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C'est le débat du jour avec Samah Karaki, neuroscientifique, autrice de « L'empathie est politique: Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments » (JC Lattès, 2 octobre 2024), et Serge Tisseron, psychiatre, docteur en psychologie. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-du-7-10/le-debat-du-7-10-du-jeudi-24-octobre-2024-3726924

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00:00France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7-10.
00:05Débat ce matin sur la belle, la douce empathie, définition du revers, faculté de s'identifier
00:12à quelqu'un, de ressentir ce qu'il ressent, et elle est partout l'empathie, c'est l'ancienne
00:18porte-parole de Donald Trump, Stéphanie Gricham, qui rejoint Kamala Harris, car Trump n'a
00:23pas d'empathie, c'est le député RN, Jean-Philippe Tanguy, qui estime que la gauche
00:28manque d'empathie face au meurtre de la jeune Philippine.
00:32Quant à Emmanuel Macron, il demande un effort d'empathie aux représentants des cultes.
00:37L'empathie, sentiment humain spontané, est-elle devenue un outil entre les mains des politiques,
00:43une vertu civique, une injonction morale ? Est-elle une bonne boussole éthique ou pas
00:47nécessairement ? On va en débattre avec Sama Karaki, bonjour, soyez-là, bienvenue
00:53au micro d'Inter, vous êtes neuroscientifique et autrice de l'Empathie et Politique, comment
01:00les normes sociales façonnent la biologie des sentiments ? C'est publié chez J.C.
01:07Lattès.
01:08Serge Tisseron, bonjour, psychiatre, docteur en psychologie, auteur de très nombreux livres
01:14sur l'empathie, le que sais-je déjà sur le sujet, « Empathie et manipulation, les
01:20pièges de la compassion », ça c'était en 2017, « L'empathie au cœur du jeu social »,
01:26ça c'était en 2010.
01:28Merci donc encore une fois à tous les deux d'être là, j'ai donné la définition
01:33du dictionnaire, du Robert, mais l'empathie est souvent confondue avec d'autres sentiments
01:39moraux comme la compassion ou la sympathie.
01:42Sama Karaki, vous êtes comme neuroscientifique, pardon, je vais le formuler autrement, comme
01:50neuroscientifique, comment définissez-vous, vous, l'empathie ?
01:54Alors, comme vous l'avez fait au début, ce n'est pas très loin de la définition
02:00de la capacité de s'identifier, de partager les émotions des autres ou de se projeter
02:07dans leur perspective d'une manière plus délibérée.
02:09Il y a plusieurs niveaux, sur les nomenclatures, je pense qu'on est tous les deux d'accord
02:15que le vocabulaire, il y a beaucoup de confusion selon les disciplines.
02:19Par exemple ?
02:20Par exemple, le terme de sympathie, je sais que Serge Titron sera d'accord, parce que
02:25c'est de lui d'ailleurs que je tiens cette définition qui est inversée depuis les années
02:3190 parce que l'utilisation de certains termes que vous aviez cités, compassion et sympathie,
02:36ont été récupérés par certains courants spirituels.
02:39En fait, mais quand on pense les termes sympathie, c'est avoir une forme de partage de causes,
02:48d'où le terme sympathisant, comme vous le dites très bien.
02:50Compassion aussi, c'est quelque chose qui est encore au niveau affectif comme passion,
02:55donc c'est passionnel, c'est affectif, alors qu'en fait il est considéré par les courants
02:59bouddhistes comme étant quelque chose de plus mûr et mature que l'empathie.
03:04Sur ces questions de définition et de mots, Serge Titron ?
03:08Oui, tout à fait.
03:09L'empathie comprend, la sympathie adhère, on voit bien que ce n'est pas du tout pareil.
03:13Et puis c'est vrai qu'il y a un détournement du mot compassion par les mouvements spirituels
03:17bouddhistes qui fait que souvent on ne sait plus très bien de quoi on parle, mais la
03:20compassion traditionnellement dans notre culture, c'est quand même l'empathie émotionnelle
03:25pour la souffrance d'autrui.
03:26Alors pour les moines bouddhistes, c'est carrément l'empathie complète.
