lubrizol ? Sur l'impact
09:23 sanitaire de Lubrizol ? Il y a une enquête,
09:25 enfin un suivi épidémiologique
09:27 qui a été mis en place par Santé publique
09:29 France, qui va
09:31 commencer à remettre ses premiers résultats
09:33 dans les prochains mois, mais les résultats vont pouvoir s'étaler
09:35 sur plusieurs années. - C'est une
09:37 manière de diluer le toxique ?
09:39 - Effectivement, sur l'impact
09:41 écologique et sanitaire de cette catastrophe,
09:43 pour le moment, on sait assez peu de choses.
09:45 Par contre, on sait aussi que des collectifs
09:47 de riverains, dès la journée
09:49 de la catastrophe, ont essayé de mobiliser
09:51 d'autres formes de production de savoir que celles
09:53 des agences publiques,
09:55 et en particulier les collectifs
09:57 de riverains à Rouen, ont mobilisé
09:59 l'Institut Écocitoyens sur la connaissance
10:01 des pollutions, qui est basé à Fos-sur-Mer,
10:03 mais qui a développé un certain
10:05 nombre de méthodologies qui permettent de mettre en lumière
10:07 certains toxiques, certaines
10:09 catégories de polluants qui ne sont pas forcément
10:11 mesurées par les agences publiques.
10:13 - Oui, puisque Gwenella Le Naur,
10:15 justement, dans votre livre, vous revenez
10:17 sur la manière dont les populations
10:19 se sont saisies, finalement,
10:21 de cette question épistémique, c'est-à-dire
10:23 du savoir sur
10:25 les toxiques auxquels on est
10:27 exposés, parce qu'il est
10:29 évident que le savoir est une arme
10:31 dans ce contexte-là, et que cette
10:33 arme-là, elle peut être, je ne sais pas
10:35 quel terme employé, confisquée
10:37 ou masquée en partie par
10:39 les pouvoirs publics, dans un
10:41 souci d'efficacité économique ?
10:43 - Alors oui, on peut parler de rapports
10:45 de force, mais ce rapport de force,
10:47 ce n'est pas seulement les pouvoirs publics
10:49 qui le maintiennent, c'est surtout les industriels
10:51 qui détiennent le monopole
10:53 de l'expertise légitime sur
10:55 les risques industriels. Ce sont les industriels
10:57 qui produisent eux-mêmes les études
10:59 ou en tout cas qui les financent, les études
11:01 qui portent notamment, je pense, aux études
11:03 de danger, qui sont produites
11:05 au moment de l'installation ou de l'extension
11:07 des entreprises
11:09 classées pour l'environnement.
11:11 Donc il est demandé aux industriels
11:13 de produire des études de danger.
11:15 Le problème, c'est que les industriels sont jugés
11:17 partis, et donc ces expertises,
11:19 ces études sont toujours
11:21 sujettes à caution, en tout cas
11:23 elles suscitent les craintes des
11:25 habitants qui n'ont pas confiance
11:27 dans ces expertises et dans ces
11:29 études, et qui demandent
11:31 l'utilisation d'autres méthodes,
11:33 la production d'expertises indépendantes
11:35 pour documenter les dégâts
11:37 environnementaux et sanitaires.
11:39 Et donc dans le livre, on voit
11:41 un certain nombre d'innovations épistémiques,
11:43 pour reprendre le terme de
11:45 la chercheuse nord-américaine Gwendo Tinger,
11:47 c'est-à-dire des habitants qui vont
11:49 avec des chercheurs institués,
11:51 donc on va être dans des dispositifs
11:53 de recherche collective avec des habitants
11:55 et des chercheurs, qui vont mettre
11:57 en place des nouvelles méthodologies
11:59 qui visent à documenter ces
12:01 atteintes sur la santé. Je pense aux indices
12:03 de soupe toxique, qui sont
12:05 des moyens de mesurer
12:07 les cocktails de polluants dans l'air,
12:09 les seaux pour
12:11 prélever l'air et pouvoir produire des mesures.
12:13 Donc toutes ces inventions
12:15 sont destinées à produire des savoirs
12:17 alternatifs et à pouvoir
12:19 modifier le rapport de force
12:21 avec les industriels, mais c'est extrêmement
12:23 compliqué, puisque ces savoirs sont toujours
12:25 critiqués comme moins
12:27 scientifiques ou non scientifiques.
