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Pierre-Yves Beaurepaire, professeur d'Histoire moderne à l’Université Côte d’Azur, répond aux questions de Dimitri Pavlenko. Ensemble, ils s'intéressent à l'héritage des lumières, aux efforts face à l'obscurantisme et au regard que porterait les Lumières sur notre époque.

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Transcription
00:00 Dimitri Pablenko.
00:02 Au siècle où on vaincra peut-être le cancer et le sida,
00:06 où l'on ira peut-être sur Mars, un jeune sur trois en France
00:09 estime aujourd'hui que la science apporte à l'homme plus de bien que de mal.
00:14 C'est ce qui ressort d'une enquête édifiante de l'institut de sondage IFOP.
00:17 Plus d'un jeune adulte sur quatre aussi rejette la théorie de l'évolution.
00:21 16% pensent que la Terre est plate, plus de 3 sur 5 que le mauvais oeil existe bel et bien.
00:27 Une partie de la jeunesse fait sécession avec la raison.
00:31 C'est le vendredi thématique de la rédaction d'Europe 1.
00:33 Alors on aurait pu espérer que vivre au pays des lumières
00:36 nous immunise contre ces virus intellectuels.
00:39 Eh bien loin s'en faut.
00:40 Mais au fait, les lumières, qu'est-ce que c'était exactement ?
00:43 Bonjour Pierre-Yves Beaurepère.
00:44 Bonjour Dimitri.
00:45 Bienvenue sur Europe 1.
00:46 Vous êtes professeur d'histoire moderne à l'université Côte d'Azur à Nice.
00:49 Vous êtes spécialiste de l'histoire culturelle de l'Europe, du monde, au siècle des lumières.
00:53 Vous avez écrit plusieurs ouvrages, notamment "La France des Lumières"
00:56 aux éditions Belin, mais aussi "Les Illuminati" de la Société Secrète aux théories du complot.
01:01 Tiens, ça va nous permettre de faire la boucle entre la moitié du 17e siècle et le 21e.
01:06 Ah, les lumières, tout le monde connaît, mais plus personne ou presque ne les lit.
01:10 Pierre-Yves Beaurepère, qu'est-ce que c'était les lumières exactement ?
01:13 Alors c'est à la fois très proche et très loin de nous, comme vous le dites.
01:16 D'abord, c'est l'esprit critique.
01:18 C'est le fait qu'on puisse parler de tout.
01:20 Jusqu'ici, on n'avait le droit de parler de pas grand-chose.
01:22 On pouvait parler de la prison, de la torture, ce qu'on dit à l'époque, en bastille et de livres.
01:26 Au 18e siècle, on peut parler de tout.
01:28 C'est très moderne parce qu'on est déjà dans l'espace public.
01:32 Les médias de l'époque, c'est la correspondance, la presse.
01:35 Quand j'ai travaillé sur les Illuminati, en quelques semaines, leurs ouvrages sont partis d'Europe
01:40 et ont déjà touché les États-Unis, ont joué un rôle décisif, par exemple, dans l'élection américaine présidentielle.
01:48 Donc on n'a rien inventé dans les années Trump ou aujourd'hui.
01:52 C'est vraiment ça, les Lumières.
01:54 C'est un mouvement qui embrasse tout, dans tous les domaines,
01:58 et qui dit qu'on peut tout remettre en cause, à commencer par le dogme, l'autorité.
02:02 Et ça, ça nous parle beaucoup aujourd'hui.
02:04 - Alors ça n'est pas qu'un esprit de fronde, c'est pas qu'un esprit de contestation.
02:07 On va citer Diderot, en 1762, dans une lettre, il écrit la chose suivante.
02:11 "Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire,
02:15 c'est qu'il n'admet rien sans preuve, qu'il n'accaisse point à des notions trompeuses,
02:19 et qu'il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux."
02:24 Ce sont des mots, quand même, qui sont d'une étrange actualité,
02:27 à l'heure où, effectivement, on voit qu'un jeune sur cinq ou six, pratiquement,
02:31 pense aujourd'hui que la Terre est plate et que sur les bords du monde, il y aurait comme ça un mur de glace.
02:35 Ça n'a jamais été vu, ça n'a jamais été filmé, il n'y a aucune preuve de cela.
02:38 Mais on a envie d'y croire.
02:40 Moi, cette formule m'interpelle, Pierre-Yves Boropet.
02:43 C'est exactement ça, c'est-à-dire que là, on voit l'actualité des lumières.
02:47 Rien n'est acquis, on veut savoir, on veut comprendre.
02:51 Alors qu'aujourd'hui, comme on est bombardé de toutes sortes d'informations, etc.,
02:55 finalement, expliquer que la Terre est ronde, alors que si vous regardez par les vitres du studio,
03:00 vous la voyez plate, c'est beaucoup plus facile à croire.