03:31Sinon, effectivement, aujourd'hui le mot est absolument partout, je voudrais ajouter
03:34à la définition qui a été donnée, c'est que c'est bien en effet la capacité de se
03:37mettre à la place d'autrui, mais en restant soi-même et en sachant qu'on peut se tromper.
03:42Et ça c'est très important.
03:44Pourquoi le mot est partout ?
03:46Parce que je pense qu'il y avait besoin d'un mot pour essayer de couvrir la complexité
03:53des problèmes politiques, que vous dénoncez très bien, et du coup ce mot permet de réduire
03:59dans une dimension individuelle, une dimension personnelle de chacun, des choses qui semblent
04:04complètement nous dépasser.
04:06Et du coup, c'est un appel à l'individu, là où au contraire il faudrait envisager
04:11les problèmes sur un plan collectif.
04:13Sama Karaki, dans votre livre, vous expliquez votre méfiance à l'égard de l'empathie,
04:18vous écrivez « l'empathie est intrinsèquement biaisée, peu fiable et inadaptée comme
04:23boussole morale.
04:26Elle n'est donc pas un si noble sentiment que ça ou elle est juste un outil imprécis ? »
04:32Déjà c'est une conséquence de ce que nous avons déjà comme intérêt, comme considération
04:37de l'autre.
04:38Ce n'est pas une cause.
04:39Donc elle peut être très noble si la relation qui nous lie à l'autre c'est une relation
04:44de dignité égale.
04:45Et elle peut être complètement, elle peut effacer l'existence de l'autre si l'autre
04:50on le voit comme inférieur, si l'autre est déshumanisé en quelque sorte.
04:54Et en politique, comment analysez-vous le recours à ce concept ?
05:01Comme Serge l'a très bien dit, ça correspond à une époque où on cherche à individualiser
05:08ce qui est systémique, ce qui est structurel.
05:10C'est-à-dire plutôt que de contextualiser les rapports que les groupes humains ont les
05:14uns par rapport aux autres, on fait appel à un domaine affectif qui ne vient pas expliquer
05:21les hiérarchies qui ont été cristallisées et qui font qu'en conséquence on a plus
05:27ou moins d'empathie.
05:28Mais il est donc, l'empathie est un frappolitique, c'est un sentiment à la place de réformes
05:37par exemple, et de ce qui est de l'ordre de la politique.
05:40Non ? Moyen ? Moyen me dit Serge Tisbon ?
05:42Oui, dans l'exploitation du mot oui, mais je pense qu'en effet l'empathie politique
05:49elle est également politique, elle est aussi politique, mais enfin l'empathie est quand
05:52même aussi une composante biologique.
05:54On le voit bien avec les enfants autistes qui ont beaucoup de difficultés à leur autisme,
05:58c'est pas une catégorie de genre, je veux dire on peut être autiste, on peut beaucoup,
06:01etc.
06:02On sait aujourd'hui qu'il y a un large spectre de l'autisme et on sait que les personnes
06:05qui ont cette caractéristique, ce handicap de l'autisme, ont beaucoup de difficultés
06:09à construire la compétence empathique, qui commence par le fait de pouvoir identifier
06:14les émotions d'autrui.
06:15Je vois que tu es content, je vois que tu es triste, les enfants autistes n'y arrivent
06:18pas, et certains adultes autistes non plus, qui peuvent être très intelligents mais
06:21totalement inadaptés socialement.
06:22Donc il y a une composante biologique, il y a une composante psychosociale, qui a été
06:27très bien montrée par tous les travaux de psychologie sociale, mais actuellement il
06:31y a même, vous trouvez sur internet, Cialdini, comment influencer l'empathie des gens, etc.
06:35Et puis vous avez cette composante culturelle, effectivement, l'exploitation du mot dans
06:41les différentes cultures, et ça je rejoins complètement sa main caractéristique, mais
06:45elle est également politique, elle n'est pas uniquement politique.
06:47Oui, mais j'aimerais quand même qu'on y revienne.
06:50Vous datez le surgissement médiatique et social de l'empathie aux années 80, qu'est-ce
06:56qui se passe à ce moment-là ? Ce qui se passe, c'est quand même quelque chose de
06:59politico-social.