12:29 Et donc il y a ce besoin
12:31 de légitimité pour les habitants,
12:33 pour faire reconnaître les savoirs
12:35 qu'ils produisent. - Vous le racontez
12:37 fort bien dans "Vivre et lutter dans un monde
12:39 toxique", Renaud Bécaud,
12:41 Gwenola, Lenaour, on se retrouve
12:43 dans une vingtaine de minutes. On va évoquer
12:45 ce terme toxique qui est devenu
12:47 extrêmement polysémique,
12:49 à la fois à prendre au sens propre
12:51 comme au sens figuré. Nous serons en compagnie
12:53 d'une philosophe psychanalyste, Clotilde
12:55 Le Guil, qui publie "L'ère du toxique
12:57 et c'est sur le nouveau malaise dans la civilisation".
12:59 C'est aux presses universitaires de
13:01 France, aux environs de 8h20.
13:03 En attendant, il est 7h56
13:05 sur France Culture.
13:07 6h39, les matins de France Culture.
13:12 Guillaume Erner. - Et oui, toxique au sens propre,
13:15 c'est le thème de l'ouvrage collectif
13:17 que vous avez dirigé Renaud Bécaud
13:19 et Gwenola Lenaour. Vous êtes
13:21 deux chercheurs, vous publiez "Vivre et lutter
13:23 dans un monde toxique", aux éditions
13:25 du Seuil Toxique. C'est un mot qui a
13:27 une fortune indéniable, puisqu'il est utilisé
13:29 dans différents sens. Et Clotilde
13:31 Le Guil, bonjour. - Bonjour Guillaume.
13:33 - Justement, vous donnez un sens plus pur
13:35 au mot de la tribu, puisque vous publiez l'air
13:37 du toxique. Et c'est sur le nouveau
13:39 malaise dans la civilisation, aux presses
13:41 universitaires de France. Toxique, c'est à l'origine
13:43 un mot grec, c'est une flèche. Expliquez-nous.
13:45 - Oui, alors je me suis intéressée d'abord
13:47 au mot lui-même, parce que j'ai été
13:49 frappée par le fait que ce mot
13:51 avait aujourd'hui une nouvelle
13:53 extension dans notre langue
13:55 qui n'existait pas
13:57 au XXe siècle.
13:59 Et que ce mot avait fait
14:01 son entrée pour parler
14:03 du malaise,
14:05 de la souffrance,
14:07 de l'angoisse, dans le champ
14:09 du rapport à l'autre, dans le champ de l'intime,
14:11 dans le domaine des relations amoureuses et sexuelles
14:13 et même dans le champ
14:15 du travail et du lien social.
14:17 Donc effectivement, ce terme s'est répandu
14:19 de façon virale.
14:21 Il ne faisait pas d'ailleurs au départ
14:23 partie de ma langue. Et finalement,
14:25 je m'y suis intéressée aussi parce que je l'ai beaucoup
14:27 entendu dans la bouche des jeunes patients
14:29 qui parlent de leur souffrance.
14:31 Et
14:33 je me suis demandé
14:35 si on pouvait
14:37 lui donner
14:39 une épaisseur, si on pouvait l'interpréter
14:41 et s'il disait quelque chose
14:43 du malaise de notre moment.
14:45 Et effectivement, je me suis intéressée
14:47 à cette archéologie du toxique.
14:49 Et j'ai découvert
14:51 justement que ce terme,
14:53 qui sonne hyper moderne aujourd'hui,
14:55 ne vient pas seulement du champ de l'écologie
14:57 mais que c'est un terme grec,
14:59 le toxicone,
15:01 qui est distinct du pharmacone
15:03 et qu'on trouve dans certains grands textes...
15:05 Il faut nous rappeler ce qu'est le pharmacone et le toxicone.
15:07 Oui, alors le pharmacone, c'est un terme
15:09 qui désigne à la fois un poison
15:11 et un remède qu'on rencontre par exemple
15:13 chez Platon. Jacques Derrida
15:15 a beaucoup commenté la question du pharmacone
15:17 chez Platon. Et donc, cette
15:19 question du toxicone renvoie
15:21 à un autre
15:23 sens, qui est le sens
15:25 d'un poison extrêmement violent
15:27 qui en imprégnait les flèches dans la guerre et dans la chasse
15:29 et qui se diffusait si vite dans
15:31 le corps qu'il mettait en danger le vivant
15:33 lui-même. Alors, dites-moi, Renaud
15:35 Becaud, vous qui êtes chercheur
15:37 en histoire, dans
15:39 votre ouvrage, oui, des questions du toxique, cette fois-ci
15:41 au sens propre, justement, le pharmacone
15:43 c'est un peu le pétrole, c'est à la
15:45 fois le remède et
15:47 le problème quand vous parlez de pétrolisation
15:49 de notre société, c'est-à-dire la manière dont
15:51 le pétrole s'est immis
15:53 à réorganiser les choses au point
15:55 justement d'empoisonner l'air, parfois
15:57 les nappes phréatiques, c'est exactement
15:59 cela aussi ? - Oui,
16:01 effectivement, ce qui nous a intéressé dans ce
16:03 livre, c'est de mettre en dialogue
16:05 des études territorialisées sur différents
16:07 territoires de la
16:09 pétrochimie à l'échelle mondiale.