03:03 Et je pense qu'en fait, raconter une belle histoire ou une histoire qui fait peur,
03:07 c'est beaucoup plus compliqué que dire "attention, là, c'est pas si simple,
03:12 je vais vous expliquer, les choses sont complexes",
03:14 qu'on veut tout de suite des certitudes, parce qu'on est dans un monde du doute.
03:17 Et bien, c'est très compliqué.
03:19 - Mais alors, dans vos ouvrages, vous expliquez que les lumières,
03:23 c'est un esprit de combat, d'engagement dans la cité.
03:27 Celui qui croit que la Terre est plate, il mène son combat.
03:29 Il veut convaincre les autres, il conserve ça, finalement, de l'esprit des lumières.
03:32 En revanche, l'esprit critique, l'esprit de vérité, lui, s'est un petit peu évaporé.
03:37 Alors, imaginons que Diderot, Voltaire, Rousseau débarquent dans notre XXIème siècle
03:42 et qu'ils regardent notre époque.
03:43 Qu'est-ce qu'ils diraient, si vous vous placiez dans leurs écrits ?
03:47 - Moi, je dirais qu'ils seraient fascinés, comme nous,
03:50 par le côté instantané des informations, de ce qu'on peut capter du monde, etc.
03:56 C'est-à-dire que pour eux, il y aurait une extraordinaire accélération.
04:00 Eux, ça prenait des jours ou quelques semaines.
04:03 C'est pas énorme, non plus.
04:04 Aujourd'hui, c'est quelques secondes.
04:06 Donc ça, je pense que c'est vraiment important.
04:08 Ils filent déjà la métaphore de l'électricité.
04:10 On est au XVIIIème siècle.
04:12 De l'information qui arrive de manière instantanée.
04:14 Bon, ben, nous, on est sur Internet, ça change pas grand-chose.
04:17 On a juste accéléré.
04:18 Donc ça, ça les fascinerait.
04:19 Et ce qui, à mon avis...
04:21 - Imaginons Diderot découvrant Wikipédia.
04:23 L'auteur de l'encyclopédie découvrant Wikipédia.
04:26 - Exactement.
04:27 - Une encyclopédie participative qu'on peut modifier chacun à l'envie.
04:30 - Tout à fait.
04:31 Et là, ils se sentiraient pas du tout dépaysés,
04:33 parce que dans l'encyclopédie de Diderot, il y a des centaines d'auteurs.
04:36 Et il y en a un, par exemple, le Chevalier Joco,
04:39 il a presque écrit à lui tout seul le tiers de l'encyclopédie.
04:42 Donc déjà, le côté participatif et compilation qu'on a aujourd'hui,
04:45 ça, il y serait tout à fait sensible.
04:49 Et ce qui lui ferait peur en même temps,
04:51 c'est le retour des nouvelles croyances,
04:55 mais des croyances non critiques,
04:59 où vraiment on adhère à toutes sortes de choses sans cet esprit critique.
05:04 Ça, ça lui ferait peur.
05:05 - Alors, votre collègue Antoine Lilti, qui est aussi un spécialiste des Lumières,
05:08 qui vient d'inaugurer une chaire au Collège de France sur l'histoire des Lumières,
05:12 soutient l'idée aujourd'hui que les Lumières sont contestées de toutes parts,
05:16 parce qu'il observe plusieurs choses.
05:18 Il dit, regardez, le 21e siècle, aujourd'hui, il est très religieux,
05:21 la démocratie est attaquée, la science est mise en cause.
05:25 Alors, est-ce que c'est excessif de dire que c'est un retour à l'obscurantisme,
05:28 finalement, qu'on combattu, dit Draw, et qu'on sort ?
05:32 - Moi, je dirais que c'est les deux en même temps.
05:34 On peut être aussi optimiste, parce que l'esprit critique, dont vous parliez tout à l'heure,
05:37 qui va se dire, se loger ailleurs, c'est-à-dire,
05:40 vous me proposez ça, avant c'était un argument d'autorité,
05:44 maintenant je vais vous dire, moi c'est ma vérité alternative,
05:48 vous me dites ça, après tout c'est de l'esprit critique, comme vous disiez.
05:52 Il suffirait de pas grand-chose, souvent, pour expliquer,
05:54 pour le faire revenir dans le côté,
05:57 "bah non, on n'accepte pas les choses toutes faites,
05:59 on prend le parti d'en discuter".
06:01 Parce qu'à l'époque aussi, ils étaient à la fois, certes, contestataires,
06:05 mais aussi plein d'ambiguïtés, proches des princes,
06:09 proches d'un certain nombre d'avantages sociaux.
06:11 Donc moi je pense que c'est jouable.
