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Léa Salamé reçoit le réalisateur Ady Walter pour le film "SHTTL" en salles le 13 décembre.

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Transcription
00:00 réalisateur qui réalise son premier film. Bonjour Adi Walter.
00:03 Bonjour. Merci d'être avec nous ce matin. Je vous en ai choisi trois.
00:07 Si vous étiez un livre, une langue et un pays, vous seriez quoi ?
00:12 Alors, je commence par lequel ?
00:14 Alors, si vous étiez un livre ?
00:16 Si j'étais un livre, je serais probablement La Disparition, le livre de Georges Perrec
00:20 auquel le titre de mon film fait allusion. C'est un livre magnifique, environ 300 pages, sans la lettre E.
00:27 Et on va comprendre pourquoi votre film à vous fait référence à Georges Perrec et à ce E.
00:33 Votre film s'appelle Stettel, mais je vais le dire dans un instant. Si vous étiez une langue ?
00:37 Le Yiddish, pour l'absolue beauté de cette langue qui survit d'une certaine manière.
00:44 Elle existe dans mon film, parlée par mes personnages. Elle existe encore dans quelques coins du monde
00:48 et surtout dans des très très très beaux livres et de très belles poésies.
00:51 Et si vous étiez un pays ?
00:53 Neverland peut-être, dans Peter Pan, je ne sais pas. Le pays imaginaire par excellence.
00:58 Le pays où on aimerait tous se réfugier en ce moment.
01:01 Primo Levi disait "comprendre, c'est presque justifié". Qu'en pensez-vous ?
01:06 Je pense comprendre cette phrase, elle est très forte.
01:10 Moi, j'ai fait un film qui procède justement d'une incompréhension.
01:13 C'est-à-dire, moi j'ai une incompréhension absolue devant la tragédie de la Shoah.
01:17 Donc j'ai essayé de faire un film qui... Je m'étais posé la question moi de savoir que peut faire mon cinéma face au désastre.
01:24 C'était la question que je m'étais posée.
01:26 Donc devant cette incompréhension qui était la mienne, j'ai essayé de faire revivre des personnages
01:33 le temps de 24 heures avant leur effacement.
01:36 Comprendre, c'est ce que vous essayez de faire dans "Stettl", votre tout premier film de cinéma.
01:40 Puisque jusqu'à maintenant, vous réalisiez des documentaires.
01:43 Et honnêtement, voir votre film est une expérience qu'on n'oublie pas.
01:47 C'est un geste cinématographique d'abord, qui est sidérant.
01:50 Un long plan-séquence, c'est un plan-séquence entièrement, presque entièrement en noir et blanc.
01:55 Et en yiddish, qui raconte donc les dernières heures de la vie d'un petit village juif d'Ukraine.
02:00 En 1941, on est à la veille de l'opération Barbarossa.
02:03 Cette opération que les nazis vont lancer pour entrer dans l'Ukraine et massacrer les juifs, notamment les ukrainiens, mais aussi les juifs.
02:11 Il y a un million de juifs qui seront tués par les nazis en Ukraine.
02:15 C'est un projet saisissant à la fois sur le fond et sur la forme.
02:19 Comment vous vous êtes lancé ? Vous avez osé pour un premier film vous lancer dans un projet aussi fou ?
02:25 Je me suis lancé dans ce projet avec, encore une fois, une idée qui était...
02:30 J'ai un problème presque historiographique, j'allais dire, enfin l'historiographie du cinéma, avec les films qui traitent de la Shoah.
02:36 Je n'ai pas voulu représenter la destruction, j'ai voulu représenter la vie.
02:41 Donc, mon idée, j'allais dire l'idée un peu fondamentale du film, c'est celle-là.
02:46 C'est-à-dire refaire vivre des personnages, des villageois.
02:49 C'est une histoire vraiment... C'est une histoire d'amour d'abord ce film.
02:52 C'est l'histoire d'un garçon qui revient en village pour empêcher un mariage arrangé et partir avec l'être aimé.
02:58 Et voilà, ce film se situe vraiment dans les quelques instants avant l'effacement de ce monde.
03:04 Et c'est justement le parti pris très fort du film, c'est de filmer les heures qui ont précédé le massacre des juifs.
03:08 Précisément, la vie avant la catastrophe, tout va disparaître et pourtant il y a encore beaucoup de vie.
03:13 A 24h du massacre, on prépare un mariage, on se dispute entre voisins, on s'engueule, les enfants jouent dans la rue.
03:20 Il y a la vie normale et 24h après, cette vie-là va être entièrement disparaître, engloutie.
03:26 Et c'est ça que vous vouliez filmer, les 24h d'avant.