16:11 Il y a des études en Italie, en France, aux Etats-Unis
16:13 dans ce livre. Et ce qui nous
16:15 intéressait dans ce terme de toxique, c'est de voir
16:17 comment les populations
16:19 à l'échelle de ces territoires
16:21 définissaient leur expérience toxique
16:23 ou pas. Ce n'est pas forcément le terme qu'elles
16:25 utilisent tout le temps, mais leur expérience
16:27 c'est de dire qu'il y a un préjudice
16:29 pour leur santé pour différentes raisons. Et donc comment
16:31 elles définissaient ce préjudice-là ?
16:33 - Et oui, préjudice, Clotilde
16:35 Le Guil, vous qui êtes à la fois
16:37 philosophe et psychanalyste,
16:39 on voit qu'il y a un lien
16:41 très fort entre la notion de toxique et la notion
16:43 d'angoisse. Vous avez travaillé aussi
16:45 sur l'angoisse. - Oui,
16:47 effectivement, le toxique, je l'ai
16:49 aussi exploré comme expérience.
16:51 Qu'est-ce que c'est que cette expérience
16:53 toxique dont
16:55 on n'arrive pas exactement à
16:57 déchiffrer la
16:59 cause, mais
17:01 qui évoque quelque chose
17:03 qui touche à l'angoisse et
17:05 qui évoque évidemment un poison
17:07 qui se serait répandu
17:09 dans notre corps. Et donc cette
17:11 expérience toxique, je m'y suis aussi
17:13 intéressée
17:15 dans la suite du travail
17:17 que j'avais fait dans mon livre précédent
17:19 "Caisser n'est pas consentir"
17:21 qui était un travail
17:23 d'interprétation de l'expérience du
17:25 consentement et de
17:27 toute la difficulté pour le sujet
17:29 lui-même quelquefois à distinguer
17:31 les expériences où il consent
17:33 véritablement depuis un désir
17:35 et les expériences où il se sent en quelque
17:37 sorte forcé, voire où il se force
17:39 lui-même, voire où il cède
17:41 à une situation traumatique.
17:43 Et l'ère du toxique,
17:45 ce nouvel essai,
17:47 c'est pour moi la suite de "Caisser n'est pas
17:49 consentir" parce que j'y explore
17:51 cette expérience toxique
17:53 qui est bien souvent
17:55 une expérience dont on s'aperçoit de la
17:57 toxicité seulement après coup
17:59 c'est-à-dire que sur le moment
18:01 lorsqu'on la vit,
18:03 elle peut renvoyer à une forme de
18:05 jouissance, elle peut procurer
18:07 un certain plaisir
18:09 et à un certain moment,
18:11 quelque chose de ce plaisir va basculer
18:13 dans la douleur,
18:15 dans le forçage et c'est souvent lorsqu'il est
18:17 un peu trop tard qu'on s'en aperçoit.
18:19 Il y a cette dimension d'après-coup
18:21 et l'expérience toxique renvoie
18:23 à une expérience qui est presque en-dessous
18:25 du consentement. On ne sait pas très bien
18:27 si on a consenti. - Comment expliquez-vous cela ?
18:29 Vous êtes aussi psychanalyste,
18:31 comment cela se fait-il que le toxique
18:33 soit découvert a posteriori souvent ?
18:35 - Justement,
18:37 c'est ce que j'ai essayé d'explorer, c'est-à-dire que
18:39 finalement si on prend au sérieux le
18:41 mot, alors il renvoie à ce
18:43 que le toxique est toxicone, il renvoie aussi
18:45 au sens du toxique
18:47 comme stupéfiant,
18:49 comme drogue, comme brise-souci,
18:51 comme disait Freud, et le toxique
18:53 en ce sens-là, c'est aussi ce qui
18:55 en tant que substance
18:57 peut alléger l'angoisse,
18:59 peut procurer un certain plaisir.