07:00Oui, un effort beaucoup plus grand demandé aux gens.
07:04N'oubliez pas quand même la commission Attali, destinée à réduire les freins à la croissance,
07:10avec des résultats qu'on connaît, neuf suicidés à France Télécom, donc il y a
07:18eu un effort considérable demandé aux populations, c'était les années Reagan aux Etats-Unis.
07:22C'est la naissance du mot de résilience qui a été également annexé exactement
07:27de la même façon, et le mot d'empathie a pris le relais aujourd'hui, et c'est
07:31devenu un nouveau gris-gris pour faire appel aux gens individuellement et continuer à
07:38masquer un grand nombre de problèmes sociaux.
07:39Tama Karaki, vous partagez cette analyse ?
07:42Je suis d'accord qu'il y a une composante biologique, mais ça ne veut pas dire que
07:46c'est quelque chose qu'on a ou pas.
07:48Je peux très bien avoir de l'empathie pour mon groupe social et en manquer, et d'ailleurs
07:53ne pas du tout en avoir pour un autre groupe.
07:55Ce n'est pas une composante biologique universelle.
07:59Dans mon livre, je cite Napoléon qui dit « Je suis blanc, je suis pour les blancs » et
08:05il trouve là-dedans une forme de moralité absolue.
08:08Il a de l'empathie pour son groupe social qu'il trouve non nécessaire d'attribuer
08:16à ceux qu'il ne considère pas du tout de son groupe-là.
08:18Donc, elle n'est pas que biologique, elle n'est pas que politique, la morale est biopolitique
08:27en quelque sorte.
08:28C'est-à-dire que notre biologie n'existe pas dans un vacuum, elle est biaisée, elle
08:32est façonnée par là où on est situé socialement.
08:35Et l'empathie ne débouche pas nécessairement sur l'altruisme ?
08:38Pas du tout d'ailleurs.
08:40Rien à voir.
08:41Rien à voir.
08:42Rien à voir, carrément.
08:43Alors, je peux très bien comprendre votre perspective pour vous manipuler.
08:46Déjà, ça veut dire que son objet n'est pas nécessairement un objet de venir à l'aide
08:50à l'autre.
08:51Et elle peut très bien d'ailleurs envahir, c'est-à-dire même si vous avez, Serge définit
08:55bien la limite de ne pas se confondre avec l'autre, la détresse personnelle c'est
09:00toujours un risque qui peut se produire si je suis exposé à la souffrance de l'autre,
09:03je peux finir par être préoccupé par ma propre identification, donc ma propre souffrance,
09:08et ne plus être en capacité de s'analyser dans le milieu du soin, dans ce qu'on appelle
09:13le burn-out de la compassion, dans lequel la qualité du soin diminue parce que je deviens
09:18moi-même préoccupée par la solution, la résolution de ma propre détresse.
09:22Sur le continuum, enfin pas le continuum, empathie-altruisme, Serge Ciceron ?
09:27Oui, vous voyez, la grande difficulté du mot empathie, c'est qu'il faudrait toujours
09:30l'accompagner d'un adjectif.
09:32C'est-à-dire, il y a l'empathie émotionnelle qui peut entraîner un burn-out, il y a des
09:37gens qui disent au moins, dès que je vois quelqu'un qui souffre, je souffre aussi,
09:41ça me fatigue, etc.
09:42Ils n'ont pas un excès d'empathie, ils ont un excès d'empathie émotionnelle.
09:45Après, il y a l'empathie cognitive, qui est froide, qui est rationnelle, qui permet
09:49de manipuler les autres, les bourreaux, Sama Karaki le rappelle justement, mais il y a
09:53eu des livres entiers sur les bourreaux qui sont dotés d'une très grande empathie.
09:56Ils sont capables de percevoir les émotions de leurs victimes, de percevoir les modes
10:00de pensée de leurs victimes pour appliquer la bonne torture au bon moment, dans la bonne
10:04quantité.
10:05Et puis, il y a quand même une quatrième dimension de l'empathie, alors la troisième
10:07c'est le souci de l'autre, mais ça se noie très vite chez les enfants dans la recherche
10:13de la récompense.