03:30 Et vous avez lu beaucoup de témoignages d'ailleurs, de gens qui ont vécu cette dernière journée avant Barbarossa
03:35 et que vous disent qu'ils avaient comme un pressentiment certain, voyaient des nuages rouges.
03:40 Et même, vous avez lu sur le Rwanda, avant le massacre, avant le génocide, les quelques heures qui ont suivi,
03:46 les gens témoignent que c'était totalement électrique, que les gens s'engueulaient, s'énervaient,
03:51 que des gens pleuraient sans raison, comme s'ils pressentaient la catastrophe qui allait arriver quelques heures après.
03:56 Oui, c'est tout à fait juste. Il y a dans le film d'ailleurs une espèce de surcondensation de la vie.
04:00 C'est vrai que les personnages vivent un moment très particulier.
04:06 L'opération Barbarossa, vous savez, c'est 4000 kilomètres quasiment de front.
04:10 Les Allemands ont lancé une offensive de la Lituanie au sud de l'Ukraine.
04:13 Et donc, effectivement, on a des témoignages de gens qui ont ressenti des choses
04:18 dans les heures qui ont précédé cette attaque absolument gigantesque.
04:23 J'ai lu aussi des témoignages de gens qui avaient vécu le génocide au Rwanda et au Burundi.
04:28 Vous y avez fait référence à l'instant. On a aussi des témoignages de gens qui racontent avoir vécu,
04:34 avoir vu des signes, vécu des choses extrêmement dans la nervosité.
04:39 Et vous le dites, il y a l'histoire dans l'histoire. Il y a cette histoire d'amour qui est bouleversante,
04:44 qui rend le film universel et d'ailleurs assez joyeux, je vais vous dire.
04:47 C'est ça qui est paradoxal que vous arrivez à faire.
04:49 C'est-à-dire pendant cette heure et demie de film, avant la catastrophe,
04:53 c'est la vie qui prend le pas. Mendele, votre héros, qui a quitté son stétol
04:58 pour aller tenter sa chance et devenir réalisateur à Kiev,
05:01 il revient pour voir son père et pour essayer de retrouver son amoureuse
05:05 et l'empêcher de se marier avec son ennemi. C'est aussi ça le film.
05:09 Et ça pose aussi la question de l'appartenance, de l'identité, de sa communauté.
05:13 Il est là, il est tiraillé, il veut y échapper à cette communauté qui est à la fois rassurante
05:18 mais aussi étouffante. On sent bien que la tradition, les parents, la culture, etc.
05:23 Lui veut devenir une star à Kiev et devenir un grand réalisateur.
05:27 Et en même temps, tu n'échappes pas à tes origines.
05:30 Oui, c'est vrai que le film pose la question de à quel point on reste fidèle à son histoire,
05:36 à quel point on peut ou pas s'en affranchir.
05:39 Je pense que c'est un film, c'est un conte universel.
05:41 En vérité, c'est des questions qu'on se pose tous.
05:43 Jusqu'à quel point on est loyal. Et ce personnage est constamment tiraillé
05:48 entre un désir de liberté qui l'emmène faire du cinéma ailleurs, il a quitté son village,
05:53 et puis le monde des pères, le monde de la tradition, avec lequel il n'a pas totalement rompu.
05:58 C'est un monde aussi que moi je ne connaissais pas.
06:00 Et je pense que beaucoup de gens ne connaissent pas.
06:02 On parle vaguement de ces juifs, de la mythe à leur repas.
06:06 Et on ne sait pas ce que c'est.
06:08 Et on ne sait pas ce que c'est quand on n'est pas juif, ce qui est mon cas.
06:10 Et je trouve que votre film nous plonge dans la reconstitution de ce monde englouti.
06:16 Parce que c'est vrai que quand vous allez à Varsovie ou à Rome voir les ghettos juifs,
06:21 il n'y a presque plus rien.
06:23 Et vous avez reconstitué des décors naturels à une heure de Kiev.
06:26 On voit les routes, on voit les petites vallées.
06:29 Tout ce qu'il y avait à ce moment-là en 1940.
06:32 Et surtout, ce que j'ai trouvé très fort, la fameuse dialectique juive.
06:36 C'est-à-dire qu'à 24h du massacre, ils passent leur temps à s'engueuler.
06:39 Tout le temps.
06:40 Entre les religieux, c'était l'essor du communisme.
06:43 Entre ceux qui sont tentés par les soviétiques, les socialistes, les religieux.
06:49 La tradition contre les modernes, les laïcs.
06:51 Ça s'engueule tout le temps.
06:53 Oui, le Stettol était le petit village juif, la bourgade juive polonaise.
06:57 C'était un monde qui était extrêmement perméable et sensible aux idées.
07:00 Aux idées politiques, aux idées du siècle.
07:02 Donc ça a toujours été le cas.
07:04 C'est très intéressant ce que vous avez quand même mentionné au début.