19:01 C'est le sens aussi qu'employait Baudelaire
19:03 lorsqu'il parlait des paradis artificiels,
19:05 du doux poison
19:07 qui produit une volupté,
19:09 et c'est le sens qu'on trouve chez Freud dans
19:11 "La Malaise dans la civilisation"
19:13 où d'emblée, Freud évoque ce qu'il appelle
19:15 les substances toxiques, le brise-souci,
19:17 ces substances
19:19 qui nous permettent
19:21 d'alléger immédiatement
19:23 notre malaise en modifiant
19:25 quelque chose finalement en notre corps.
19:27 Et donc,
19:29 pour répondre à votre question,
19:31 Guillaume Erner, je dirais que peut-être
19:33 qu'on peut entendre aussi
19:35 dans l'expérience toxique au sens-là
19:37 métaphorique, qu'il est question
19:39 dans un premier temps
19:41 d'éprouver quelque chose comme
19:43 un plaisir, comme une jouissance,
19:45 qui peut même produire une forme d'addiction
19:47 dans un rapport par exemple
19:49 amoureux et sexuel,
19:51 sans qu'on n'aperçoive
19:53 au fond
19:55 qu'on en vient à se laisser
19:57 intoxiquer par un poison
19:59 qui au départ est un doux poison
20:01 et qui finalement va se transformer
20:03 en poison dangereux.
20:05 Et une fois qu'il coule dans nos veines,
20:07 en quelque sorte, on ne peut pas
20:09 s'en défaire parce qu'il fait partie
20:11 de notre corps
20:13 et il est question de savoir justement
20:15 comment s'en dégager.
20:17 Il y a dans votre livre des pages très éclairantes sur Emma Bovary
20:19 qui est l'incarnation
20:21 probablement de l'intoxication amoureuse
20:23 parce qu'à la fois c'est ce dont elle
20:25 a besoin, c'est ce qu'elle cherche
20:27 et c'est aussi ce qui
20:29 va contribuer à la faire périr, Clotilde Guil.
20:31 Oui, j'ai voulu montrer
20:33 que Flaubert était
20:35 finalement peut-être un des premiers
20:37 à avoir exploré
20:39 ce qu'on appelle aujourd'hui l'amour toxique
20:41 qui est un syntagme
20:43 qui fait vraiment partie du discours de notre temps.
20:45 Et donc j'ai voulu proposer une nouvelle
20:47 interprétation de Madame Bovary
20:49 à partir de
20:51 cette grille de lecture depuis "Le Toxique"
20:53 puisque comme vous le savez,
20:55 Madame Bovary s'achève sur une scène
20:57 d'empoisonnement à l'arsenic
20:59 que Flaubert
21:01 a pris beaucoup de soin finalement
21:03 de détailler, à décrire et dont il dit
21:05 d'ailleurs lui-même qu'il s'est senti
21:07 empoisonné après
21:09 l'avoir écrite. Et
21:11 finalement j'ai interprété cette scène d'empoisonnement
21:13 finale comme disant quelque chose
21:15 de son empoisonnement à elle, de son
21:17 intoxication à l'amour et de son
21:19 intoxication au
21:21 mot d'amour qu'elle a découvert dans la
21:23 littérature. Bon, mais on pourrait aussi se dire
21:25 qu'Emma Bovary justement
21:27 malédiction,
21:29 c'est de ne pas avoir
21:31 rencontré des hommes qui étaient
21:33 à la hauteur de la
21:35 pureté de son amour. Ces hommes ne la méritent
21:37 pas et c'est ça en fait qui est toxique
21:39 dans son existence et qui la conduit
21:41 à sa fin. - Je suis contente de vous entendre
21:43 dire ça, oui j'aime beaucoup cette interprétation
21:45 aussi en effet.
21:47 Mais ce qui est intéressant tout de même,
21:49 c'est de voir que les hommes qu'elle
21:51 rencontre, Rodolphe, Léon, d'abord
21:53 son mari, Rodolphe, Léon, sont des
21:55 hommes au fond qui se substituent les uns aux
21:57 autres dans son existence et elle est quand même
21:59 seule avec une forme de jouissance
22:01 qu'elle recherche
22:03 depuis une certaine idée
22:05 de l'amour, depuis une certaine
22:07 idée qu'elle a de devenir elle-même
22:09 l'héroïne d'un roman
22:11 et de jouir d'être cette femme
22:13 qui a un amant. Il y a quand même quelque
22:15 chose chez elle aussi qui est décorrélée
22:17 de la rencontre véritable
22:19 et qui a à voir avec
22:21 cette jouissance
22:23 qu'elle a dans l'amour.