10:14Et puis, il y a une quatrième dimension de l'empathie, après l'empathie émotionnelle,
10:17le souci de l'autre, l'empathie cognitive, c'est la capacité de se mettre émotionnellement
10:22à la place d'autrui, qui nécessite d'avoir une maîtrise de ses émotions, une maîtrise
10:26de ses impulsions, et de chercher à comprendre émotionnellement ce que vit l'autre.
10:31Et c'est ça aujourd'hui que les programmes de l'éducation nationale cherchent à développer.
10:34Et voyez bien que cette compétence, elle va au-delà d'une définition simple de l'empathie,
10:40c'est pour ça que l'éducation nationale parle de compétences psychosociales et pas
10:44de compétences empathiques.
10:46L'éducation nationale vise à développer des compétences psychosociales qui sont finalement
10:49une adaptation des compétences empathiques à la vie démocratique.
10:52Par exemple, dans les compétences psychosociales, il y a apprendre à s'opposer, développer
10:55l'esprit critique, développer ses objectifs personnels.
10:58Oui mais ce ne sont pas les compétences psychosociales que le gouvernement chinois ou le russe veulent
11:02développer chez les enfants.
11:03Donc il faut bien faire cette distinction.
11:05L'empathie pour l'éducation nationale, c'est qu'un levier pour développer les compétences
11:10psychosociales.
11:11Sur les cours d'empathie qu'avait voulu Gabrielle Attal, quelle est votre position ?
11:15Alors s'il faut ajouter quelque chose à côté d'empathie, j'ajouterais l'empathie pour
11:19qui ? J'ajouterais l'empathie pour quel groupe ? Donc on ne peut pas développer l'empathie
11:25pour développer un muscle.
11:26Il faut définir quelle est la personne à qui je dois attribuer ou pas.
11:32Donc s'il y a du racisme, s'il y a du sexisme, s'il y a de l'homophobie, il faut adresser
11:38ces discriminations-là et ne pas libérer comme un réservoir de morale qui devient
11:45donné à tout le monde.
11:46Donc c'est pour ça que je pense que revenir à l'empathie dans le discours politique,
11:52c'est refuser de toucher à ces contextes-là, à ces structures de la société, à les
11:58historiciser, à les situer, à permettre une éducation sur l'histoire de ces discriminations.
12:03Tout à l'heure j'entendais qu'on ne veut pas culpabiliser, en fait non, on peut aussi
12:08assumer une histoire pour se situer quelque part.
12:11Je trouve que c'est beaucoup plus efficace que d'aller faire appel à une émotion qui
12:17ne mène pas nécessairement au geste altruiste.
12:19Donc il faut plutôt aller vers le droit, le savoir.
12:22Et l'expérience partagée.
12:24Ça veut dire qu'il faut que je puisse avoir une lecture critique de comment la société
12:30fonctionne, que les enfants peuvent avoir, mais aussi pousser à ce qu'il y ait des
12:35expériences partagées, parce que ça aussi on le sait, si je partage avec vous un café
12:39et qu'on rigole ensemble, à la sortie j'ai plus d'empathie pour vous.
12:43Donc la vie sociale doit être basée aussi sur le partage d'expériences, sur une humanité
12:49partagée.
12:50Il y a deux portes d'entrée, il ne faut en oublier aucune.
12:55Effectivement, expliquer, comme Sama Karaki vient de le dire, comment certaines populations
13:02sont dans une situation quasiment infrahumaine, le racisme, l'ostracisme, etc., mais en même
13:10temps, les gens à qui vous l'expliquez ne vont pas s'y intéresser, s'ils n'ont
13:13pas la capacité de se mettre émotionnellement en place d'autrui, donc il faut une autre
13:16porte d'entrée.
13:17Il faut cultiver à la fois la capacité de partager les émotions d'autrui, d'apprendre
13:23à se mettre en place d'autrui dans des activités collaboratives, et puis donner ces explications.
13:28Mais les deux portes d'entrée sont totalement complémentaires.
13:30Merci à tous les deux Serge Tisseron, Sama Karaki, sur le site internet de France Inter,
13:36les références vers vos deux livres.
13:40Merci d'avoir été à ce micro.

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