06:13 - Oui, parce qu'il faut rappeler aussi que les Lumières, c'est un élitisme,
06:17 il y a cette conviction, qui est, c'est écrit, dit Draw,
06:21 que la multitude a peu de chances de devenir un jour un public éclairé.
06:25 Et alors par exemple, je vois dans les débats qu'il y avait à l'époque,
06:28 dans les milieux anti-esclavagistes, ils se disent,
06:31 et alors c'est drôle en ce moment de débat sur les retraites,
06:34 ils se demandent si on va convaincre le public par des arguments rationnels,
06:38 ou finalement, ça suffit de jouer sur les ressorts de l'émotion, finalement.
06:42 C'est très contemporain ça aussi.
06:44 - Oui, tout à fait, c'est-à-dire que la dimension de l'émotion,
06:47 elle est très présente, et vous parliez d'Hydro,
06:49 et le public l'a très bien compris.
06:51 Quand on a ressorti il y a quelques années,
06:53 ses écrits sur la tolérance à l'occasion des attentats
06:56 qui avaient eu lieu en France, qui ont eu un succès tout de suite,
06:59 on a vendu des milliers d'exemplaires dans les jours qui ont suivi,
07:03 on n'a pas fait attention au livre, où il disait en fait,
07:05 il y a le titre sur la tolérance, mais il y a le fait qu'il réagit
07:08 affectivement à l'émotion, le choc de l'émotion,
07:13 déjà, qui lui, pour lui, c'est les tortures infligées
07:16 à des victimes protestantes lors de procès,
07:19 et il dit en fait, c'est le cri de la justice.
07:21 Si vous faites comprendre aux gens qu'en réalité,
07:24 l'injustice, elle peut vous frapper chacun d'entre vous,
07:27 là ils vont réagir.
07:29 Donc je pense qu'il y a la raison,
07:31 mais la part d'émotion au siècle des Lumières
07:33 est vraiment très importante.
07:35 - Oui, mais il y avait cette inquiétude, quand même, cette méfiance,
07:37 je reviens sur cette notion d'élitisme chez les Lumières,
07:40 que le public se mêle d'idées,
07:43 qu'il prétend arbitrer, qu'il prétend juger,
07:45 il y avait un risque, il y avait un danger aujourd'hui.
07:48 - Tout à fait.
07:49 - C'est vraiment ce qu'il pensait.
07:50 - Exactement, on veut former, éclairer le public,
07:53 mais on craint la foule.
07:55 Et si on pense à la Révolution,
07:57 ils avaient des raisons effectives de craindre la foule.
08:00 Et là, on voit aussi la situation actuelle, là aussi,
08:06 on essaie de mobiliser parfois la foule, le public,
08:10 quand ça vous sert, on s'en défie aussi.
08:13 Donc la dimension d'élite et de la communication des élites
08:16 qui parfois passe complètement à côté de la cible,
08:21 c'est vraiment une réalité.
08:22 - Il y a un côté aussi un peu dérangeant, agaçant,
08:24 quand on entend, par exemple, le gouvernement dire
08:26 qu'on n'a pas fait assez de pédagogie sur les retraites.
08:29 Pédagogie, c'est très infantilisant,
08:30 on a l'impression que faire de la pédagogie,
08:32 c'est s'adresser à des débiles mentaux.
08:33 Il y a ça aussi qui entre en ligne de compte.
08:35 - Tout à fait, parce qu'une des caractéristiques, là aussi,
08:37 des Lumières, comme d'aujourd'hui, c'est de dire
08:39 "écoutez, bravo Jean, la réalité est compliquée,
08:42 vous ne la saisissez pas totalement,
08:44 nous, du haut du pouvoir, etc.,
08:48 ou nos Lumières à nous, on va vous expliquer
08:50 pourquoi les réformes sont bonnes pour vous.
08:54 L'impossible réforme au XVIIIe siècle,
08:56 c'est vraiment un sujet aussi permanent,
08:58 on dit "il faut faire la réforme",
08:59 mais on l'explique mal, d'où la pédagogie, etc.
09:02 Et à l'arrivée, finalement, il y a une sorte de dialogue
09:05 de sourds qui s'installe, on le voit tous les jours.
09:07 - Je terminerai sur cette phrase du voyage de Bougainville,
09:09 de Diderot, qui fait dire aux vieillards taïciens
09:12 accueillant le voyageur, "nous ne voulons point
09:14 troquer ce que tu appelles notre ignorance
09:17 contre tes inutiles Lumières".
09:19 Voilà, c'est encore d'actualité.
09:21 Merci Pierre-Yves Beaurepère d'être venu nous voir
09:23 sur Europe 1 ce matin, je rappelle que vous êtes
09:25 historien des Lumières, vos deux derniers ouvrages,
09:27 "La France des Lumières" aux éditions Belin,
09:29 et puis "Les Illuminati" de la Société secrète
09:31 aux théories du complot.

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