22:25 - Mais ça veut dire quoi ? Ça veut dire que finalement
22:27 elle a une forme d'amour pervers au sens
22:29 psychanalytique du terme parce qu'elle refuse
22:31 de considérer l'autre comme
22:33 une véritable subjectivité, Clotilde ?
22:35 - Ah non, alors là je ne suis pas du tout d'accord
22:37 avec vous, Guillaume. - Non, c'est vous qui êtes en train de dire ça
22:39 puisque vous dites que
22:41 dans ces rencontres,
22:43 il n'y a pas de rencontre véritable.
22:45 - C'est-à-dire que finalement
22:47 ce que je veux indiquer par là, c'est qu'il y a
22:49 quelque chose de sa
22:51 jouissance féminine de l'amour,
22:53 qui est une jouissance qui a été notamment
22:55 décrite par
22:57 Jacques Lacan.
22:59 Il y a quelque chose dans sa jouissance féminine
23:01 de l'amour qui
23:03 la conduit au fond
23:05 à ne pas rencontrer
23:07 de limites dans ce qu'elle
23:09 attend finalement
23:11 de la rencontre.
23:13 Et vous voyez bien qu'à la fin,
23:15 Flaubert nous montre qu'elle est prête à tout perdre,
23:17 qu'elle est ruinée et qu'elle
23:19 est dans un dénuement radical et c'est ce qui
23:21 la conduit au suicide. Donc ce que
23:23 je veux plutôt montrer, c'est la
23:25 fragilité dans laquelle
23:27 la met, cette
23:29 jouissance de l'amour qui ne rencontre aucune
23:31 limite et qui ne lui permet pas finalement
23:33 véritablement d'assumer un désir qui
23:35 lui serait propre. - Alors évidemment, on est très loin
23:37 d'un monde toxique au sens industriel
23:39 du terme, Gwénola, le Nahour. Ce monde
23:41 que vous avez étudié, d'en vivre
23:43 et lutter dans un monde toxique, l'ouvrage
23:45 que vous publiez aux éditions du Seuil,
23:47 à ceci près que c'est nous-mêmes
23:49 qui nous sommes intoxiqués
23:51 avec les substances dont nous
23:53 avons aujourd'hui besoin et
23:55 on est véritablement
23:57 aujourd'hui aux prises avec ces substances-là
23:59 pour s'en débarrasser,
24:01 Gwénola, le Nahour, qu'en pensez-vous ?
24:03 - Oui, alors on peut quand même dire que le
24:05 fardeau, notamment de cette
24:07 pétrolisation, il n'est pas porté de manière égale
24:09 par tous, puisque les populations
24:11 qui résident et qui vivent sur ces territoires
24:13 vivent sur des territoires fortement
24:15 contaminés, ils respirent
24:17 un air plus pollué que
24:19 d'autres secteurs, le sol est également
24:21 pollué, l'eau est en partie
24:23 polluée, donc on voit qu'il y a
24:25 des fortes inégalités sociales
24:27 et écologiques autour
24:29 de cette contamination
24:31 et que, voilà,
24:33 les populations qui vivent dans ces territoires
24:35 sont généralement des populations plus pauvres,
24:37 plus précaires que d'autres
24:39 populations et donc ce fardeau
24:41 de la contamination, il est inégalement
24:43 réparti et c'était aussi l'une
24:45 des ambitions de ce livre que de
24:47 réintroduire cette question
24:49 des inégalités sociales, de la structuration
24:51 sociale et de montrer que
24:53 nous ne sommes pas tous,
24:55 nous ne portons pas tous ce fardeau
24:57 de la même manière, même si nous avons
24:59 tous bénéficié sans doute
25:01 de cette pétrolisation du monde.
25:03 Pourtant, dans les différents lieux que
25:05 vous étudiez, je pense par exemple à Faisun,
25:07 mais on pourrait revenir sur
25:09 Lubrizol, Renaud Bécaud, ce sont
25:11 des villes entières,
25:13 donc qu'il s'agisse d'être riches
25:15 ou pauvres à Lyon, à Rouen,
25:17 peu importe, le toxique a
25:19 été exposé, a été
25:21 mis à côté de la ville
25:23 et de tous ses habitants. Dans le cas
25:25 d'épisodes accidentels, oui c'est le cas, par exemple
25:27 pour l'accident de Lubrizol, par contre au quotidien
25:29 les pollutions chroniques,
25:31 ce sont quand même des cités
25:33 qui sont plus paupérisées.