07:06 Parce que ce sont des gens qu'on ne les imagine jamais vivants.
07:09 Et moi, j'ai voulu faire ça dans mon film.
07:11 C'est-à-dire que les gens ont vécu jusqu'à la fin.
07:13 Ils ont été vivants jusqu'à la fin.
07:15 Et moi, j'ai voulu les restituer dans toute leur vivacité.
07:19 Y compris dans tous ces débats qui, à l'époque, animent ce monde-là.
07:23 Alors, ce titre du film Stettol, vous avez fait disparaître le "E".
07:27 Ça s'écrit quand on voit la fiche du film.
07:30 Stettl. S. H. T. T. L.
07:33 Le pas de "E", c'est donc un hommage à Georges Pérec.
07:36 A ce livre "La disparition" qu'il avait écrit.
07:39 En hommage à sa mère qui est morte à Auschwitz.
07:41 Et donc pour marquer le manque, la béance de la mère,
07:44 il avait fait un texte entier, un roman.
07:47 Là aussi, un geste littéraire fou.
07:49 De faire un roman entier sans la lettre "E".
07:52 Et il s'en explique. C'était sur l'ORTF en 1969.
07:57 Si au lieu de 26 lettres, on va seulement en avoir 25.
08:00 On va avoir une véritable catastrophe qui va se produire.
08:03 Pour peu que la lettre que l'on choisisse soit une lettre importante.
08:06 Alors, j'ai décidé de me priver de la lettre la plus importante en français.
08:10 Qui est la lettre "E".
08:12 Je l'ai décidée d'une façon abrupte.
08:16 Et en me disant au début que ce n'était pas possible.
08:18 Qu'on ne pouvait pas écrire.
08:20 Effectivement, au début, on n'arrive pas à écrire.
08:22 Alors, ce qui a été pour moi fascinant, c'est que le livre est sorti, je dois dire, tout seul.
08:29 Il y a eu une espèce d'automatisation de l'écriture et de l'invention qui n'a jamais cessé.
08:34 Et qui en plus s'est mise à raconter tous les problèmes que je me posais à propos de l'écriture.
08:41 Elle contribue à inventer l'histoire.
08:43 D'abord, très simplement, parce que l'histoire que l'on va raconter va évidemment être l'histoire de cette disparition.
08:49 Voilà, Georges Perrec en 1969.
08:52 Je voulais vous citer autre chose.
08:53 Je ne sais pas si vous l'avez lu.
08:55 "Vie et destin", le chef d'oeuvre de Vassily Grossman.
08:58 La mère du héros, juive d'Ukraine, écrit une lettre à son fils à la veille de mourir,
09:02 juste avant que les nazis viennent l'assassiner, elle et tous ceux du ghetto.
09:06 Elle écrit, et c'est sans doute les pages les plus fortes et les plus déchirantes que j'ai lues dans ma vie.
09:10 Elle écrit "Mon fils, je vais mourir demain".
09:13 Je me suis représentée très clairement cette nuit,
09:15 comme en ce monde bruyant de papa barbu et afféré, de grand-mère grognon.
09:21 Comme en ce monde aux rituels de mariage compliqués, ce monde de proverbes et de jours de shabbat.
09:26 Je me suis représentée comme en ce monde disparaîtrait à jamais sous terre.
09:30 Après la guerre, la vie reprendra.
09:32 Et nous, nous ne serons plus là.
09:34 Nous aurons disparu.
09:36 Et elle a raison.
09:37 La vie a repris après le départ des nazis.
09:39 Mais la langue, la tradition, la culture des juifs, le yiddish,
09:42 eh bien ils ont été engloutis.
09:44 Et votre film les fait renaître.
09:46 Et puis ce qui rend le film encore plus fort, c'est la résonance avec l'histoire actuelle.
09:51 C'est que ce film-là, vous l'avez tourné à l'été 2021, en Ukraine.
09:55 En Ukraine, avec une équipe de tournage qui était ukrainienne.
09:58 Et vous dites, ils étaient traumatisés.
10:01 Ils pressentaient, eux aussi, ils voyaient des signes.
10:04 Ils pressentaient l'attaque de Poutine.
10:06 Et ils étaient traumatisés.
10:07 Oui, bien sûr, on a dû décaler le tournage.
10:09 D'ailleurs, on devait tourner le film en mai 2021 à l'époque.
10:12 On a dû décaler à l'été parce qu'il y avait déjà des bruits de bottes très conséquents à l'époque.
10:16 Il faut savoir qu'il y a eu une guerre à l'époque depuis déjà 2014.
10:19 Donc moi, j'ai toute une partie de mon équipe technique qui est extrêmement déjà traumatisée.
10:24 C'est le mot, par la guerre qui est sur leur territoire.