25:35 Faisun est une ville qui est plus
25:37 pauvre que Lyon par exemple et les habitants
25:39 de Faisun portent le fardeau
25:41 sanitaire. Il y a un point de discussion
25:43 qui peut être commun à nos ouvrages, il me semble.
25:45 À la fois à votre ouvrage
25:47 Renaud Bécaud qui traite
25:49 du monde toxique au sens
25:51 industriel du terme et celui
25:53 de la philosophe et psychanalyste Clotilde
25:55 Le Guy, l'ère du toxique.
25:57 Le point de discussion qui peut être commun c'est le fait qu'on découvre
25:59 toujours la toxicité après coup,
26:01 qu'il y a toujours des effets
26:03 différés dans la façon dont on découvre une expérience
26:05 toxique. Nous on utilise
26:07 dans ce livre sur la pétrolisation
26:09 le terme de violence environnementale
26:11 qui est un terme qu'on travaille avec des collègues
26:13 italiens, américains notamment, qui parlent
26:15 parfois de violence lente. Ce terme
26:17 de violence environnementale nous paraît
26:19 intéressant pour penser à l'expérience toxique
26:21 parce que d'une part ça désigne une atteinte
26:23 physique, à l'intégrité
26:25 physique des
26:27 habitants de ces territoires,
26:29 mais une atteinte qui est souvent différée
26:31 dans le temps et c'est ça qui rend difficile la reconnaissance
26:33 du fait que c'est un acte violent.
26:35 On a eu des discussions avec un certain nombre de
26:37 collègues qui nous reprochaient l'utilisation
26:39 de ce terme de manière trop
26:41 souple, trop floue.
26:43 Ce qui nous semble important et la raison pour laquelle
26:45 on utilise ce terme de violence environnementale
26:47 c'est que quand on désigne
26:49 ces phénomènes-là, ce sont toujours des phénomènes
26:51 qui sont évitables, des actes qui sont évitables
26:53 et donc ça nous paraît important
26:55 d'utiliser ce terme. - Qu'en pensez-vous ?
26:57 - Oui, j'ai vu aussi que vous utilisiez
26:59 dans le cadre de cette problématisation
27:01 de la violence lente,
27:03 de l'intoxication, vous utilisiez aussi
27:05 le terme de consentement
27:07 qui renvoie aussi là au
27:09 champ de la vie intime et qui
27:11 questionne justement
27:13 le fait qu'on puisse consentir
27:15 à une
27:17 intoxication. - Il y a un autre
27:19 thème qui est parfaitement en résonance
27:21 avec l'actualité Clotilde Le Guil dans votre
27:23 livre. Vous vous fondez
27:25 là aussi sur
27:27 un autre ouvrage, un autre récit
27:29 c'est celui de Musil avec
27:31 les désarrois de l'élève Terless. Peut-être en
27:33 quelques mots nous rappeler de quoi
27:35 souffrait l'élève Terless et pourquoi
27:37 la question du harcèlement, de relations
27:39 toxiques entre jeunes
27:41 est aujourd'hui parfaitement
27:43 en résonance avec cela. - Oui, ce
27:45 récit de Musil qui est son premier
27:47 livre, "Les désarrois de l'élève Terless" qui date de
27:49 1906, donc qui est vraiment contemporain
27:51 de Freud, est un récit
27:53 qu'on peut tout à fait lire aujourd'hui
27:55 à l'aune de cette question qui nous préoccupe
27:57 de près et qui préoccupe
27:59 nos enfants
28:01 qui est celle du harcèlement
28:03 scolaire. Musil
28:05 est peut-être un des premiers aussi
28:07 qui décrit
28:09 une expérience toxique
28:11 via la mauvaise
28:13 rencontre avec des camarades dans un pensionnat
28:15 militaire,
28:17 du point de vue, alors non pas
28:19 du harcelé ni exactement du
28:21 harceleur, mais du point de vue de celui
28:23 qui se retrouve témoin
28:25 d'une entreprise de harcèlement,
28:27 d'une manœuvre
28:29 malveillante de ses camarades
28:31 et qui en tant que
28:33 témoin, en quelque sorte, ne parvient
28:35 pas véritablement
28:37 à prendre
28:39 position et se laisse
28:41 faire lui aussi, se laisse
28:43 intoxiquer par
28:45 le fait d'assister
28:47 à des séances où
28:49 ses deux camarades, Beinberg et
28:51 Reiting, tourmentent
28:53 Basigny qui a
28:55 commis un vol, qui a volé l'argent
28:57 dans le casier des camarades
28:59 et Beinberg et
29:01 Reiting profitent en fait
29:03 de ce méfait pour
29:05 assouvir leur propre pulsion sadique
29:07 sur ce camarade
29:09 qui devient leur bouc émissaire. Et ce qui est très intéressant
29:11 dans ce que montre Musil,
29:13 c'est qu'il montre que Törles,
29:15 qui est le témoin et qui est en même temps le personnage
29:17 principal du livre, Törles en passe
29:19 par un moment justement où il est
29:21 intoxiqué par le discours
29:23 que tient Beinberg, le discours que
29:25 tient Beinberg sur la nécessité de
29:27 punir ce camarade, sur la nécessité
29:29 de le tourmenter et Musil décrit
29:31 très bien que ce discours s'imprègne en
29:33 son corps comme mille flèches
29:35 et il montre
29:37 comment est-ce que Törles d'abord
29:39 va assister et être un témoin
29:41 passif, puis va éprouver
29:43 une forme de jouissance à travers le
29:45 regard, à travers le fait de voir
29:47 ces scènes de tourment
29:49 et à un moment va basculer en
29:51 participant lui-même
29:53 à ce harcèlement.