10:27 Donc effectivement, on a été happé, rattrapé par l'histoire.
10:31 C'est sûrement la bonne expression.
10:33 Puisque voilà, on avait un peu une course contre la montre.
10:37 On savait qu'il y avait un risque de guerre extrêmement fort.
10:40 Donc on a fait tout le tournage avec l'idée de cette guerre qui arrivait.
10:43 Et puis qui a fini par arriver.
10:45 Puisque la post-production du film a été interrompue par la guerre.
10:48 Vous avez dû sortir la post-production de Kiev pour la faire ailleurs, en France et ailleurs.
10:52 Et le décor qui devait être un musée, ce décor que vous aviez reconstitué à une heure de Kiev.
10:57 Eh bien aujourd'hui, il est miné par les Russes.
10:59 Oui, alors dire qu'il est miné par les Russes, je ne sais pas exactement.
11:03 En tout cas, c'est ce que les producteurs là-bas nous ont dit, effectivement.
11:06 En tout cas, ce qui est certain, c'est que le décor a été pris dans une zone de guerre extrêmement violente.
11:10 Et donc a servi à un moment de base à une unité de tank.
11:14 Aujourd'hui, les Ukrainiens sont presque lâchés.
11:17 On a l'impression que le spectre de la défaite est là.
11:20 Vous qui avez été là-bas, qui avez travaillé là-bas pendant plusieurs mois, vous dites quoi ?
11:23 Il ne faut pas les lâcher les Ukrainiens ? Il ne faut pas qu'ils perdent cette guerre ?
11:26 Non, bien sûr.
11:27 Je veux dire, moi, j'ai été totalement partie prenante de cette histoire-là.
11:32 Ne serait-ce que, moi, vous savez, j'ai eu toute une partie de mes équipes techniques que j'ai retrouvées.
11:36 Quelque temps, on a dû retourner pendant la guerre, en fait, chercher ce qu'on appelle les "masters" du film.
11:41 Puisque c'était trop lourd, ça ne passait pas par Internet à ce moment-là.
11:44 Donc, on est retourné en mars 2022.
11:46 Je vous donne un exemple.
11:47 Mon chef décorateur, par exemple, je l'ai retrouvé de l'autre côté de la frontière.
11:52 Il est venu me chercher.
11:53 On est repassé en Ukraine.
11:54 C'est quelqu'un avec qui j'avais travaillé pendant une année entière.
11:57 Il est sous uniforme.
11:58 Et puis ça, c'est la violence politique du réel.
12:00 Et donc, là, mon cinéma, tout d'un coup, il était confronté, j'allais dire, doublement dans l'histoire qu'il raconte, évidemment.
12:06 Et puis, tout d'un coup, par l'actualité.
12:08 Votre film, il est percuté par l'histoire comme jamais.
12:10 Je pense que vous n'en avez pas imaginé le sortir aujourd'hui, où il y a de nouveau la montée de l'antisémitisme,
12:14 où il y a la guerre au Proche-Orient et la guerre en Ukraine qui continue.
12:17 Il y a tout ça qui le traverse.
12:18 Mais c'est aussi le monde d'avant que vous avez fait renaître.
12:23 Et honnêtement, il y a de la vie, il y a de la joie.
12:25 Il n'y a pas que de la mort dans ce film-là.
12:27 Non, il y a même l'inverse.
12:28 Il y a la surcondensation de la vie.
12:29 Et voilà, la vie puissante.
12:31 Pour terminer, deux, trois questions comme ça, pour vous faire rire.
12:34 Si vous n'aviez pas été réalisateur, vous auriez été quoi, Adi Walter ?
12:37 Ah, j'aurais été floriste.
12:39 Parce que j'adore les fleurs.
12:40 Qu'est-ce qui vous émeut ?
12:41 Oh, je pense quand même encore les très beaux films.
12:45 Qu'est-ce qui vous fait rire ?
12:47 Qu'est-ce qui me fait rire ? C'est une bonne question.
12:49 Un peu tout.
12:50 Mes copains, je ne sais pas, quand on va boire un café et qu'on rigole.
12:53 Les nuls ou les inconnus ?
12:55 Les inconnus.
12:56 Steven Spielberg ou Martin Scorsese ?
12:58 Ouah, Spielberg.
13:01 De Niro ou Al Pacino ?
13:03 Oui, c'est dur.
13:05 De Niro.
13:09 Liberté, égalité, fraternité, vous choisissez quoi ?
13:12 Fraternité.
13:13 Et Dieu dans tout ça ?
13:15 Ah, ça c'est une affaire très personnelle.
13:18 Stettl, film très puissant qui a remporté le prix du public du Festival International de Rome,
13:22 sort dans deux jours au cinéma.
13:24 Merci Adi Walter.

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