29:55 - Et si de Musil nous permet, Clotilde Leguil,
29:57 de voir, de nous rappeler qu'évidemment
29:59 le harcèlement n'a pas
30:01 attendu l'existence des réseaux sociaux pour
30:03 exister, la psychanalyste
30:05 que vous êtes, comment observe-t-elle cela ?
30:07 Est-ce que ça signifie qu'il y a
30:09 des harceleurs, des harcelés,
30:11 un système, des relations toxiques
30:13 entre les êtres ? - Peut-être qu'on peut
30:15 dire déjà qu'aujourd'hui il y a
30:17 une sensibilité nouvelle à ces phénomènes
30:19 c'est-à-dire que
30:21 on est dans un moment
30:23 de la civilisation où la question
30:25 de ce qui apparaît comme une expérience toxique
30:27 n'est plus invisibilisée
30:29 mais appelle en quelque
30:31 sorte un récit
30:33 appelle une reconnaissance
30:35 donc ça il me semble que c'est nouveau
30:37 mais on peut dire aussi que
30:39 évidemment les réseaux sociaux peuvent
30:41 contribuer à une intensification
30:43 des phénomènes de harcèlement, on le sait bien
30:45 et c'est là où
30:47 on voit en quel sens il peut y avoir
30:49 aussi une toxicité là
30:51 d'un mode de lien social
30:53 qui peut se faire finalement au détriment
30:55 de la rencontre véritable
30:57 - Mais est-ce que pour vous il y a par exemple
30:59 des personnalités qui sont des personnalités
31:01 de harceleurs ? Est-ce que
31:03 cela nécessite
31:05 cela requiert une certaine structure psychique ?
31:07 - Alors moi
31:09 c'est vrai que je n'ai pas abordé ça
31:11 de ce côté là parce que ça c'est un peu
31:13 l'abord disons plutôt psychologique
31:15 qui consisterait à dire il y a des personnalités
31:17 toxiques - Dans la clinique par exemple
31:19 vous êtes psychanalyste, est-ce que
31:21 vous avez ce type
31:23 d'idées ? Est-ce que c'est quelque chose
31:25 que vous rencontrez ? - Alors peut-être que dans la
31:27 clinique, celui qui ou celle
31:29 qui va venir dire quelque chose
31:31 de sa souffrance c'est plutôt celui
31:33 qui va éprouver
31:35 un harcèlement, se sentir en quelque
31:37 sorte sous l'emprise
31:39 d'un harcèlement
31:41 pas nécessairement d'ailleurs scolaire qui peut être aussi
31:43 un harcèlement au travail
31:45 et au fond ce sont plutôt ces sujets là
31:47 qui vont venir parler
31:49 de leur souffrance que
31:51 celui finalement qui
31:53 qui s'engage
31:55 dans un harcèlement
31:57 et qui entraîne d'autres avec lui dans ce harcèlement
31:59 - Et les relations toxiques au sens
32:01 propre je pense par exemple
32:03 à ce que vous évoquez lorsque vous écrivez
32:05 sur Sade, vous parlez
32:07 à la fois de Sade et de Kant
32:09 dans une sorte
32:11 de mise en regard
32:13 d'un côté un impératif moral très fort
32:15 de l'autre, un impératif
32:17 qui n'a plus rien de moral
32:19 c'est un face à face qui résume
32:21 l'époque pour vous, le titre de Guille ?
32:23 - Oui, il me semble que cet écrit de Lacan
32:25 qui s'intitule "Kant avec Sade" a vraiment
32:27 aujourd'hui une actualité qui est véritablement
32:29 troublante parce que... - Il faut choisir son Kant ?
32:31 - Justement il faut s'extraire
32:33 à la fois du surmoi
32:35 kantien qui...
32:37 - Alors le surmoi kantien il faut nous expliquer
32:39 - Alors du surmoi dans sa version kantienne
32:41 c'est à dire de ce surmoi qui nous conduit
32:43 en quelque sorte à sacrifier notre désir
32:45 au nom d'un devoir moral
32:47 mais d'un devoir moral qui peut aussi nous faire
32:49 souffrir et il y a une autre face
32:51 à ce surmoi qui a été décrit
32:53 par Lacan, qui est le surmoi
32:55 qu'il appelle "sadien" puisque Lacan a proposé
32:57 là une lecture vraiment inédite de Sade
32:59 en fait à partir de Freud et qui serait
33:01 plutôt le surmoi auquel on a affaire aujourd'hui
33:03 qui est un surmoi qui
33:05 invite aussi à sacrifier son
33:07 désir en quelque sorte et à forcer son consentement
33:09 mais au nom de la jouissance
33:11 et c'est pourquoi je l'appelle
33:13 le surmoi toxique
33:15 et finalement ce qui
33:17 arrive à Thorlès dans le roman de
33:19 Musil, je l'interprète à partir
33:21 de cette
33:23 instance du surmoi toxique
33:25 qui est extrêmement contemporaine
33:27 et qui est aussi
33:29 une instance qui est en chacun et qui ne vient pas
33:31 uniquement de l'autre, d'un autre
33:33 qui serait méchant mais qui est en chacun
33:35 et qui peut nous conduire nous-mêmes au fond
33:37 à dériver vers
33:39 quelque chose qui est de l'ordre de la destruction
33:41 destructivité à l'égard de l'autre
33:43 et aussi à l'égard de soi-même.
33:45 Là aussi il y a
33:47 l'idée, vrai ou fausse justement
33:49 j'aimerais avoir votre avis Clotilde de
33:51 Guille que dans cette époque marquée
33:53 c'est un terme sur lequel on a beaucoup glosé
33:55 par la décivilisation
33:57 l'époque manque de surmoi, elle manque
33:59 d'une volonté
34:01 donc d'incarner
34:03 une époque morale et juste
34:05 au profit d'une sorte de jouissance
34:07 personnelle qui ferait
34:09 fi des autres.
34:11 Moi je ne dirais pas que l'époque manque de surmoi
34:13 puisqu'on a affaire à une nouvelle forme
34:15 de surmoi au fond, je dirais plutôt
34:17 que nous sommes dans un moment où peut-être
34:19 qu'à travers ce terme de toxique
34:21 on tente
34:23 de distinguer quelque chose de ce qui
34:25 procure une jouissance et de ce qui serait
34:27 de l'ordre du désir véritable
34:29 du désir qui lui
34:31 finalement permet aussi de trouver sa place
34:33 dans la civilisation et d'apporter quelque chose
34:35 à la civilisation au lieu finalement
34:37 d'être dans une
34:39 pulsion de mort qui met
34:41 à mal à la fois le sujet
34:43 le rapport à l'autre et la civilisation.
34:45 C'est à dire que la jouissance éclipserait le désir ?
34:47 Voilà, c'est exactement ça, c'est une
34:49 thèse que je soutiens aussi à partir de ce que
34:51 Lacan a pu montrer de la jouissance
34:53 comme pouvant comporter une phase nocive
34:55 et il me semble qu'entre les années
34:57 70 où on a peut-être cru avec
34:59 la libération sexuelle que finalement
35:01 en libérant la jouissance on allait aussi
35:03 rencontrer son désir, on est dans un
35:05 autre moment aujourd'hui qui se réfère
35:07 d'ailleurs aussi au vivant, un moment où
35:09 on s'interroge sur la jouissance
35:11 et on s'aperçoit qu'à ne suivre que la jouissance
35:13 on finit par rencontrer le toxique.
35:15 Merci Clotilde Le Guille
35:17 L'ère du toxique c'est l'ouvrage
35:19 que vous publiez au presse
35:21 universitaire de France, Essai sur le
35:23 nouveau malaise dans la civilisation,
35:25 tandis que Renaud Becaud et Gwenna La
35:27 le Naur, publient
35:29 Vivre et lutter dans un monde toxique
35:31 c'est aux éditions du Seuil
35:33 voici maintenant mes camarades
35:35 François Saltiel et Lucille Comeau
35:37 Lucille Comeau.